Richard Wagner (1813–1883)
Lohengrin
(1850)
opéra romantique en trois actes
Livret du compositeur

Mise en scène : Calixto Bieito
Collaboration à la mise en scène : Barbora Horáková Joly
Scénographie : Rebecca Ringst
Costumes : Ingo Krüger
Lumières : Michael Bauer
Vidéo : Sarah Derendinger
Dramaturgie : Bettina Auer, Jana Beckmann

Lohengrin : Roberto Alagna
Elsa : Vida Miknevičiūtė
Ortrud : Ekaterina Gubanova
Heinrich der Vogler : René Pape
Friedrich von Telramund : Martin Gantner
Gottfried : Karl Horres

Staatsopernchor
Chef des chœurs : Martin Wright
Staatskapelle Berlin
Direction musicale : Matthias Pintscher

 

Berlin, Staatsoper Under den Linden, 13 décembre 2020 (en direct), en streaming jusqu'au 12 janvier 2021

Ce Lohengrin était l'un des rendez-vous lyriques les plus attendus de cette saison à la Staatsoper Unter den Linden de Berlin. Un événement qui, grâce au pouvoir œcuménique de l'opéra, promettait de réconcilier les lyricomanes Alagnalâtres et les radicaux Bieitoformes. Coronavirus oblige, la confrontation se sera donc déroulée devant une salle vide, le public tenu à distance par un streaming diffusé par Arte tard dans la nuit du 13 décembre et désormais en accès libre sur le site internet de la chaîne franco-allemande jusqu'en janvier. Le chef Matthias Pintscher fait ses grands débuts dans le répertoire romantique, à la tête d'un plateau de haut vol survolté par une mise en scène de grand niveau et grande exigence, et au sein duquel le "cas" Roberto Alagna ne manquera pas de diviser. 

Vidéo disponible jusqu'au 12 janvier 2021 sur le lien :

https://www.arte.tv/fr/videos/099744–001‑A/roberto-alagna-et-vida-mikneviciute-dans-lohengrin/

Une triple première en réalité : celle de Roberto Alagna dans un rôle qu'il aurait dû étrenner en 2018 à Bayreuth, celle également de Matthias Pintscher troquant pour un soir le répertoire contemporain avec l'opéra romantique et pour Calixto Bieito, de grands débuts sous les ors de la Staatsoper Berlin. Les conditions si particulières dans lesquelles s'est déroulée la soirée jouent inévitablement sur les mérites des uns et des autres, malgré le fait que la captation n'ait pas été réalisée d'un seul tenant et qu'un travail de montage segmente  les trois actes.

Le degré d'exigence du travail de Calixto Bieito sur ce Lohengrin fait amèrement regretter l'annulation du Ring qu'il devait présenter à Bastille au printemps. Après un Parsifal, production emblématique de la Staatsoper Stuttgart depuis dix ans (voir ci-dessous en complément de lecture), et un Tannhäuser qui a fait les beaux jours de l'Opera Ballet Vlaanderen et de la Fenice, on retrouve ici toutes les vertus propres à une lecture acérée du livret, doublées d'une sensibilité poétique hors du commun. Son approche du grand opéra romantique de Wagner est particulièrement étonnante par la façon dont il compose la scène à la façon d'un tableau vivant dont chaque élément prend une place et un sens précis.

Roberto Alagna (Lohengrin), Vida Miknevičiūtė (Elsa)

On note d'emblée comment Bieito convertit les contraintes sanitaires en les intégrant naturellement dans sa scénographie, sans heurter le regard ou ralentir le rythme. C'est tout d'abord, cette scène construite tout en profondeur pour permettre au spectateur d'observer de face l'agencement des plans et des personnages. Le chœur n'a pas besoin des ignobles panneaux de plexiglas ; au premier acte, il se tient très loin en fond de plateau, les chanteurs se tenant à distance les uns des autres – agencement modifié au II et au III quand ils investissent le plan intermédiaire, avec cette vrai-fausse symétrie qui permet de conserver la cohérence des voix, tout en permettant de jouer sur le détail des affects.

Il y aurait beaucoup à dire et à analyser sur la manière dont Bieito utilise le rapport entre individu et groupe, la façon de saisir un geste d'un interprète et de le diffracter parmi le groupe environnant pour en souligner la valeur sémantique. Cet antagonisme crée un effet puissant de lutte incessante entre les solistes et l'écrin multiple qui les environne. Cette imbrication étroite entre scène et idées se lit parfaitement dans les dernières secondes du prélude, quand les images vidéo (signées Sarah Derendinger) de la noyade de Gottfried s'atténuent et qu'apparaît Elsa, titubant comme au sortir d'un rêve. Le projecteur braqué depuis le fond de la scène est idée récurrente chez Bieito : les personnages ne sont pas immédiatement reconnaissables, ils apparaissent, simples contours découpés par une lumière rasante. Des lampes torches pointent des détails, comme cette voiture – jouet que tient Ortrud et qu'on découvre juste après dans les mains de tous les choristes. L'accessoire est manipulé tel un objet de désir sexuel – désir explicite que prolonge le geste muet de Telramund menaçant de prendre possession d'Elsa qui gît, pâmée au sol et perdue elle-même dans des rêveries érotiques qu'on devine dirigées vers son futur chevalier servant.
Ortrud se détache visuellement du groupe par ce corsage jaune citron et qui signe la singularité du personnage mais sans verser outrageusement dans le caractère maléfique qu'on lui prête si souvent. Elle n'est tout au plus qu'une rivale d'Elsa, tandis que le Mal véritable vient de Telramund – dont le livret nous dit bien qu'il était le tuteur légal d'Elsa et Gottfried, son frère disparu. Promise en mariage à Telramund, Elsa ne peut expliquer la disparition de Gottfried, ce qui ne manque pas de faire enrager Telramund. Déshonoré par son attitude, il épouse Ortrud et porte plainte officiellement contre Elsa. L'intervention miraculeuse de Lohengrin viendra bousculer cette si prosaïque version.

Au moment de répondre à ce qui n'est rien autre qu'un interrogatoire, Elsa pénètre dans la grande cage blanche qui fait face aux tables et aux gradins rappelant l'atmosphère d'une cour de justice. Le Roi Heinrich est visiblement agité de tics nerveux, embarrassé par les témoignages contradictoires et cette foule invectivée par l'étonnant et génial héraut – bouffon à la dégaine déjantée auquel Bieito accorde une importance magistrale par la suite. Dans ce qui s'apparente à une panne générale, les lumières crépitent et interrompent ce climat délétère. Lohengrin apparaît, tout juste visible, assis presque de façon anonyme dans un coin de scène, tenant entre ses mains un petit cygne de papier. Hormis le costume blanc, le héros a tout l'air d'un fonctionnaire étourdi qui aurait fait irruption par hasard dans une pièce. Il est cet "étranger", allusion au roman d'Albert Camus – incarnation et confrontation entre le caractère non sensé du monde et le désir existentiel de compréhension de l'homme. Faisant écho au héros wagnérien, Bieito semble interpréter cette citation du Mythe de Sisyphe : "Ce qui est absurde, c'est la confrontation de cet irrationnel et de ce désir éperdu de clarté dont l'appel résonne au plus profond de l'homme".

Roberto Alagna (Lohengrin), Martin Gantner (Telramund), Adam Kutny (Héraut)

La montée en tension qui précède le combat est un authentique chef d'œuvre de mise en scène ; tandis que Heinrich rappelle les règles du duel, le héraut se grime le visage en blanc, clown sinistre et grimaçant, les mains souillées du même sang avec lequel les choristes se frottent le visage et le corps (écho de la mise en scène des retrouvailles de Tannhäuser avec ses compagnons). Assis face à face comme deux adversaires d'un débat politique, Telramund et Lohengrin s'affrontent du regard et la chute de l'adversaire au sol marque la victoire du messager du Ciel. L'emballement est général, partout dans le chœur fleurissent les écriteaux qui demandent tantôt la paix, l'amour, un ange, du courage, de la joie.. mais aussi une copine, une voiture, une pizza (!). Cortège naïf des récriminations du bon peuple du Brabant que surmonte un grand HOFFNUNG avec, au premier plan, le couple Lohengrin – Elsa tenant à bout de bras la veste sur laquelle la jeune fille a écrit le mot LIEBE. Heinrich s'avance lentement, tenant dans ses mains une urne qu'on imagine remplie des bulletins de cette vox populi délirante. Le noir se fait au moment exact où il lâche l'urne qui éclate en morceaux.

Le second acte débute dans une obscurité inquiétante avec Ortrud serrant contre sa poitrine une des poupées qui gisent, sanguinolentes et éparses, sur les gradins. À la douleur d'une maternité impossible répond Telramund serrant contre lui une petite plante verte, symbole de son honneur doublement perdu et de cette "vieille lignée princière de Radbod qui doit reverdir et régner en Brabant". Cette plante empoisonnée refera son apparition au début du III, avec une fonction dramaturgique particulière. Pour l'heure, le duo de la vengeance ne montre pas un couple mais deux individualités qui tendent l'une vers l'autre des mains qui jamais ne se touchent – idée identique à celle exprimée par Elsa prisonnière du vaste tulle qui annonce à la fois le futur mariage et la question interdite de l'identité. La scène est dominée par cette lumière verte et agressive qui vient rappeler la plante maléfique du mensonge qui désormais a pris racine dans le cœur d'Elsa, alors même que Ortrud se rêve en épouse en prenant sa place sous le voile nuptial.

Adam Kutny (Héraut)

Un simple pivotement du plateau fait surgir un chœur planté solidement sur scène, telle une armée dont les ombres se projettent au sol par un bel effet d'éclairage. Le Héraut est chargé du grotesque gâteau de mariage, décoré de fleurs et de guirlandes électriques, sur lequel il plante le petit couple de poupées Barbie symbolisant les futurs mariés. Tandis que le cortège nuptial s'avance, le héraut efface son maquillage de bouffon. Au même moment, les choristes sortent de leur poche le même fard blanc dont ils se badigeonnent le visage. Ortrud surgit pour briser cette belle harmonie, le chemisier défait, des traces de coups sur le visage, comme si elle avait subi hors champ la violence de Telramund. Dans une excitation mêlée d'hystérie, le chœur se grime en une troupe de bouffons grimaçants, agités de soubresauts nerveux comme pour surligner le délire furieux de Ortrud. L'arrivée de Lohengrin fait disparaître chez elle tout signe de colère, laissant entrevoir la possibilité d'un sentiment amoureux impossible à l'égard de Lohengrin – ce que vient confirmer l'image d'une Elsa à nouveau accusée et à nouveau prisonnière de la cage blanche, avec de part et d'autre, Lohengrin et Ortrud séparés par cet obstacle. Cet espace carcéral sert de lieu de transition et accompagne le basculement psychologique d'Elsa dans la conclusion de ce deuxième acte. Telramund pénètre à son tour dans la cage, menaçant directement Elsa – allusion à une forme de viol incestueux (l'image projetée du cygne métaphoriquement changé en fœtus plane au-dessus de la scène à ce moment-là).
Bieito montre clairement dans l'attitude d'Elsa fuyant Lohengrin pour se réfugier dans une robe de mariée désormais inutile la préfiguration de la question inévitable et de la séparation comme conséquence logique. Tandis que Ortrud s'acharne sur le gâteau et que Telramund est définitivement enfermé dans la cage, le couple s'avance vers l'autel, les mains tendues l'une vers l'autre mais ne se touchant jamais : emblématique geste barrière sanitaire et géniale idée de théâtre.

Roberto Alagna (Lohengrin), Vida Miknevičiūtė (Elsa), Ekaterina Gubanova (Ortrud)

Le dernier acte s'ouvre, avec un vidéo-montage monochrome et psychédélique invitant à nous plonger dans l'imagination du jeune Gottfried à l'approche du dénouement. Les images mêlent joie burlesque et enfantine (panthère rose), baisers fougueux extraits de films (Cocteau, Erich von Stroheim, Ernst Lubitsch), gros plans sur des images religieuses (Adam et Eve de Dürer, Christ bénissant). Les plans de coupe sur l'orchestre nous privent malheureusement d'une continuité qui limite l'effet à une accélération conclusive. On retrouve le chœur entonne la célébrissime marche nuptiale Treulich geführt… sur des images d'accouchement montrant une femme noire accouchant du cygne – effet esthétisant qui précède l'image du grand canapé blanc symbolisant la couche nuptiale. Le canapé trône au milieu d'une scène envahie par une végétation envahissante, métaphore récurrente du poison qui viendra rompre le serment. Trop longue et souffrant d'une faiblesse du livret, la scène est difficile à monter et rare sont les scénographies qui parviennent à habiter véritablement ce moment du drame. Bieito choisit de concentrer l'idée sur ces mains qui se tendent une dernière fois ne parviennent pas à s'enlacer, tandis que sur le visage d'Elsa se lit le doute qui finit par l'envahir et la pousser à commettre l'irréparable. Triturant le voile nuptial, jusqu'à le déchirer, Lohengrin la regarde sombrer dans une folie hallucinatoire dont une blessure au front paraît être le plus clair stigmate. Si le détail n'est pas sans évoquer le fil de sang qui signait chez Chéreau la mort d'Isolde, il cède ici en importance à ces mauvaises herbes (et mauvaises pensées) – chienlit morale et spirituelle qui met un terme aux espoirs de bonheur d'Elsa. Évitant de montrer comme dans le premier duel, un affrontement armé, Bieito préfère l'image à la fois très simple et très forte de Telramund passant devant sans un mot devant son adversaire en déposant à ses pieds la plante qu'il tenait au début du II. Plus efficace qu'un meurtre involontaire, on assiste littéralement à la mise à mort du couple, tandis que plane en fond de scène l'image en gros plan d'un pistolet qui tire à bout portant une série ininterrompue de coups – allusion à Meursault, le héros de l'Étranger de Camus, lorsqu'il s'acharne sur le cadavre de l'arabe qu'il vient de tuer d'un coup de révolver.

Roberto Alagna (Lohengrin), Vida Miknevičiūtė (Elsa)

La tension monte d'un cran avec ce chœur masculin qui envahit brutalement la salle. La scène réglée au millimètre, démontre une nouvelle fois l'art avec lequel Bieito construit les espaces scéniques autour de quelques éléments qu'on pourrait croire anodins mais qui gagnent soudain en impact visuel : les roulettes des fauteuils en série de points, surmontés d'une forme d'étoile à cinq branches au centre quand un choriste maintient le trépied en l'air, ou bien cette petite plante en pot qui se détache en vert vif sur la robe sombre d'Elsa, et qu'elle tient comme un bouquet de noce ou un rameau d'olivier.

À l'instant où Lohengrin adresse sa double accusation de trahison à Telramund et à Elsa, c'est au tour de Heinrich de pénétrer dans la cage pour y subir tel un tourment, le récit du Graal. Agité de tremblements l'obligeant désormais à se tenir agenouillé, il écoute en silence Lohengrin révéler son identité. La révélation provoque un trauma général, tandis que le chœur agité de spasmes de douleur et jetant des regards haineux à ce protecteur céleste qui tourne les talons. À cette violence primitive répond la très belle et très poétique image de Lohengrin invoquant le cygne symbolisé par la chemise immaculée qu'il tient tel le corps d'un enfant dans ses bras et dépose comme offrande. Les regards se lèvent vers des cintres désespérément sombres et vides mais le salut viendra d'ailleurs – plus précisément du souffleur, présence à la fois invisible et tutélaire, qui donne à Lohengrin l'épée-jouet de Gottfried, enveloppée dans une couverture d'enfant (imprimée au couleurs de Captain America, autre super héros…). Il dépose à terre la bague de mariage, Elsa s'en saisit aussitôt et la met à son doigt – allusion explicite à la malédiction de l'Anneau du Nibelung dont la possession plonge Elsa dans un mutisme total avant qu'elle ne se frappe sa poitrine en signe d'affliction et de pénitence.

Ortrud furibonde décoche ses dernières flèches contre un peuple incapable d'avoir laissé partir son protecteur. Affublée d'une perruque blonde qui dit une dernière fois sa frustration et sa haine à l'égard d'Elsa, elle s'effondre aux pieds de Lohengrin qui lève la main sur elle, ultime et sans doute unique "miracle", en forme d'exorcisme. Sans se retourner, il marche seul vers le fond de la scène comme à la fin du I et sans se retourner, donne le petit cygne origami au jeune Gottfried tout juste sorti des flots. L'enfant n'a que faire de ce petit bout de papier plié qui ferait de lui l'héritier pacifique de Lohengrin. Il se précipite tel un gamin gâté sur l'épée que le protecteur du Brabant a laissé à son intention. On mesure le funeste destin de l'adulte en devenir, à la vigueur des coups qu'il porte dans le vide et le geste menaçant et prémonitoire qu'il adresse au public.

Roberto Alagna (Lohengrin), Karl Horres (Gottfried)

L'événement méritait un plateau d'exception et nous pouvons dire que les attentes auront été en partie comblées de ce côté-là, même si l'absence du public se fait audiblement sentir par une acoustique de salle dont la résonance inédite contraint l'oreille à prendre un certain temps avant de s'accoutumer. La lituanienne Vida Miknevičiūtė qui remplace Sonya Yoncheva dans le rôle d'Elsa, offre à l'héroïne wagnérienne des contours et des aspérités qui donnent une réelle présence au rôle, loin du côté "oie blanche" et diaphane qu'on croit bon y exprimer. Découverte à la Staatsoper Berlin en superbe Chrysotemis dans la reprise de la production de Patrice Chéreau, la soprano se plie admirablement aux indications scéniques, sans rien céder des exigences techniques, comme en témoigne cet initial Einsam in trüben Tagen, à la ligne nerveuse et projetée. La mezzo Ekaterina Gubanova sait jusqu'où ne pas pousser trop loin le rôle d'Ortrud pour en garantir les arrières plans que Calixto Bieito veut lui confier. La voix ne vocifère ni ne vitupère à l'envi, préférant le soin attentif à une incarnation et une couleur très contrastées et modelées qui en font le véritable double négatif d'Elsa. Des lauriers également au Telramund de Martin Gantner, dont on détaillait récemment les mérites dans le compte-rendu de la production filmée de Árpád Schilling à Stuttgart (https://wanderer.legalsphere.ch/2020/12/lempire-du-cygne/). L'interprétation est encore supérieure ici – la voix gagnant de toute évidence en vigueur grâce à une lecture scénique qui repose sur un engagement et une véhémence charnelle. Il endosse sans difficulté aucune le rôle du Mal incarné, à l'origine et à la conclusion du drame. Le Héraut de Adam Kutny brille assurément par l'excellence de son jeu d'acteur et le surprenant "Joker" qui habite et anime totalement la scène. La ligne vocale est puissance et un peu brut de décoffrage, laissant entendre quelques approximations d'intonation vite corrigées dans les premières interventions. Valeur sûre et habitué du rôle, René Pape assure le spectacle en Roi Heinrich. Le grain encore très dense et contrasté se délite de façon surprenante dans le III, maigres réserves au regard d'un Gott grüss euch d'anthologie et une capacité à laisser apparaître les failles psychologiques du personnage contraint à plier ses prérogatives de souverain à la difficulté du jugement public.
Le "cas" Roberto Alagna divisera certainement le public en éternels aficionados et éternels contempteurs. Après Dom José et Eléazar, le ténor français inaugure sa troisième collaboration avec Calixto Bieito. Si le costume du chevalier wagnérien flotte un peu autour d'un timbre et d'une expression de toute évidence étrangère à ce personnage et à cette culture du chant (mais Domingo avant lui et comme lui…), l'incarnation – réelle – a de quoi fortement surprendre, saisir, et emporter l’adhésion. Conséquence du soin jaloux toujours donné par le chanteur à la diction, quel que soit le rôle, une irrésistible prononciation française affleure tout au long de la soirée, et notamment dans une scène nuptiale au III qui fait inconsciemment penser aux heures glorieuses des versions René Maison ou même Georges Thill. Défaut mineur qui renforce l’idée camusienne de « L’Étranger » et très largement compensé par un engagement et une projection qui ne trichent jamais avec les exigences de la partition et qui portent à l’émotion réelle. Hold-up presque parfait en définitive, sans cet ultime In fernem Land où un faux pas fera certainement (et vainement) dresser les épées vengeresses des gardiens (?) du temple.

À la tête d'une fosse limitée pour les raisons sanitaires que l'on sait, Matthias Pintscher fait ses grands débuts wagnériens. Entendu in loco dans un admirable Violetter Schnee de Beat Furrer et plus récemment encore au Wiener Staatsoper dans Orlando d'Olga Neuwirth, le chef et compositeur allemand était attendu dans un répertoire peu fréquenté par des musiciens spécialistes de la musique contemporaine. L'écoute révèle une lecture sensible et sincère, se prêtant volontiers à une sonorité expressive mais sans toujours maîtriser la trajectoire et l'équilibre harmonique de ce difficile vaisseau sonore. Les transitions entre les scènes intimes et scènes chorales font surgir régulièrement quelques approximations et des décalages qui manquent de déstabiliser l'ensemble notamment où, dans les conclusions des actes, il faut que la machine s'emballe avec fureur et précision. Il y a fort à parier que le Wozzeck qu'il donnera dans cette même Staatsoper unter den Linden en mai prochain sera certainement mieux proportionné aux ambitions et au caractère de ce nouveau-venu dans le monde de l'opéra.

Pour compléter la lecture :
https://blogduwanderer.com/opera-vlaanderen-2015–2016-tannhauser-de-richard-wagner-le-22-septembre-2015-dir-mus-dmitri-jurowski-ms-en-scene-calixto-bieito

Vidéo disponible jusqu'au 12 janvier 2021 sur le lien :

https://www.arte.tv/fr/videos/099744–001‑A/roberto-alagna-et-vida-mikneviciute-dans-lohengrin/

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David Verdier
David Verdier Diplômé en musicologie et lettres modernes à l'université de Provence, il vit et enseigne à Paris. Collabore à plusieurs revues dont les Cahiers Critiques de Poésie et la revue Europe où il étudie le lien entre littérature et musique contemporaine. Rédacteur auprès de Scènes magazine Genève et Dissonance (Bâle), il fait partie des co-fondateurs du site wanderersite.com, consacré à l'actualité musicale et lyrique, ainsi qu'au théâtre et les arts de la scène.
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