Le Festival de Baden-Baden…
Étrange Festival de Baden-Baden.
Voilà désormais 25 ans que le Festspielhaus de Baden-Baden, le Palais des Festivals, a été inauguré en s’appuyant sur l’ancienne gare qui amena au XIXe dans la station thermale millénaire (fondée par les romains pour le repos de leurs soldats, nous sommes en effet à quelques encablures du limen, la frontière nord de l’Empire qui le séparait du monde barbare) du nord de la Forêt Noire tout ce que l’Europe comptait de têtes couronnées, mais aussi d’intellectuels, d’écrivains, et de musiciens.
Berlioz y créa Béatrice et Bénédict pour inaugurer le théâtre local, petit bijou en baroque Second Empire, Paganini y joua, mais aussi Liszt et Meyerbeer, Pauline Viardot y séjourna et Clara Schumann y élut domicile pour les mois d’été et naturellement Brahms dans son sillage. Pierre Boulez y habita et y est enterré. Baden-Baden a un vrai passé musical et fut d’ailleurs siège d’un orchestre prestigieux le SWR Sinfonieorchester Baden-Baden qui fusionna en 2017 avec celui de Stuttgart pour des raisons bien connues de rationalisation économique
Il y avait donc de la matière pour installer à Baden-Baden un festival qui avait la particularité d’être financé par des fonds privés depuis les origines dans un pays où la musique est essentiellement soutenue par la puissance publique. La pandémie a un peu bousculé c e bel ordonnancement.
On a vu un peu grand, puisque la salle de 2500 places est la plus grande d’Allemagne. Aussi doit on diversifier la programmation pour la remplir, avec des ballets, de la variété, des vedettes encore des vedettes et toujours des vedettes.
C’est ainsi que les Berliner Philharmoniker quittèrent leur siège pascal traditionnel de Salzbourg qu’ils occupaient depuis 1967 et s’installèrent à Baden-Baden en 2013, créant ainsi les Osterfestspiele Baden-Baden.
Ils retourneront à Salzbourg en 2026, après 12 ans de présence. 2025 sera donc leur dernier Festival en Forêt Noire.
Du temps du mandat de Simon Rattle, ni à Salzbourg ni à Baden-Baden on a pu voir s’affirmer une politique artistique marquée : on aurait peine à se souvenir de productions salzbourgeoises fortes du Festival de Pâques sous Rattle (même le Ring, plutôt pénible, signé Braunschweig), pas plus qu’à Baden-Baden. Les débuts de Kirill Petrenko, qui trouve là depuis qu’il a quitté Munich la seule occasion de diriger l’opéra, ont été obscurcis par la pandémie, et de fait, le Festival 2023 est le troisième dirigé par Petrenko (Il y a eu une édition d’automne en 2021 avec Mazeppa de Tchaïkovski en version de concert, puis en 2022, La Dame de Pique en version scénique et Iolanta, toujours de Tchaïkovski en version de concert, nous en avons rendu compte à chaque fois. Commencer son mandat par l’opéra russe pouvait avoir du sens à Baden-Baden fréquentée depuis le XIXe par une forte communauté russe.
La guerre en Ukraine a rebattu les cartes, et désormais c’est Strauss qui est à l’honneur puisqu’après Die Frau ohne Schatten cette année, c’est Elektra qui sera à l’affiche du Festival 2024.
Il n’en reste pas moins que la ligne artistique du festival est un peu erratique, par le choix des metteurs en scène et des distributions pas toujours satisfaisantes, mais surtout parce qu’il est difficile de trouver sa place dans les profils de Festival. Même si Salzbourg fut un Festival jet set sous Karajan, le Festival d’été a été fondé par Richard Strauss, Max Reinhardt, Hugo von Hofmannsthal en 1920 pour remettre la culture et l’humanisme, sinon l’humanité au centre dans une Europe dévastée et un monde autrichien et allemand humilié, à reconstruire autour de valeurs d’avenir.
Karajan fonde le Festival de Pâques en 1967 autour de sa personne et de son orchestre selon d’autres valeurs, certes,- Salzbourg Pâques est à l’origine un Festival privé- mais qui bénéficie des structures du Festival d’été où règne…Karajan, avec toutes les possibilités de coproduction entre les deux institutions. Un système qui a perduré après Karajan d’ailleurs, aussi bien sous Abbado que Rattle. Ainsi, la seule production de Frau ohne Schatten (signée Götz Friedrich) qu’aient interprétée les Berlinois le fut pour Pâques 1992, sous la direction de Georg Solti, pendant l’interrègne qui suivit la mort de Karajan et avant qu’Abbado ne prenne définitivement les rênes du Festival de Pâques. Et la production fut reprise l’été avec les Wiener Philharmoniker et le même Solti (c’est d’ailleurs la production d’été qui a été enregistrée en vidéo).
La fondation du Festival de Baden-Baden n’a pas les prétentions humanistes qui présidèrent à celle de Salzbourg-été, ni celles épiphaniques de Salzbourg Pâques, organisé autour de la descente sur terre du Dieu Herbert.
Ce qui préside à la fondation de Baden-Baden, c’est à la fois un contexte économique favorable, un lieu « bien fréquenté » et accessoirement, une histoire culturelle et musicale riche (certes sans Mozart comme à Salzbourg, mais avec bien d‘autres).
Aussi le public de Baden-Baden n’a pas l’assise historique de celui de Salzbourg, ni sans doute un goût effréné pour des mises en scène dites « modernes ». Ce qu’on a vu à Baden-Baden est toujours un peu un entre deux, comme un Canada Dry de la modernité (ça en a l’allure mais ça n’en est pas tout à fait), du moins sous le règne du très prudent Andreas Mölich Zebhauser, le fondateur, qui régnait sur les lieux depuis 1998 et qui a laissé la place depuis 2020 à Benedikt Stampa, dont on n’a pas encore tout à fait identifié la patte.
Au fond, peu importait puisque la star autour de laquelle tournent les Osterfestspiele c’est l’orchestre Philharmonique de Berlin, qui outre l’opéra annuel, donne ici une série de concerts symphoniques et de concerts de musique de chambre, et depuis que Kirill Petrenko en a pris la direction musicale, la motivation s’est encore accrue. Cependant, l’espoir secret aurait été que leur public de Salzbourg émigre en masse vers la Forêt Noire, ce qui ne s’est pas vérifié. Il a fallu donc attirer et construire un public et ce n’est pas si facile : je n’ai personnellement jamais vu la salle pleine.
Il reste que l’édition de 2023, et notamment l’opéra, a posé des questions nombreuses qui tiennent à la ligne artistique du Festival, en dehors de la présence des Berliner.
Et de toute manière, on lira l’inventivité de la direction artistique à l’aune du concept qui sera mis en place en 2026, quand les Berliner auront regagné Salzbourg et qu’il faudra les remplacer…
Die Frau ohne Schatten
On sait depuis les souvenirs munichois que Die Frau ohne Schatten, est un cheval de bataille de Kirill Petrenko, et Benedikt Stampa a fait appel pour la mise en scène à Lydia Steier, très à la mode, qui a commencé à sévir dans le monde de l’opéra à Salzbourg pour une production de Zauberflöte de triste mémoire qu’elle a remis plusieurs fois sur le métier, depuis elle a commis par exemple Les Indes galantes à Genève, Salome à Paris (et on nous y promet La Vestale l’an prochain). C’est un des personnages pour le moins clivants du monde de la mise en scène, et cette production n’échappe pas à la règle, qui a beaucoup divisé. En effet, il y en a même qui ont aimé.
On ne peut reprocher à la direction artistique de Baden-Baden d’avoir voulu sortir des sentiers battus d’une distribution composée d’artistes familiers des rôles, en faisant émerger des noms nouveaux dans des rôles où ils n’étaient pas attendus. L’amateur d’opéra est habitudinaire et pas toujours très curieux, mais c’était l’occasion de découvrir une nouvelle génération de chanteurs pour des rôles redoutables s’il en est, mais la réussite n’a pas toujours été au rendez-vous.
Ainsi a‑t‑il fallu se raccrocher à ce qu’on entendait de la fosse, plus que du plateau, et pas forcément à ce qu’on voyait, avec tous les problèmes qui en découlent : pour ce Strauss-là notamment, la fosse et le chef de génie qu’est Kirill Petrenko peuvent donner tout ce qu’ils peuvent, et ils ont vraiment TOUT donné, on en sort néanmoins avec un petit sentiment de frustration.
L'orchestre et la direction musicale
Alors, une fois n’est pas coutume, commençons donc par les aspects musicaux, seul élément totalement incontestable de la soirée et ce pour quoi le public s’est essentiellement déplacé.
Qui peut contester l’absolue suprématie des berlinois aujourd’hui dans le monde des orchestres ?
Ce qu’on a entendu en fosse dans Die Frau ohne Schatten fait évidemment partie des moments d’exception d’une vie de mélomane, quand un orchestre unique rencontre un chef de génie.
Die Frau ohne Schatten est une œuvre particulière, dont « l’énormité » est congénitale. On ne peut la concevoir sans cette ivresse sonore qui se déploie dans l’immensité des théâtres, alors que Der Rosenkavalier, l’autre monstre straussien créé avec Hofmannsthal ((Je laisse de côté Elektra, Ariadne auf Naxos, Die ägyptische Helena et Arabella qui sont des diamants mais n’ont pas le même statut symbolique)), garde une intimité très XVIIIe, qui lui donne en quelque sorte une autre adaptabilité.
Cela ne veut pas dire que Die Frau ohne Schatten n’ait pas de moments en suspension, dans l’intimité ou la poésie, comme le réveil de l’impératrice ou le final du premier acte avec les trois voix des gardes, mais on en retient souvent la deuxième partie du troisième acte, triomphante, ou la violente partie finale du deuxième.
Plus qu’une autre, Die Frau ohne Schatten est une œuvre qui exige un orchestre exceptionnel à cause des variations de couleur, de la délicatesse de certains sons, qui vont de l’infinitésimal à l’ivresse, avec une complexité d’écriture marquée, très ouverte vers la modernité, avec ses ruptures, ces sons au bord de l’atonal, ses audaces harmoniques et en même temps comme un dernier soubresaut du post-romantisme avec la palette instrumentale la plus large qui soit, jusqu’au Glasharmonica, comme si, après la concentration de l’orchestre minimal d’Ariadne auf Naxos, il fallait cette fois exploser toutes les possibilités et les combinatoires sonores.
Mais tout l’art de Strauss tient justement en une combinatoire qui mêle les subtilités extrêmes qu’on entend dans sa toute récente Ariadne auf Naxos, et une opulence sonore qu’il n'avait pas encore expérimentée à ce point.
Naviguant entre ces pôles, le Philharmonique de Berlin fait une démonstration de virtuosité inouïe, à la fois velouté et charnu, quelquefois rude, et même brutal, à d’autres moments incroyablement lyrique et suave ; il tient sans cesse le cœur en haleine en faisant chavirer l’auditeur : effet Petrenko, on entend chaque son, chaque nuance, chaque instrument (la harpe – Marie-Pierre Langlamet– se distinguant au milieu des tempêtes, la clarinette (Wenzel Fuchs), le hautbois (Jonathan Kelly), et les cuivres, fabuleux de précision avec une palette de nuances totalement inattendues, et naturellement des cordes ivres de velours et de chair.
On connaît la volonté maniaque de Petrenko d’obtenir de ses orchestres, et notamment de cet orchestre dont il connaît les capacités infinies, les sons les plus impossibles, la précision la plus incroyable au niveau des enchaînements, et surtout, ce qui est le plus difficile, la maîtrise des volumes.
On n’est évidemment aucunement surpris car après avoir écouté plusieurs fois ses performances munichoises dans cette œuvre avec en fosse le Bayerisches Staatsorchester qui est sans doute le meilleur orchestre de fosse aujourd’hui, on sait ce qui attend l’auditeur (et d’ailleurs, on vient en partie pour cela, pour écouter cette orgie sonore dont Strauss lui-même parlait), mais Kirill Petrenko, qui n’est jamais satisfait et qui pense qu’on peut toujours aller plus loin, au-delà de ce qu’on estime le maximum des possibles, réussit toujours à surprendre, comme si on avait oublié ce dont il était capable et qu’il réveillait en nous des abîmes nouveaux…
Il tient en effet tout sous contrôle. Jamais, à l’opéra, Petrenko ne couvre les voix, il sait jusqu’où ne pas aller, jusqu’où le son peut accompagner le chanteur sans le couvrir, et il sait aussi accompagner chaque voix pour ce qu’elle peut donner, c’est pourquoi c’est un chef d’opéra irremplaçable : il écoute le plateau et il regarde aussi la scène, adaptant ses rythmes, ses respirations à la mise en scène, même celles qu’il doit plus supporter que porter. Jamais il n’a trahi l’extraordinaire travail de Warlikowski à Munich, au contraire, sa direction savait exalter ce qu’on voyait, en renforcer la valeur, la profondeur et la poésie.
Ici, il accompagne les mouvements scéniques, soutient Wolfgang Koch en légère difficulté, affirme l’orchestre quand il faut (notamment les changements de décor pendant le déroulement des actes) il respire avec la scène, il donne une caractérisation sonore à chaque profil, à chaque personnage, sans jamais se repaître du son qu’il produit, sans jamais de complaisance envers lui-même, sans jamais de langueurs autistes comme d’autres chefs. Le prix de la perfection, c’est une direction millimétrée, un microscope sonore qui doit sans doute épuiser les musiciens, puisqu’il cherche la moindre poussière, le moindre atome de son pour lui donner sens dans la construction d’ensemble et pour un résultat simplement inouï – littéralement jamais entendu-.
Les aspects vocaux
En grand chef d’opéra, Kirill Petrenko soutient un plateau qui pour les rôles d’appui, est plutôt solide, mais qui pour l’ensemble des cinq rôles principaux n’a pas tout à fait répondu aux attentes générales et notamment celles d’un Festival.
On sait que la distribution de Die Frau ohne Schatten est lourde, et comprend de nombreux rôles qui tous ont ici défendu leur partie avec justesse, dont Ksenia Nikolaieva (Die Stimme von Oben) Agnieszka Adamczak (Gardien du seuil du temple/ voix du Faucon), les voix des gardes de la ville (Gerrit Illenberger, Thomas Mole, Theodore Platt) qui se sortent très bien d’un moment musical dont j’ai souligné plus haut l’importance, parmi les plus marquants de la partition (final du premier acte).
Le Geisterbote (Messager des esprits) de Bogdan Baciu, très important moins par le rôle en lui-même que par le timbre de voix qui doit frapper notamment dans ses premières interventions, s’en sort avec les honneurs tout comme il nous avait marqué à Munich dans le même rôle en 2022, par sa belle articulation et sa projection sûre (même si on a un souvenir ému de Sebastian Holecek dans des représentations passées). Les frères de Barak, Peter Hoare (Der Bucklige), Nathan Berg, (der Einarmige) Johannes Weisser (der Einäugige) sont très expressifs, même si leur accoutrement et la mise en scène les anonymise un peu, en en faisant des sortes d’ombres grotesques, et le jeune homme de Evan LeRoy Johnson, comme à Munich en 2022, fait valoir un timbre chaud et intéressant.
Les cinq protagonistes sont donc bien entourés. On sait que les cinq rôles sont particulièrement périlleux, notamment Der Kaiser et die Färberin, mais chaque personnage a un moment d’exposition vocale maximale, tandis que des cinq, la Nourrice (Die Amme) est encore plus exposée que les autres, moins peut-être par la puissance vocale que par l’affirmation de la personnalité et d’une certaine crudité, l’expressivité, les couleurs. C’est un de ces rôles qu’on peut confier à des immenses chanteuses en fin de carrière (on se souvient de Deborah Polaski en 2013 à Munich) ou à des bêtes de scène. Mais il faut tenir la distance : Michaela Schuster, qui était annoncée souffrante a imposé un personnage puissant, particulièrement expressif. Le chant est impressionnant par le souci de l’articulation, du phrasé, et même si on sentait un peu de difficulté dans les graves, détimbrés et mats, l’aigu restait frappant et la personnalité vocale s’imposait : Schuster est ce personnage hybride, à la fois soumise à sa maîtresse et protectrice, mais aussi à d’autres moments maléfique représentant la voix ou la volonté des Dieux qui dans les mythologies sont rarement bienfaisants, comme elle est au départ la religieuse glaçante qui sert un Dieu qui punit plus qu’il ne pardonne. C’est la seule peut-être à incarner un personnage parmi les cinq protagonistes.
En effet, Wolfgang Koch, qui partage avec Michael Volle le statut de meilleur Barak du moment, semble un peu gêné aux entournures par le personnage qu’on lui demande d’interpréter, engoncé dans un costume de parvenu (costumes de Katharina Schlipf), avec une improbable perruque, presque comme un personnage de cinéma issu d’un film des Marx Brothers.
Vocalement il garde toujours ce timbre velouté dans le rôle qui le rend si humain, et si émouvant, mais il ne gère pas avec aisance les exigences scéniques, et on le sent en décalage. Lui qu’on a connu si à l’aise dans Barak avec Warlikowski ou dans Wotan avec Castorf, un autre défi, il est ici comme bridé et sans envie. Son intelligence et son intuition scénique préservent toujours ses qualités de diseur, des inflexions très personnelles, le soin donné à la couleur vocale, mais il n’est pas en voix et n’a pas la puissance requise pour qu’elle soit projetée à la hauteur des attentes, il reste en retrait et scéniquement gêné : ce n’était pas sa soirée et on le déplore d’autant plus qu’on sait les trésors d’humanité et d’émotion qu’il sait donner dans ce rôle.
Miina Liisa Värelä sortait de maladie (elle s’était fait remplacer lors de la représentation précédente par Elena Pankratova qui chantait pendant qu’elle-même mimait la mise en scène) et a assumé le rôle redoutable notamment au deuxième acte avec cran, mais on sentait la voix encore bridée, on sentait qu’elle ne donnait pas toute sa puissance ni la largeur ni l’assise requises et que le personnage avait du coup des difficultés à imposer une force qui doit vraiment exploser aux deuxième et troisième actes.
Scéniquement dans son personnage de « Pouponnière » voulu par la mise en scène, puis revêtue des atours de Dame elle est très crédible, mais elle n’était pas au meilleur de sa forme et avait donc fait, elle aussi, précéder la représentation d’une annonce. On attendra donc des jours meilleurs pour juger d’une voix dont on dit grand bien…
Clay Hilley affrontait le rôle redoutable du Kaiser, et la prestation quant à elle est nettement insuffisante. Il est d’abord très mal à l’aise dans le personnage qu’on veut lui faire jouer, une sorte de vedette de Music-Hall d’Hollywood années cinquante, qu’il partage avec son épouse la Kaiserin (Elza van den Heever) plus à l’aise que lui dans le type de personnage imposé par la mise en scène…
La voix est claire, claironnante même, avec un timbre qui n’est pas en soi désagréable, mais ni la technique, ni le phrasé, ni la projection, ni le ton, ni la délicatesse ne sont au rendez-vous. Ce ténor, qui a chanté Siegfried à la Deutsche Oper de Berlin dans la mise en scène de Stefan Herheim en a gardé la manière de lancer le son, de pousser le volume. La difficulté du rôle est immense, parce qu’il faut une voix de ténor dramatique, mais avec un velouté lyrique et une capacité à adoucir, à contrôler les volumes, à donner des nuances. Rien de tout cela ici … Et si seulement il chantait toujours juste… Bien sûr on a tous en tête le regretté Johan Botha (avec Petrenko à Munich en 2013), qui reste dans les quinze dernières années le modèle de référence, hélas trop tôt disparu ; il faut de toute manière une voix d’exception, comme le fut René Kollo qui chanta un grand Kaiser ou Stephen Gould ; pour ce rôle, il faut préférer en tous cas une voix mûre, qui a traversé de nombreux rôles (pourquoi pas Vogt aujourd’hui ?), mais pas Clay Hilley, qui n’a ni la personnalité scénique – on lui pardonne- ni la personnalité vocale – on est moins tolérant- préparée à chanter une partie aussi délicate.
Elza van den Heever est aujourd’hui une des voix qui s’impose (ou qu’on impose quelquefois) dans des rôles très diversifiés qui vont du bel canto (Norma, Anna Bolena, Elisabetta dans Maria Stuarda) à Chrysothemis qu’elle chantera l’an prochain dans la future Elektra du Festival 2024. Ce répertoire très ouvert lui permet d’aborder aujourd’hui Kaiserin avec un résultat qui ne réussit pas à convaincre tout à fait, notamment dans ses premier et deuxième acte, où à la fois stylistiquement et vocalement elle n’a pas l’assise voulue, chantant avec une voix de grand lyrique très puissant (une super Traviata dirions-nous), et puis tout change au troisième acte où la voix se déploie, s’impose avec des aigus phénoménaux parfaitement lancés et tenus, et une largeur vocale qu’il a fallu deux actes pour découvrir. Alors oui, si toute la soirée avait été à la hauteur de ce troisième acte, nous aurions eu une nouvelle Kaiserin à inonder les scènes. Ce n’est pas encore le cas, mais force est de constater que le potentiel est là et que l’intelligence du chant s’impose. Il reste que chanter sa première Kaiserin scénique dans une salle aussi vaste me semble un peu hasardeux, même si son troisième acte nous a abasourdis.
C’était certes une distribution inhabituelle, c’est peut-être moins le rôle d’un Festival de faire découvrir des voix nouvelles dans ces rôles impossibles, que celui d’un grand théâtre, car dans un Festival comme Baden-Baden, on attendrait plutôt pour faire face à ce chef là et cet orchestre-là des voix consacrées ou au moins plus sûres qui répondent au défi. Mais il est vrai aujourd’hui que les directeurs artistiques se fient (ou se soumettent) plus aux agents (et aux agents puissants) qu’à leur oreille pour construire des distributions..
Une mise en scène assénée à contresens
Nous avons écrit plus haut que les mises en scènes n’étaient pas le fort du Festival de Baden-Baden et l’appel à l’américaine Lydia Steier, image d’actualité, de modernité, quelquefois de scandale était la réponse de la direction artistique du Festival pour montrer que Baden-Baden était à la mode. Elle réunit en effet des qualités qui aujourd’hui comptent, en portant haut les concepts « culturels » importés des États-Unis, et en veillant à travailler à un spectaculaire qui garantit au spectateur l’impression qu’il en a pour son argent. C’est sans conteste un gros spectacle, avec un nombre de participants (entre techniciens, figurants et artistes) inhabituel pour Baden-Baden.
En effet, avec des changements de décor à vue (décors de Paul Zoller), des cloisons pivotantes, un grand escalier illuminé, des défilés d’Ostensoirs baroques et autres particularités, Lydia Steier a semblé éblouir le landerneau badois et au-delà.
Il y a en effet beaucoup d’éléments dans ce spectacle, les uns cohérents, les autres disparates, qui pris un à un ne constituent pas des absurdités, mais qui mis bout à bout, finissent par lasser par leur répétition et donc un certain assèchement de l’inspiration sans vraie rigueur. Cela finit par être indigeste, et on finit par fermer les yeux pour se concentrer sur la musique, ce qui est un comble au théâtre.
Le premier élément déterminant est l’ajout d’un personnage : dans une œuvre qui n’en manque pas, Lydia Steier considère que le livret manque de clarté (notamment au troisième acte), et éprouve le besoin de lui donner cohérence : il est sûr que Hofmannsthal ne tient pas la route face à Steier.
Sans doute a‑t‑elle du mal avec les contes de fées : on a vu comment elle avait massacré initialement Zauberflöte à Salzbourg, avant d’y revenir et de clarifier un peu le propos.
Du conte de fées elle construit un cauchemar.
Die Frau ohne Schatten raconte une histoire de relation entre les Dieux et les hommes, une de ces histoires dont la mythologie classique nous abreuve et qui montre que les Dieux ont tendance à faire ce qu’ils veulent des mortels humains et à les considérer comme du matériau exclusivement périssable à leur profit jusqu’à un moment où tout bascule et où l’impératrice découvre la compassion…
Dans le monde musical, Wagner quelques décennies auparavant avait décrit un Wotan envoyant sa Brünnhilde sacrifier Siegmund et Sieglinde pour le seul bien des Dieux. Mais Brünnhilde, à l’instar de l’impératrice et au moment de basculer, avait dit en quelque sorte « Ich-will-nicht » (je ne veux pas) et avait essayé de faire basculer le destin par compassion pour le couple.
Elle avait échoué. Le conte de fées de Hofmannsthal en revanche réside dans ce que ce refus débloque la situation et se trouve être résolutif, dans un monde où tout finit bien et où les Dieux finissent par être bienfaisants (ce qui est rare) parce que l’impératrice a réussi à sortir d’elle-même et de sa condition..
La scène finale de cette mise en scène, où le jeune personnage supplémentaire (une jeune femme souverainement interprétée par Vivien Hartert) gratte nerveusement le sable de manière obsessionnelle, pendant que les deux couples, séparés, hors du cadre scénique, chantent leur bonheur, est non seulement ambiguë, mais frise le contresens.
Lydia Steier navigue entre rêve et réalité en suivant son personnage principal, cette jeune fille perdue qui va traverser toute la représentation en s’enfermant dans une logique qui n’est pas celle de l’opéra.
La première image est sinistre, un dortoir traversé par des religieuses, qui semble être un orphelinat, dominé par le portrait d’une Vierge à l’Enfant, un signe qui va devenir obsessionnel au troisième acte. Nous savons que la question de l’Enfant est apparemment déterminante dans l’œuvre, entre ceux qui ne sont pas nés et ceux qui sont à naître.
En réalité, ce n’est pas un orphelinat, mais une maternité, et nous apprenons (par le programme, pas par le spectacle) que la jeune fille qui angoisse et rêve est celle qui n’a pu avoir d’enfant parce qu’elle l’a perdu. Nous verrons au troisième acte que cette maternité est particulière, puisque les mères mettent au monde des enfants qu’on va leur enlever au profit de couples stériles.
C’est que la question centrale de l’œuvre selon Lydia Steier est la stérilité du couple impérial, qui devrait se conclure symboliquement pas la pétrification de l’Empereur si l’Impératrice ne retrouve pas d’ombre, c’est-à-dire si elle n’a pas d’enfant. Mais réduire l’ombre à cela est un raccourci qui frise aussi le contresens.
Du monde de symboles de l’univers d’Hofmannsthal, nous passons à un monde terrestre et sinistre, l’univers des murs gris d’une maternité d’espèce particulière, celui de la gestation pour autrui de jeunes femmes sans doute engrossées sans l’avoir désiré, que la religion a empêché d’avorter, et qui trouve par ce commerce un débouché singulier et conforme à la morale et à la religion.
Rien n’est clair au départ sinon la singulière angoisse de la jeune fille qui va se mettre à rêver. Il faut lire le programme ou attendre bonne part du déroulement de la production pour comprendre que la jeune fille qui rêve a perdu son enfant, ce qui explique qu’elle le cherche obsessionnellement dans la terre à la fin du troisième acte pendant que les deux couples célèbrent les enfants à naître sans joie excessive.
Pour Lydia Steier, l’idée de la gestation pour autrui est une conséquence de quelque chose de bien plus profond qui est la valorisation de la maternité dans un univers qui reste patriarcal et définit la femme et son rôle. C’est pourquoi il faut d’emblée faire un sort non seulement à la Vierge à l’enfant de la salle grise du dortoir initial, mais aussi de la succession de pietà baroques et de Vierges à l’Enfant du dernier acte, avec cette Vierge gigantesque qui fait penser vaguement à la Reine de la Nuit dans la mise en scène de Bob Wilson de Zauberflöte à Paris. Ces images d’autels baroques qui défilent, comme une sorte de procession sicilienne fait penser à la fête de Santa Rosalia à Palerme, sanctifiant dans un univers ô combien patriarcal le culte de la femme, comme Vierge et Mère, c’est-à-dire l’Idéal. Entre Vierge géante et Pietà, la force de la pression religieuse est insupportable sur la femme. Peut-être. Mais ce n’est pas le sujet de l’opéra, c’est le sujet narcissique de Lydia Steier.
Dans cette perspective, quoi de plus politiquement correct que ces mères qui enfantent sans l’avoir sans doute désiré, à qui on va enlever l’Enfant pour le confier à des couples stériles qui en désirent. La société est sauve, les apparences sont sauves et chacun a son ombre.
La question centrale de cette jeune fille qui rêve, c’est qu’elle a perdu son enfant, qu’elle se trouve donc dans la situation de Femme sans ombre dans un univers de mères porteuses, le vilain petit canard de l’institution : elle a perdu ce qui faisait sa propre valeur la maternité, se trouve donc dévalorisée, en quelque sorte exclue. Son rêve devient cauchemar.
La question de la mère porteuse est donc anecdotique : porteuse (littéralement porteuse de portée…) pour elle-même ou pour d’autres, car conséquence d’une morale sociale qui contraint la femme à ce seul rôle. Elle est même traitée comme telle par la mise en scène dans les deux premiers actes, car la résolution de la mise en scène se trouve au troisième acte, les deux premiers actes restent en quelque sorte décoratifs, illustratifs d’une morale de cauchemar. Ce qui est central, c’est la question du statut de la femme, qui ne peut se réaliser que dans la maternité, pour elle-même ou pour autrui. Voilà ce que Lydia Steier veut nous asséner et ce qu’elle essaie de montrer au troisième acte.
En soi l’idée n’est pas absurde, et le conte de Hofmannsthal pose la question dans la trame d’un opéra qui ne l’oublions pas, est créé en 1919, au sortir de la première guerre mondiale qui a été une saignée énorme dans les jeunes générations, et la question des enfants à naître est une vraie question sociétale partout dans l’Europe de ces années-là. Paradoxalement, il s’agit de trouver les pères pour les faire, parce que les mères sont là…
La pétrification de l’Empereur est symbole de stérilité, mais aussi symbole de mort. Une mort de pierre, comme celles des tombes. L’Empereur ne sera qu’une tombe de plus dans l’univers des millions d’hommes disparus.
Si l’Empereur et l’impératrice sont stériles (curieusement c’est l’impératrice qui a l’air d’en être responsable puisqu’elle n’a plus son ombre, patriarcat quand tu nous tiens dirait Madame Steier…) Le couple teinturier/teinturière n’est pas stérile, mais n’a pas d’enfants, à cause de la teinturière qui s’y refuse. Là encore la femme est responsable, là encore Madame Steier trouve là une nourriture pour montrer que cette histoire est celle de deux « culpabilités » féminines qui d’une manière ou d’une autre, écartent la maternité qui semble être le seul destin admissible pour la femme, que ce soit pour l’Église et quelles qu’en soient les modalités, mais aussi pour l’époque qui sort de la guerre et a besoin d’enfants.
Voilà donc l’enjeu de la mise en scène, qui se révèle au troisième acte.
Dans l’économie de la production, les deux premiers actes sont essentiellement le rêve/cauchemar de la jeune fille, qui va faire d’une des religieuses de la maternité le pivot du rêve et lui donner le rôle, dans son rêve, de la nourrice, Die Amme, celle par qui tout va arriver, sorte d’objet transactionnel, qui passe de sa vie quotidienne à celle de son rêve, guide dantesque de l’Enfer cauchemardesque. Passer de religieuse à nourrice, c’est passer symboliquement de vierge à mère. Il y a de quoi nourrir quelques tomes de Jacques Lacan.
Sous la houlette de ce guide étrange, la jeune fille perdue va rêver et c’est le côté entertainment de la mise en scène qui va dominer, dans un style de « comédie musicale », essentiellement concentré sur les deux premiers actes, stylistiquement très différents du troisième. Autant les deux premiers sont débordants, autant le troisième est plus épuré (enfin, moins débordant).
C’est bien le problème de ce travail qui va dans tous les sens et aborde dans le désordre les mythologies américaines et les mythologies personnelles de Madame Steier, avec des jeux d’écho et de parallèle, et un trop plein manifeste dans une œuvre qui pourtant n’est pas en soi un modèle d’épure… On finit donc à la fois écrasé sous les références et les allusions, mais surtout épuisé. On aimerait moins d’explosions échevelées et plus de rigueur d’analyse.
Les deux premiers actes nous présentent donc l’univers de l’Empereur et de l’Impératrice et celui de Barak et de son épouse.
Lydia Steier figure L’Empereur et l’Impératrice comme deux vedettes du Music-Hall, sorte de Fred Astaire et Ginger Rogers, couple mythique du cinéma, couple glamour, mais stérile dans la vie (ils ne furent couple qu’au cinéma). Au sommet d’un escalier illuminé, qui monte vers leur « nid », ou leur trône, l’escalier étant souvent le symbole des revues de Music-hall que les vedettes descendent (Le grand escalier des Folies-Bergère ou du Casino de Paris font partie des mythes parisiens). Les cloisons grises du couvent s’ouvrent sur ce grand escalier illuminé où va évoluer le couple.
Lydia Steier choisit d’illustrer le mythe du pouvoir et de la divinité par celui de l’Entertainment américain, les légendes d’Hollywood, images de plumes et paillettes, image de superficialité et de légèreté, qui peut-être aussi correspond pour elle à la musique un peu clinquante de Strauss quelquefois dans cette œuvre. Un empereur léger qui veut aller à la chasse avec une Gazelle dansante, un haut de forme et une canne comme dans les Musicals de Broadway ou d’Hollywood, avec la danse comme symbole d’insouciance comme la cigale de la fable. Face à lui une Impératrice aussi danseuse, avec robe à froufrou et effets obligés. L’escalier est le décor qu’on va retrouver au troisième acte, quand l’Empereur étendu sur les marches va commencer à être pétrifié et que l’impératrice se retrouvera avec un de ses membres dans la main. L’idée est spectaculaire, mais on s’arrête là, le monde du Musical hollywoodien se contentant de qualifier l’univers du couple, avec ses animaux danseurs, sans aller beaucoup plus loin qu’un univers de rêve de jeune fille, même si tous les rêves peuvent devenir cauchemars, même chez Fred Astaire et Ginger Rogers. Ils tournoient et virevoltent mais tournent court. Un petit exercice de style sans grand intérêt.
L’Univers du couple Teinturier/teinturière est plus en prise avec la trame et surtout avec les intentions de la mise en scène. Vu le rose outrageux de l’ensemble, on comprend que le couple de teinturiers a fait fortune dans la couleur et changé de métier.
Les voilà « pouponnier et pouponnière », fabriquant de poupons pour couples en recherche. Avec des cases contenant les objets du désir et cabines de fabrication où des femmes les prépare et les habille.
Tout se joue bien sûr sur l’ambiguïté du rêve, ici l’idée (profonde, abyssale) est que le poupon est un objet, comme celui avec lequel jouent les petites filles qu’on prépare à leur futur métier de maman, mais la manière dont les couples arrivent et choisissent leur poupon préféré montre en même temps toute la déclinaison du fantasme maternel, le commerce, l’achat (d’un ventre), l’organisation qui est en arrière-plan. Tout est souligné avec la subtilité de l’éléphant dans le magasin de porcelaine.
Dans cette pouponnière toute rose, le couple de gestionnaires en voit tellement défiler qu’il n’a pas vraiment envie d’enfants. Cet univers dans lequel évolue la jeune fille un peu étourdie qui va de l’un à l’autre, est la version « rose » du début du troisième acte qui se lève sur la salle de la maternité, où les mêmes couples viennent voir leur futur bébé au bras des mamans porteuses, des bébés apportés par les religieuses sur des chariots, comme on apporte le plateau-repas aux malades.
L’alternance rêve et réalité se construit par rapport au troisième acte, qui montre un monde non rêvé mais dirigé par des images imposées par la religion de ce que doit être la femme, mais il faut aussi sauver la logique du rêve, qui souligne bien sûr les côtés « misogynes » du livret, et notamment la facilité avec laquelle la femme de Barak se laisse séduire à la fois par le luxe, la richesse, et le jeune homme (dans le livret un jeune homme nu, mais la bienséance qui sied à un Festival ne va pas jusque-là), avec lequel elle se laisse aller à quelques fantaisies.
De l’autre côté, Barak, en « Christ de la paternité » (parodions Balzac) qui se verrait parfaitement gérer une armée d’enfants est mal tombé avec cette femme qui au lieu de procréer préfère le fun, c’est-à-dire qu’elle ne correspond pas aux canons de la vie chrétienne tels qu’ils sont définis par la vie dans la maternité où rêve la jeune fille.
Voici donc grosso modo les termes du débat tels que posés par la mise en scène de Lydia Steier. Un monde où la femme est réduite par la tradition chrétienne au rang de poule pondeuse, avec la souffrance afférente qui lui nie toute autre existence et la soumet à la souffrance (image du sein maternel sanguinolent comme celui de sainte Agathe, patronne des nourrices à qui on arracha les seins et représentée avec ses seins dans un plat comme dans le tableau de Zurbarán) et doit choisir entre maternité souffrante et légèreté stérile.
Mais Lydia Steier évacue volontairement ou non des éléments moraux qui sous-tendent l’histoire (complexe il est vrai) du livret de Hofmannsthal, qui sont les concepts de culpabilité et responsabilité, et qui expliquent le dénouement.
La question de l’ombre concerne surtout la reconnaissance d’une responsabilité, et la prise de conscience d’une culpabilité à travers un regard compassionnel. C’est en découvrant l’amour de Barak et de sa femme, leur relation fusionnelle dans ce troisième acte où ils se cherchent que l’Impératrice, dans sa légèreté divine sans empathie pour les mortels découvre subitement l’autre et sa souffrance, ce que la Nourrice qui n’a d’yeux que pour l’impératrice est incapable de (re)connaître : d’où la nécessité de la chasser parce qu’elle ne pourra participer de ce nouveau monde empathique où l’on sait reconnaître à l’autre sa singularité et éventuellement sa souffrance, où l’on sait aimer. Tout le discours de l’impératrice qui précède son célèbre « Ich-will-nicht » tourne autour de la responsabilité (le mot Schuld est plusieurs fois dit et répété) : c’est en reconnaissant sa responsabilité, en refusant la souffrance d’autrui, en regardant autre chose qu’elle-même et son époux, et donc en prenant un risque, pour la première fois, qu’elle dit non, qu’elle assume et donc résout la situation, par sa seule volonté et non en impliquant et en détruisant autrui.
Elle n’a pas d’ombre, non parce qu’elle est stérile comme si l’absence d’ombre marquait une stérilité physique ou clinique, mais parce qu’elle est stérile intérieurement. Pour simplifier, l’absence d’ombre est absence d’empathie, de regard sur l’autre et donc absence de sens de la culpabilité et de responsabilité, par conséquent aussi impossibilité de regarder le premier des autres, son enfant. La stérilité clinique est conséquence d’une stérilité morale.
Dès que l’Impératrice découvre que la souffrance de l’autre la touche, elle comprend qu’elle se fourvoie et donc refuse le parcours qui lui avait été tracé par la Nourrice qui déteste les humains. Dire non, c’est dire oui au monde et aux humains.
Rien de cette complexité-là chez Lydia Steier et donc léger (?) contresens sur la signification de l’œuvre : les enfants, qu’on les porte ou non, qu’on les désire ou non, qu’on les achète ou non, et la maternité ne sont pas les fondements de cette histoire.
Rappelons une fois encore que nous sommes au sortir du plus grand charnier de l’histoire, des millions de morts, pour pas grand-chose, pour une histoire de somnambulisme politique dans une guerre dont personne ne voulait : Die Frau ohne Schatten est d’abord un message d’humanité, de regard sur autrui, de considération de l’autre sans mépris de nature ou de classe. Et si le livret est effectivement complexe, c’est que le chemin vers l’humanité, on le constate hélas chaque jour dans notre monde, est semé d’embûches et d’obstacles.
Il n’y a pas de hasard, un an après, Hugo von Hofmannsthal, Richard Strauss, Max Reinhardt fonderont le Festival de Salzbourg au nom même de cette humanité à retrouver.
Lydia Steier a des idées à profusion et cherche à les afficher, sans toujours avoir la rigueur voulue ni sortir de ses convictions pour faire vivre les œuvres. Elle place narcissiquement ses propres messages (?) avant la lettre des œuvres : elle aurait dû sans doute prendre quelque leçon de mise en scène chez Warlikowski, avec dans son travail munichois ses images finales projetées de ces Evergètes (distributeurs de bienfaits mythiques, réels ou images, King-Kong, Gandhi, Batman, Jesus…) qui montrait par-là que Die Frau ohne Schatten est profondément politique, va au-delà du conte de fées, et donne une leçon d’humanité, mais pas de leçon assommante sur les sujets à la mode ou les certitudes personnelles.
On aimerait que cette jeune fille qui retourne la terre y cherche l’humanité perdue, mais Madame Steier est passée à côté au rouleau compresseur.
Après un premier passage sur Mezzo le 21 avril 2023 à 20h30, voici le calendrier des prochaines retransmissions sur la chaine Mezzo :
Prochaines diffusions Samedi 22 avril à 13:00 sur Mezzo Live
et
Mercredi 26 avril à 15:00 sur Mezzo
Lundi 1 mai à 15:15 sur Mezzo
Mardi 9 mai à 23:30 sur Mezzo
Dimanche 14 mai à 17:20 sur Mezzo
Samedi 20 mai à 17:00 sur Mezzo Live
Dimanche 21 mai à 09:30 sur Mezzo Live
J ai eu la grande chance d avoir une version concert la semaine d après à Berlin avec l acoustique phénoménal de la philarmonie .…. et me souvenir des mises en scène de homoki , goetz froedrich et warlikovski.
C'est étrange mais frau ohne schatten inspire toujours un peu de retenue et de poesie aux metteurs en scène…
Les remps changent.
Je me permets de signaler que ce spectacle est diffusé sur Mezzo ce 21 avril à 20h30.
Je viens de voir la retransmission de ce spectacle sur Mezzo.Je trouve Guy Cherki assez sévère avec la mise en scène qui m’est apparue très imaginative,pleine d’idées cohérentes et sans faute de goût ( ce qui n’est pas fréquent dans cette œuvre).
La distribution était inégale.La nourrice et la teinturière étaient en méforme vocale évidente,ainsi que Koch qui est pourtant un titulaire indiscutable du rôle.Clay Hilley m’a convaincu dans le rôle de l’Empereur et je ne comprends pas les sérieuses réserves de Guy Cherki.
Mais ce qui rend ce spectacle mémorable ce sont l’orchestre et son chef.Tout y est : beauté des timbres,équilibre des volumes,contrôle des tensions.C’est absolument inouï.J’aurais été heureux d’être dans la salle du Festival devant ce spectacle et je me console en l’ayant vu devant mon écran.
Wanderer mérite la médaille du "jus de cerveau" pour décrire une scénographie qui n'est peut être pas enthousiasmante.. encore faut il la voir. Mais il a de telles réserves ! Mais je me réjouis de voir le concert à berlin avec l'abonnement visio du Philharmonique de Berlin (c'est mieux que rien!) : l'orchestre et le chef sont somptueux. D'accord sur les chanteurs : Hilley pas extraordinaire, van den Heever ne m'enthousiasme pas plus que dans Salomé à Paris, mais je n'ai pas encore abordé le 3ème acte. Varela .…bof, Schuster très bien, Koch est vraiment excellent.
Je n'ai vu que deux fois la Frau : en 1994 au Chatelet (donc Homoki) et en 1980 à Garnier (Lehnhoff) avec Behrens, Kollo, Berry, Dunn et GJones.…. j'en garde un souvenir formidable. Les deux étaient dirigées par C von Dohnanyi.
La Frau reste une grande expérience, mais c'est quand même difficile à monter.