Serguei Prokofiev (1891–1953)
Guerre et paix (Война и мир) (1946)
Livret du compositeur et de Mira Mendelssohn d'après le roman de Leon Tolstoï
Création au théâtre Mikhaïlovsky (à l'époque Théâtre Maly) de Saint Petersbourg le 12 juin 1946
Création au Grand-Théâtre de Genève

Direction musicale : Alejo Pérez
Mise en scène : Calixto Bieito
Scénographie Rebecca Ringst
Costumes Ingo Krügler
Lumières Michael Bauer
Vidéos Sarah Derendinger
Dramaturgie Beate Breidenbach
Direction des chœurs Alan Woodbridge

Prince Andreï Bolkonski Björn Bürger
Prince Nikolaï Bolkonski Alexey Tikhomirov
Princesse Maria Bolkonski Liene Kinca
Comte Ilia Rostov Eric Halfvarson
Natasha Rostova Ruzan Mantashyan
Sonia, sa cousine Lena Belkina
Comte Pierre Besoukhov Daniel Johansson
Comtesse Hélène Besoukhova Elena Maximova
Maria Akhrossimova Natascha Petrinsky
Anatole Kouragine Ales Briscein
Dolokhov Alexey Shishlyaev
Général Koutouzov Dmitry Ulyanov
Napoléon Bonaparte Alexey Lavrov
Colonel Denisov Alexander Roslavets
Platon Karataïev Alexander Kravets
Gavrila Alexei Botnarciuc

Chœur du Grand Théâtre de Genève
Orchestre de la Suisse Romande

Coproduction avec l'Opéra d’État de Hongrie

Genève, Grand Théâtre, Lundi 13 septembre 2021, 19h00

Après deux saisons tronquées par la pandémie, les théâtres ouvrent sur une période qu’on espère simplement plus ordinaire, retrouvant les habitudes et le public. Le Gran Théâtre de Genève a choisi l’exceptionnel en ouvrant sa saison par Guerre et Paix l’œuvre monumentale de Prokofiev, dans une production tout à fait exceptionnelle de Calixto Bieito, qui étonnamment n’a jamais travaillé au Grand Théâtre, alors qu’il vit à Bâle et qu’il a déjà produit non seulement pour Bâle mais aussi pour Zurich. Aviel Cahn qui l’a invité quand il était à l’Opéra des Flandres a réparé ce manque et lui confie, ainsi qu’à Alejo Perez, non seulement cette production, mais deux spectacles futurs du répertoire russe. Si l’on s’en réfère à la réussite de ce Guerre et Paix, c’est un bon investissement.

Ruzan Mantashyan (Natacha)

Le choix de la concentration

Deux options sont possibles pour Guerre et Paix, ou bien une superproduction qui correspond aux soixante-dix rôles, aux nombreux chœurs, aux changements d’ambiance incessants entre les salons pétersbourgeois, les batailles et l’incendie de Moscou, mais alors même la scène du Grand-Théâtre, pourtant conséquente, n’y suffirait peut-être pas (une Arène comme Bercy (pardon Accor Arena) ou Vérone sans doute, ou bien une option plus strictement théâtrale, qui puisse répondre à l’esprit de l’œuvre, sans forcément devoir se soumettre à une exigence hollywoodienne.
Calixto Bieito a choisi non l’intimisme, c’est un peu exagéré pour le spectacle genevois, mais la concentration, et ce choix par rapport à l’opéra correspond à celui de Prokofiev par rapport au roman, qui en réduit le foisonnement à des lignes de force. Bieito choisit donc de traiter de l’essentiel, en éliminant l’accessoire et le pittoresque et surtout en essayant de ne pas disperser l’attention : seuls sont effectivement reconnaissables les personnages essentiels, Natacha Rostova et Andrej Bolkonski d’une part, et Pierre Bezoukhov, Hélène son épouse et son frère Anatole Kouraguine le séducteur et Koutouzov le général vainqueur. Les autres – et même Napoléon, clin d’œil évident- sont réduit à une sorte d’anonymat interchangeable.

Concentration, c’est garder une unité de lieu, un salon bien identifié et non n’importe quel salon bourgeois, la reproduction (Décor de Rebecca Ringst) du boudoir de l’impératrice Maria-Alexandrovna, l’épouse d’Alexandre II, contemporains de Tolstoï puisque Guerre et Paix parut sous leur règne. C’est le décor d’un règne « réformateur » qui se termina par l’assassinat du Tsar en mars 1881, début de la lente décadence de l’Empire russe et d’une succession de crises que d’ailleurs Tolstoï observera et vivra jusqu’à sa mort en 1910.

La décadence de l'Empire russe

Il faut donc lire le spectacle comme une parabole : « la décadence de l’Empire russe » (au sens du fameux titre de film « La décadence de l’Empire américain » (de Denys Arcand en 1986). De la guerre et de ses destructions naît un nouvel ordre, où Koutouzov n’est plus le personnage historique, mais l’archange blanc, ou Dieu (qui joue aux échecs) qui vient sauver le monde et imposer un « ordre nouveau » (j’emploie à dessein ce terme qui fait référence à un mouvement français d’extrême-droite des années 1970). Un ordre nouveau marqué par un tableau final qui semblerait presque signé Castellucci où tout le monde est en blanc portant un néon, annonçant des temps futurs où grouillent dans un cocon les sauterelles qui s’apprêtent à envahir le monde… dans un cocon, comme les personnages initiaux enfermés dans un plastique qui figure un placenta d’où naissent d’abord les deux personnages principaux, puis ce monde délétère qui nous est proposé en première partie.
D’une naissance à une renaissance, voilà l’histoire qui nous est racontée. Et ce qui nous est dit, c’est que pour renaître il faut naître et puis mourir.

Une histoire simple en somme, qui s’appuie sur l’immense fresque de Tolstoï qui est faite de ces réceptions, de ces conversations mondaines entrecoupées de guerres lointaines, jusqu’à ce que la guerre touche et détruise Moscou pour reconstruire ensuite une société qui a été traversée par les drames, des morts, les amours, les erreurs, les idéaux déçus. La vie du monde.

En lisant ce travail comme une parabole, qui transcende en quelque sorte l’identité d’un pays, parce qu’elle se vérifie dans toutes les histoires nationales, on ne va pas encore tout à fait au cœur du sens de la mise en scène.
Il y a au départ ces deux naissances du couple, Natacha et Andrej, qui semblent nés dans une ambiance lyrique isolée du monde, dans une scène qui ressemble au début d’Eugène Onéguine, lyrisme, nature, paix. Ils naissent ensemble en se croisant par le regard, mais pas par la parole.

Naissance du monde social, on joue d'abord (Ruzan Matashyan, Björn Bürger)

Puis naît le monde social tout aussi enfermé dans son placenta, deuxième élément qui va être la première bataille perdue : la fête pétersbourgeoise, avec cette société qui vit entre ses quatre murs, isolée de la réalité, une fête où un tsar est ironiquement représenté par un ours sibérien arrive en rôle muet, là aussi Prokofiev comme Bieito n’épargnent pas l’ironie, chez Prokofiev, le tsar est icône muette, la clef de voûte d’un système qui ne va pas tarder à se fissurer, et chez Bieito, il est ours, symbole habituel de la Russie, à la fois tendre et terrible.
C’est l’ordre de départ, un ordre qui semble immuable et en même temps superficiel, où se rencontrent les deux amants, dans une société de plaisirs et de tourbillons.
La bascule se fait lorsque Natacha et son père vont se présenter chez le Prince Bolkonski, père d’Andrej parti à la guerre, qui refuse de les rencontrer et les fait recevoir par la Princesse Maria, second couteau humiliant (habillée de manière bien humble par Ingo Krüger). Le Prince finit par croiser Natacha, qui comprend que jamais il ne donnera son aval au mariage.
Tout bascule alors, Natacha jusque-là discrète débutante dans la société se laisse happer par cette superficialité qui va la détruire et détruire tout le milieu social.
C’est bien la crainte de la « mésalliance » qui est la marque de la bascule sociale, d’une société fossilisée, bloquée, qui court à sa perte et à partir de ce moment, la mécanique implacable du déclin, avec une société qui s’autodétruit de fête en fête, au mépris de tous les sentiments et des valeurs. Symbole de cette société et de ces contradictions, la princesse Hélène, épouse de Pierre Bezoukhov, le principal personnage du roman, très relativisé chez Prokofiev, à la fois franc-maçon et amoureux des lumières, mais désireux de rester au contact (ou de se noyer) de la société délétère représentée par sa femme, une reine du tout-Pétersbourg, qui va jeter son frère, un beau séducteur, dans les bras de la jeune Natacha en lui promettant un mariage qu’il ne peut tenir, puisqu’il est déjà marié. Ainsi, Natacha est victime à la fois de sa naïveté, de son désir, mais aussi de la décadence morale d’une société pour qui tout est jeu. Bieito n’hésite pas à aller jusqu’à la caricature, pour montrer l’idée même d’une société qui s’autodétruit en détruisant toutes les valeurs sur lesquelles elle s’est construite.

Natacha et Andrej traversent cette société comme deux fantômes, deux êtres à part, l’un qui s’y est immergé à s’y perdre (Natacha) l’autre qui s’en est abstrait à s’y perdre également (Andrej), sorte de héros romantique aux valeurs intactes, tel qu’il est d’ailleurs dans le roman, refusant les promotions faciles, voulant combattre au cœur de la bataille au milieu des soldats : Bieito traduit cette droiture en en faisant un fantôme observateur presque suicidaire de la ruine de l’être aimé et de tout ce qui l’entoure. Il réussit ce tour de force d’être fidèle à l’œuvre de Prokofiev et au sens du roman.
Car si Tolstoï écrit Guerre et Paix dans le courant des années 1860, en référence à la période 1805–1812, avec la relation orageuse à Napoléon haï et redouté, puis adoré, puis voué aux gémonies, avec les réactions sociales que cette relation détermine dans une société où l’on parle essentiellement français et peu russe, où Paris reste une sorte de pôle référentiel envié et où en 1812 il faut brûler ce qu’on adore, en se livrant aux mains de Koutouzov, le stratège qui joue un énorme coup de poker qui lui réussit en coupant Napoléon de ses arrières et en l’attirant à Moscou, mais une Moscou vidée de sa vie et de son sang.

Le bouquet sur les ruines Pierre Bezoukhov (Daniel Johansson)

 

L’idée de Guerre et Paix chez Prokofiev est de montrer, en adaptant l’un des romans emblèmes de la littérature russe, la permanence des situations, la nécessité à un certain moment de ruine sociale et nationale pour se donner à un sauveur, Koutouzov en 1812, et Staline aux temps de Prokofiev. Les autorités staliniennes ont bien compris tout l’intérêt à tirer de l’œuvre de Prokofiev pour la propagande officielle, l’éternelle résistance d’un grand peuple russe, entraîné par un personnage qui est le sauveur.
A ces deux paraboles, nettes aussi bien chez Tolstoï (encore que le roman soit plus ambigu) que chez Prokofiev, Bieito en rajoute une troisième, historique, en accomplissant ce tour de force de dire sans dire, de ne rien souligner d‘historique, mais de se placer dans une sorte de cycle de grandeur décadence et renaissance : cette vision de la société pétersbourgeoise de la première partie, c’est un peu Mahagonny où les purs ne survivent pas. Mais en même temps la référence en est explicitement l’Ange Exterminateur de Luis Buñuel (1952) où une société se retrouve enfermée dans un salon dont elle ne peut sortir, révélant peu à peu ses tares, ses tensions, les violences psychiques, jusqu’à l’arrivée du jugement dernier. Le salon devient d’abord espace de protection de l’extérieur, puis d’autodestruction, puis champ de bataille, avec les fauteuils érigés en barricades.
Alors quand une société est délitée, il faut un joker, un sauveur et c’est Koutouzov dans l’histoire du roman, et Staline chez Prokofiev. Ne faisons pas l’erreur de croire que Prokofiev veut écrire à la gloire de Staline, mais il a une réaction patriotique dans la Russie de la guerre, où l’envahisseur allemand menace Moscou comme Napoléon en 1812. Évidemment une telle œuvre ne pouvait être que détournée au profit du régime pour être représentée. Rappelons pour mémoire les déboires d’un Chostakovitch pris entre le marteau et la faucille.

Ainsi la deuxième partie est-elle le résultat d’une destruction extérieure et d’une autodestruction. À ce jeu de massacre, même Napoléon n’y survit pas devenu une sorte de personnage isolé et perdu, qui traîne cette guerre comme un boulet (en l’occurrence figuré par le corps d’Andrej blessé) et qui est méconnaissable, alors que les mises en scène narratives en font un élément clef du début de la deuxième partie.
A l’autodestruction par les plaisirs et la décadence (un topos, voir la chute de l’Empire Romain) succède l’autodestruction par patriotisme, celle que Koutouzov propose, entraînant les armées napoléoniennes si loin de leurs bases qu’elles vont se perdre, notamment dans les marais de Borodino.

La Guerre chez soi . Natacha (Ruzan Mantashyan)

 

L’autodestruction par la guerre

Cette autodestruction volontaire, cette destruction patriotique de soi, elle est figurée par deux symboles forts, d’une part le salon du Palais d’hiver qui éclate, un salon en morceaux symbole d’une société disloquée, qui n’est plus protégée par ses murs qui étaient autant de remparts sociaux, et une maquette du Bolchoï : un théâtre d’opéra est souvent un symbole national, voir la Scala, ou même la Wiener Staatsoper et notamment le Bolchoï, situé à deux pas du Kremlin.

Napoléon (Alexey Lavrov) face au Bolchoï et au quadrige

Et sur la maquette, un quadrige, que le Napoléon de Bieito emporte, allusion au quadrige de Saint Marc (venu de Constantinople) qui ornait la façade de la basilique et qui se retrouva sur l’arc de Triomphe du Carrousel à Paris. Mais le Bolchoï est détruit par les russes eux-mêmes, symbole de la destruction volontaire des symboles identitaires, symbole du fameux incendie de Moscou. Voilà comment Bieito traite ironiquement les symboles historiques, et sur ces pierres détruites va être étendu Andrej, mourant dans les bras de Natacha, le couple né pour s’aimer, connaît sa fin sur les ruines de la ville, de la nation, des idéaux et dans un cadre éclaté.

Incendie ; Andrej (Björn Bürger)

 

Alors face à ces ruines universelles, ruines des guerres mais aussi de nos guerres intérieures, une société qui ne se conduit plus a besoin d’un conducteur. On appelle cela un Duce en Italie, un Führer en Allemagne, un conducator en Roumanie. Et, assis sur une table à l’extérieur du cadre scénique, devant un jeu d’échecs, Koutouzov, tout de blanc vêtu (la plupart des autres personnages sont en noir) joue : la politique comme la guerre sont des coups de Poker mais qui doivent s’appuyer sur les forces militaires mais aussi populaires : c’est le coup de génie de Koutouzov. On pense évidemment à Clausewitz, qui justement quitte les prussiens et passe chez les russes en 1812 et que Lénine étudiera en annotant attentivement « De la Guerre » pendant la Première Guerre mondiale Ce jeu d’échec, c’est la traduction d’un art de la guerre, mais en même temps l’idée d’un Dieu, ou d’un Ange, « politique » où Bieito marque visuellement la différence entre Napoléon, perdu parmi les siens et perdu dans la bataille, une sorte de malade isolé, et Koutouzov, toujours regardant les choses de l’extérieur, de côté, hors cadre. Cet Ange (Dieu ?) ‑Koutouzov conduit alors dans les dernières images cette société déjà anonymée depuis le début à s’uniformiser, vêtue de blanc, sans costumes qui soient distinctions sociales ou politiques, pendant que des images de sauterelles ou criquets dans leur cocon s’apprêtent à sortir, comme une future naissance, ce qui n’est pas forcément positif, vu la nature destructrice des criquets. Tout est prêt pour un futur qui serait un nouvel Éden à détruire. Dans ce cycle infernal de Guerre et de Paix, coup de Poker vers l’inconnu. Bieito foncièrement pessimiste n’annonce rien de trop sympathique. Les ordres nouveaux ne le sont jamais .

Fin "optimiste": L'ordre nouveau. Koutouzov (Dmitry Ulyanov) face au peuple uniformisé

 

L’œuvre de Tolstoï racontait l’éternelle histoire des sociétés, celle de Prokofiev celle d’un sauvetage du peuple russe au prix d’une soumission à Staline-sauveur, Bieito n’est pas plus souriant qui essaie de raconter à travers l’exemple russe, comment les peuples se soumettent à des hommes supposés providentiels, et comment l’histoire vient de loin : des années 1860 aux années 1940, voilà 80 ans de crises, de chutes, de révolutions et de guerre vues d’un salon étouffant qui mène d’un tsarisme à l’autre. L’histoire du monde n’est que grandeurs, décadences, destructions, renaissances. Voilà pourquoi Bieito part d’une vision de naissances éclatant un placenta de plastique, pour terminer vers une renaissance de crickets dans leur cocon. Qui aime suive…

On l’a dit, le pari était grand de refuser la narration pour ne porter en scène que les significations, ne porter en scène qu’un sens parabolique qui est une vision assez terrible de nos destins.
Calixto Bieito et le chef Alejo Pérez ont réduit le nombre de personnages à 47, un certain nombre de chanteurs (28 quand même), quand la version originale en porte plus de 70. Mais certains rôles sont réduits à une réplique ou une apparition fugace. Cela reste une production énorme, pour laquelle il faut saluer l’immense effort du Grand Théâtre de Genève, et aussi le pari de proposer au public une œuvre inconnue ou presque dont la référence est un roman monumental de plus de 1500 pages.
Alors des 28 rôles, forcément émergent les personnages principaux de l’opéra, qui ne sont pas forcément d’ailleurs traités comme dans le roman : on n’est pas forcément obligé de lire le roman avant, mais voir ce spectacle peut, et on le souhaite, donner envie de lire Tolstoï après, on n’en comprendra que mieux d’ailleurs et les choix de Prokofiev, et les choix de mise en scène.

 

La mise en valeur de personnages singuliers

La mise en scène a choisi d’isoler dans ce monde qui semble embarqué sur le Titanic les deux personnages que sont le couple initial d’Andrej et de Natacha, ils s’aiment, ils se projettent dans l’avenir, mais la société les bloque. Alors ils parcourent cette société, Natacha toujours vêtue en petite fille s’y noie, et Andrej vêtu en Werther suicidaire, en héros romantique presque christique, en meurt, chacun à leur manière des fantômes perdus. Les deux sont vraiment magnifiques, Ruzan Mantashyan a cette fraîcheur vocale, et cette puissance qui en fait une Tatiana un peu écervelée à qui on pardonne tout. Elle noie son amour pour Andrej dans la tourbe sociale qui l’entraîne aux excès presque suicidaires, et elle traverse cette société avec une sorte de naïveté presque criminelle, elle se laisse engloutir. La personnalité scénique de la chanteuse est éblouissante, à la fois consciente de se perdre, et victime des lois de la société, la voix est forte, bien posée, le soin donné aux couleurs vraiment exceptionnel ce qui la rend éminemment émouvante. On ne peut séparer la manière dont elle irradie la scène par sa présence, et le chant d’un naturel confondant, jamais apprêté ou affecté, qui traduit une extraordinaire force naïve.

Andrej (Björn Bürger) fantomatique devant Kouraguine (Aleš Briscein) et Natacha (Ruzan Mantashyan)

Björn Bürger est vu comme une sorte d’archétype de héros romantique suicidaire, présent et absent, présent toujours sur scène comme un fantôme, comme le fantôme des rêves de Natacha, et en réalité le plus souvent éloigné, par la famille d’abord qui ne veut pas de mésalliance, mais ensuite de son propre chef, se jetant dans la guerre comme un choix lui aussi suicidaire, comme Natacha se jette dans la société. L’un se jette dans la guerre et l’autre dans la paix, qui est aussi une guerre comme on l’a vu. Voilà ce que nous susurre Bieito en une vision d’une justesse et d’une émotion indicibles. La voix est jeune, saine, le chant est très attentif avec un beau phrasé, le timbre chaud, l’émotion affleure, c’est le chanteur idéal pour le personnage voulu par Bieito, loin du prince raidi par l’uniforme qu’on voit quelquefois.
Le tour de force de cette mise en scène, c’est de nous rendre ce couple en permanence émouvant, disant par sa présence et sa manière de traverser les scènes, ce que sont les illusions perdues.

Mort d'Andrej (Ruzan Mantashyan, Brjörn Bürger)

Et la mort d’Andrej allongé sur les ruines et dans les bras de Natacha est un moment bouleversant.
Autour d’eux des personnages  tous bien campés et caractérisés, la jolie Sonia, sœur de Natacha de Lena Belkina, la très expressive Natacha Petrinsky en Maria Dmiytrievna, l’Hélène Bezoukhova de Elena Maximova, reine des salons, et inspiratrice de l’aventure malheureuse de Natacha avec Anatole Kouraguine, son frère, qui fait de Natacha qui tombe dans le panneau et le piège du désir un misérable objet de conquête, Anatole Kouraguine, magnifiquement chanté par le ténor clair au phrasé si précis de Aleš Briscein, l’un des ténors les plus recherchés pour Janáček et le répertoire slave, dont Bieito ne fait pas un séducteur invétéré, mais d’abord un médiocre, comme si c’était la société qui vous habillait d’un rôle, et comme si alors les autres (Natacha) vous regardaient comme vous n’êtes pas.

Bezoukhov (Daniel Johansson)

Face à lui Pierre Bezoukhov, chanté par Daniel Johansson, un autre type de ténor que le très lyrique Briscein. Le rôle de Bezoukhov est plutôt difficile, parce que le personnage est insaisissable, à la fois un des plus riches de cette société, qui épouse la reine des salons, qui tient à s’y faire reconnaître, car c’est un fils illégitime qui a hérité d’une fortune immense ; Tout cela l’opéra ne le dit pas, mais Bieito nous l’indique, à la fois noble cherchant à sauver Natacha des griffes de Kouraguine, mais en même temps noyé dans l’alcool et la vie dissolu, mais aussi un peu perdu avec son bouquet de fleurs au milieu de la ruine . Toute l’ambiguïté du personnage est là, et le spectateur ne peut choisir entre le noble cœur et le membre anonyme d’une société en perdition. Bezoukhov, sans doute le personnage principal du roman (mais pas de l’opéra) se tient lui aussi à un moment, écroulé, avec une bouteille à la main, mais à l’écart, à jardin, alors que Koutouzov se tient aussi extérieur, mais à cour, à l’opposé. Deux mondes, celui du froid calcul (Koutouzov) et celui des idéaux (la révolution, les lumières, et même dans le roman Napoléon qu’il cherchera à tuer plus tard). Daniel Johansson n’est pas toujours convaincant en Bezoukhov parce qu’il n’arrive pas à rendre toute la complexité du personnage, le chant manque un peu de couleur et d’expression, la technique et la voix ne sont pas tout.
Le Napoléon de Alexey Lavrov affiche presque une gêne : habituellement les fous se prennent pour Napoléon, du moins c’est un lieu commun des représentations de la démence et ici, ce serait Napoléon qui se prend pour un fou  « anonyme », comme un membre de cette société détruite où tout serait possible, qui n’aurait même pas besoin de Napoléon pour être à terre, et tout le décorum autour de Napoléon, les maréchaux etc… tout cela n’a plus d’importance, dans un monde perdu, même les mythes sont détruits. Et Lavrov, pourtant correct, n’arrive pas à avoir ce chant puissant et désespéré qui est la marque du rôle. L’habit du rôle voulu par Bieito n’a pas fait le moine, mais peut-être aussi est-ce voulu, il faut un Napoléon-le-Petit dans cette vision de noyade universelle.
Beau personnage aussi que celui de Maria, la princesse Bolkonskaia de Liene Kinča, vêtue en vieille gouvernante envoyée accueillir les Rostov venus se présenter, belle voix chaude et surtout figure marquante, qui par son costume marque l’humiliation subie par les visiteurs : elle est une vraie apparition scénique.
Les vieillards, aussi bien Rostov de Eric Halfvarson, une basse profonde presque légendaire qui fut et reste un Grand Inquisiteur de choix, que le Prince Nikolai Bolkonski d’Alexey Tikhomirov, basse d’une autre génération, mais très puissante et expressive, sont des rôles brefs mais particulièrement marquants. Moins marquant peut-être le Denisov du baryton Alexander Roslavets.
Enfin, last but not least, le démiurge de l’œuvre, le moteur de la deuxième partie qui apparaît face à son jeu d’échec, Koutouzov l’Ange Blanc, le Dieu vivant, le joueur d’échec, chanté par le toujours extraordinaire Dmitry Ulyanov, sa basse claire, expressive, qui a fait merveille encore récemment dans le Tsar Dodon du Coq d’Or à Lyon puis Aix retrouve les rôles de puissant, mais point déchu comme Dodon. Comme toujours le chant est impeccable, le phrasé, la couleur, la respiration sont exemplaires et surtout il émerge de ce chant une autorité incontestable, une singularité voulue qui le coupe de tous les autres, qui l’identifie et fait de ses interventions un très grand moment de musique et de théâtre. Exceptionnel.
En somme une distribution très équilibrée, d’autant plus difficile pour les chanteurs qu’au spectateur ils paraîtraient tous interchangeables, issus d’une masse anonyme et qui émergent de la masse les uns après les autres n’ayant pour se caractériser que la voix et l’expression. Mais l’idée de la mise en scène l’exige et n’empêche pas, on le voit, aux caractères singuliers d’apparaître.

 

Des forces musicales qui se sont surpassées

D’un autre côté le chœur renforcé du Grand Théâtre de Genève, dirigé et magnifiquement préparé par Alan Woodbridge est vraiment exceptionnel. Rejeté dans l’ombre et de chaque côté du salon dans la première partie, il s’affirme de manière exceptionnelle dans la deuxième partie, plus épique, dont le héros est le peuple russe et dont certains moments rappellent la Cantate Alexandre Nevski quelques années antérieures pour le film d’Eisenstein. Même si le style un peu grandiloquent peut agacer certains, c’est de la grande et belle musique et le chœur du Grand Théâtre s’affirme un très grand chœur de théâtre.
Enfin le tout est conduit par Alejo Pérez, chef argentin parmi les plus intéressants de la génération des chefs d’opéra quadragénaire, directeur de l’Opera Vlaanderen et que les lyonnais ont vu souvent en fosse (Pelléas, De la Maison des morts). Les genevois le reverront aussi bien dans Chiostakovitch (Lady Macbeth de Mzensk) que Tchaikovsky (Eugène Onéguine) car il est passionné de musique russe. On l’entend beaucoup dans les œuvres de la fin XIXe et du premier XXe, et sa direction précise, énergique, qui sait faire travailler la couleur (les cuivres ici sont impressionnants) donne à l’œuvre une vraie grandeur, sans être jamais grandiloquente, le lyrisme de la première partie est magnifiquement rendu, avec ses moments tendres et ceux plus sarcastiques des fêtes de salon, la deuxième partie est aussi impressionnante de tenue, et il sait donner à cette musique sa puissance sans rigidité ni froideur. Et sous sa direction l’orchestre de la Suisse romande a sonné comme rarement.

On l’a dit, c’est un pari et un défi que monter cette œuvre pour chaque théâtre qui l’entreprend, et ils sont très rares à oser.  Aviel Cahn à Genève a réussi son pari, offrant une production d’un niveau tel qu’elle ne déparerait pas dans des institutions plus importantes du niveau de Vienne ou d’autres théâtres comparables.  Les spectateurs genevois, mais pas seulement, auraient donc tout intérêt à se précipiter avant le 24 septembre, s’il reste encore des places, car il n’est pas dit qu’on puisse voir de sitôt une production de Guerre et Paix d’une telle qualité et d’une telle force, aussi bien scéniquement que musicalement.

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Guy Cherqui
Agrégé de Lettres, inspecteur pédagogique régional honoraire, Guy Cherqui « Le Wanderer » se promène depuis une cinquantaine d’années dans les théâtres et les festivals européens, Bayreuth depuis 1977, Salzbourg depuis 1979. Bouleversé par la production du Ring de Chéreau et Boulez à Bayreuth, vue sept fois, il défend depuis avec ardeur les mises en scènes dramaturgiques qui donnent au spectacle lyrique une plus-value. Fondateur avec David Verdier, Romain Jordan et Ronald Asmar du site Wanderersite.com, Il travaille aussi pour les revues Platea Magazine à Madrid, Opernwelt à Berlin. Il est l’auteur avec David Verdier de l’ouvrage Castorf-Ring-Bayreuth 2013–2017 paru aux éditions La Pommerie qui est la seule analyse parue à ce jour de cette production.

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