Richard Wagner (1813–1883)
Tristan und Isolde (1865)
Handlung in drei Akten
(Action en trois actes)

Direction musicale : Christian Thielemann
Mise en scène : Katharina Wagner
Décors : Frank Philipp Schlößmann et Matthias Lippert
Costumes : Thomas Kaiser
Dramaturgie : Daniel Weber
Lumières : Reinhard Traub

Tristan : Stephen Gould
Marke   : Georg Zeppenfeld
Isolde : Petra Lang
Kurwenal : Greer Grimsley
Melot    Armin Kolarczyk
Brangäne : Christa Mayer
Ein Hirt : Tansel Akzeybek
Ein Steuermann : Kay Stiefermann
Junger Seemann : Tansel Akzeybek

Orchestre et chœurs du Festival de Bayreuth
Chef des chœurs : Eberhard Friedrich

Bayreuth, Festspielhaus, 1er août 2019

Dernière étape pour le Tristan de Katharina Wagner. Ce cru 2019 est de loin le meilleur des cinq saisons passées sur la Colline pour cette production. Loin des paris osés (et gagnants) de ses Meistersinger en 2007, ce Tristan joue sur des codes qu'on hésitera à qualifier de conventions malgré le parfum de classicisme qui plane sur une scénographie somme toute très sage. Le plateau est dominé par la prestation étonnante autant que souveraine de Petra Lang, sublimée par la lecture fouillée et extatique de Christian Thielemann.

Stephen Gould (Tristan) et Petra Lang (Isolde) Acte I

Après cinq ans de présence sur la Colline, le rideau tombe sur le Tristan und Isolde de Katharina Wagner. C'est l'heure des bilans et des souvenirs, l'heure aussi de parler d'une production raisonnablement intéressante mais qui n'aura pas su gagner notre cœur malgré les options qu'elle revendiquait. Ce qui prédomine, c'est surtout la vague impression que dans cette seconde mise en scène présentée à Bayreuth, Katharina Wagner n'a pas voulu jouer la carte de l'enfant terrible de la famille qui fonctionnait à merveille dans ses Meistersinger de 2007. En comparaison avec la turbulente lecture politique et polémique, ce Tristan apparaîtra comme une production somme toute classique .

Un bon spectacle crée inévitablement des attentes auprès du public. Paradoxalement, ce même public reprochera parfois au metteur en scène d'user des mêmes recettes. Le cas de Katharina Wagner est différent, dans la mesure où le livret de Tristan restreint le périmètre d'action dans lequel elle situait Meistersinger. On se souvient par exemple de la manière dont les trajectoires Sachs – Beckmesser se croisaient, au point de faire surgir dans l'acte III une nouvelle morale : le danger de perpétuer des normes (Sachs conservateur et donc dictatorial), l'intérêt de bousculer les codes (Beckmesser héraut de la modernité).

Point de permutation dans Tristan, sinon l'impression qu'en voulant souligner la portée graphique, le fond s'enlise dans des options de moindre envergure. Rappelons que le principe qui est à l'œuvre ici joue sur la modification de l'angle de lecture dans la relation Tristan – Marke. Des générations de commentateurs ont souligné la nature ambiguë et quasi amoureuse du lien entre l'oncle et le neveu. Katharina Wagner fait du souverain un tyran, sans trancher clairement la part qui revient au caractère intrinsèque du personnage ou bien à une motivation liée à la volonté de se venger de son infortune à l'issue du premier acte.

Le fait est que la mise en scène met à jour dès le II, une pulsion insolite qui présente Marke comme un manipulateur jouant avec ses proies entre les hauts murs d'une prison et – plus insolite encore – qui le pousse in extremis à reprendre au III Isolde, telle une propriété, la laissant à peine achever sa Liebestod. On ne meurt pas d'amour chez Katharina Wagner, la réalité est sans doute exagérément cruelle car trop vraie, en un mot : prosaïque. Le bât blesse précisément au deuxième acte, particulièrement poussif, où l'action se prend les pieds dans ce concept de l'univers carcéral.

Stephen Gould (Tristan) et Petra Lang (Isolde) Acte II

La mort n'est donc plus le revers de l'amour. Elle est remplacée par la souffrance d'aimer, elle-même remplacée par le plaisir et la souffrance de posséder. Le premier acte met l'accent sur l'incommunicabilité qui sépare les deux futurs amants. Les fameuses eaux-fortes des Carceri d'invenzione de Piranèse servent de modèle au décor de l'acte I, signé par Matthias Lippert. On est dans les cales d'un navire devenu métaphore d'un parcours amoureux, et donc labyrinthique et fragmentaire, sans issue. En parodiant un illustre modèle, on pourrait idéalement parler ici de "Fragments d'un parcours amoureux" pour qualifier ces escaliers qui se heurtent à des plafonds, ces barrières qu'une équipe de figurants ouvrent et ferment, modifiant et multipliant sans cesse les chemins que les amants empruntent pour pouvoir enfin se retrouver. L'effet est éminemment graphique et d'une lisibilité qui ne cède en rien à la facilité, comme par exemple ce voile de mariée qui finit déchiré en morceaux et réduit à une couronne royale ou bien ce philtre qu'on ne boit pas et qu'on verse très symboliquement sur les deux mains enlacées. On aime ce chœur invisible qui renforce l'obsédante présence du décor et concentre sur les acteurs les effets d'une direction d'acteur préoccupée par une mobilité fiévreuse et des personnages qui sont eux-mêmes des éléments dessinés à la pointe sèche.

L'acte II ne réussit décidément pas à se hisser au-delà d'un parti-pris carcéral assez lourdement présent dans le moindre détail. C'est tout d'abord Melot qui braque ses projecteurs menaçants sur le couple adultère, puis ce bric-à-brac assez inutilement bruyant de cerceaux métalliques dont la forme rappelle volontiers celle d'un garage à vélos – cette pensée annihilant les allusions aux barreaux d'une prison. Même les variations autour de la thématique de la nuit et de la lumière peinent à trouver une résonance et un rythme qui autoriseraient le mémorable. Les amants tentent de se protéger de ces faisceaux indiscrets en se réfugiant sous une toile de tente sous laquelle ils suspendent une voûte céleste bien naïve, faite de lumignons en forme d'étoiles. C'est gentillet mais peu commode, surtout pour Tristan qui met un terme à ces enfantillages et envoie tout valdinguer.

Duo d'amour Acte II

Débute alors le duo d'amour, avec cette option redoutable qui contraint les chanteurs à se tourner vers le fond de la scène et y contempler le bel effet de leurs ombres qui flottent dans un air liquoreux. Ce spectacle est perturbé par le cliquetis dispensable de la cage – garage à vélos qui sert à la fois d'écrin et de prison aux deux amants. Perturbants aussi, les costumes de Marke et ses acolytes, d'une vilaine couleur jaune citron qui rappelle furieusement l'univers du Lohengrin monté in loco par Hans Neuenfels, avec ses cohortes de rats de laboratoire. Comme une répétition de la scène finale, Isolde est emmenée de force, tirée par le bras par un Marke déjà fou furieux et véhément, qui abandonne Tristan au coup de couteau très intentionnel que lui assène Melot…

Il restera à contempler au dernier acte, cette veillée funèbre autour du corps de Tristan – assemblée silencieuse qui renvoie diamétralement à la tente des amants. Les lumières sont ici très douces et tamisées par l'écran de gaze qui se dresse entre la fosse et la scène, comme si l'étrange atmosphère du duo d'amour avait gagné tout l'espace et se répandait ici, telle une vapeur ambrée qu'on doit au magicien Reinhard Traub. C'est tout juste si l'on aperçoit les blancs arums que tiennent dans leurs mains les compagnons de Kurwenal, lui-même tristement appuyé sur le pommeau de son épée plantée en terre. On voudrait que tout reste en l'état, que dure ce moment suspendu et – osons le mot – très Wielandien. La scène des hallucinations est paradoxalement très chargée en intentions et en réalisation. Pendant ce jeu de cache-cache, Tristan croit saisir sa bien-aimée et n'embrasse qu'un fantôme. C'est fort bien fait mais le résultat pauvre et peu surprenant, comme si la mise en scène cherchait le moyen de préparer le spectateur à la suite. La tuerie façon bref western shakespearien expédiée, c'est à présent l'angoissante Liebestod durant laquelle Isolde dialogue avec le cadavre de Tristan qu'elle tente de maintenir contre elle. Marke ne s'embarrasse pas avec les sentiments et emporte sa proie comme un dû qui lui appartient désormais.

Image finale : Christa Mayer (Brangäne), Stephen Gould (Tristan), Petra Lang (Isolde), Georg Zeppenfeld (Marke)

Le plateau de cette dernière année s'organise désormais autour de la présence tellurique de l'Isolde de Petra Lang. On ne peut que saluer une prestation qui s'est progressivement imposée au fil des quatre étés durant lesquels elle aura su combattre contre vents et marées. À l'origine prévu pour Eva-Maria Westbroek, le rôle aurait dû être tenu dès 2015 par Anja Kampe mais ce sera finalement Evelyn Herlitzius qui connut les honneurs de la première (et de la captation officielle). À l'exception d'un remplacement par Ricarda Merbeth l'espace d'une soirée en 2017, ce fut donc Petra Lang qui assura toutes les représentations. En l'entendant aujourd'hui, on peine à retrouver l'émission contondante et le métal si fruste de sa première année en Isolde. Elle débuta mezzosoprano à Bayreuth en Brangäne dans la production Marthaler avant d'éclater en Ortrud dans le Lohengrin de Neuenfels (où elle remplaçait déjà Evelyn Herlitzius). Petra Lang a conquis son Isolde de haute lutte, cela s'entend et constitue tout l'intérêt d'une incarnation désormais pleinement accomplie et souveraine. Il faut entendre ce mélange de vaillance et d'amertume dans les fureurs du I, l'attendrissement du II et cette ligne à la fois véhémente et touchante dans la Liebestod. Contre toute attente, elle a su domestiquer le Tristan de Stephen Gould qui semble avoir trouvé ses marques dans cette rivalité. Le duo atteint cette année un équilibre et une tenue qu'il convient de saluer avec tous les égards. On les retrouvera séparément l'an prochain, l'une en Brünnhilde dans Die Walküre et l'autre en Siegfried dans Götterdämmerung.

Christa Mayer (Brangäne)

On en oublierait presque l'invariable et admirable Brangäne de Christa Mayer, dont la couleur et le phrasé modèlent vocalement un personnage relativement laissé pour compte par la scénographie. On se réjouit de l'entendre en Fricka dans le Ring 2020. Déception en revanche pour le Kurwenal de Greer Grimsley. Le baryton-basse américain n'a ni l'éclat ni la justesse de son prédécesseur Iain Paterson. Sa prestation au III ne démérite pas mais peine à marquer durablement les esprits. Georg Zeppenfeld incarne un Marke idéalement sournois et psychopathe. Plus à son aise dans ce rôle que René Pape, sa voix d'airain offre au personnage des contours visqueux et effrayants qui semblent contaminer le Melot d'Armin Kolarczyk, très expressif, pleutre et venimeux, remplaçant ce soir Raimund Nolte. Saluons également la prestation de l'impeccable Tansel Akzeybek et la voix très soignée du jeune Kay Stiefermann.

Arrivée de Marke (Acte III)

La direction de Christian Thielemann porte en elle l'assurance, le poids et l'énergie qui permettent d'élever la soirée à des hauteurs stratosphériques. On admirait son Lohengrin quelques jours plus tôt, on se lève pour ce Tristan absolument maîtrisé de bout en bout. Le geste laisse entendre une noirceur et une densité qui portent le drame à incandescence (l'entrée de Marke au I !), des transparences et des volumes qui étirent et suspendent le temps (la montée vers le duo d'amour et le prélude du III). L'élan général l'emporte sur la méticulosité et l'application esthétisantes des premières années. Comme un artiste qui passerait de la gravure à l'art et à la dimension d'une peinture affresco, les horizons respirent enfin, libérant le chant et les climax d'un plateau qui trouve là un écrin idéal.

Lire ci-dessous les articles de David Verdier sur les éditions 2017 et 2018
Lire sur le Blog du Wanderer les comptes rendus (Guy Cherqui) de
Tristan und Isolde 2015
Tristan und Isolde 2016

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David Verdier
David Verdier Diplômé en musicologie et lettres modernes à l'université de Provence, il vit et enseigne à Paris. Collabore à plusieurs revues dont les Cahiers Critiques de Poésie et la revue Europe où il étudie le lien entre littérature et musique contemporaine. Rédacteur auprès de Scènes magazine Genève et Dissonance (Bâle), il fait partie des co-fondateurs du site wanderersite.com, consacré à l'actualité musicale et lyrique, ainsi qu'au théâtre et les arts de la scène.

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1 COMMENTAIRE

  1. Le 28 août, dernière de Tristan. TRISTAN TRISTAN .… perfection.
    J’avoue avoir été bouleversé par cette représentation. D’abord la (presque, seul bémol Kurwenal) perfection du chant et de l’orchestre. De bout en bout une parfaite concordance, emportement du théâtre ou sublime douceur de la désolation. Thielemann a été superlatif.
    S Gould d’abord. Ce n’est pas un chanteur dont je suis familier, mais je suis bien en accord avec Wanderer c’est un très grand Tristan. Une voix riche d’une base de notes graves, une émission de ténor, non pas « héroïque » mais fruitée, reconnaissable, caractérisée qui peut être nuancée, subtile ou au contraire puissante. Mais la diction n’est pas négligée, et ce qui est remarquable c’est que même dans les moments les plus difficiles à chanter, le chanteur reste capable d'être un acteur. Sublime !
    P Lang m’a convaincu mais les critiques formulées par Wanderer au cours des années sont justifiées. Il y a des imperfections. Mais de là à dire qu’elle n’arrive pas au bout du rôle, certainement pas. C’est une bonne Isolde. Son Liebestod est tout à fait convainquant.
    Je me suis étonné à trouver cette année le concept de la mise en scène limpide, ce qui n'était pas évident pour moi l’an dernier. Mais j’aurais dû relire Wanderer 2016. Noir, c’est noir. C’est la vision la plus destructrice du mythe sans doute mise en scène à ce jour.
    C’est clair. Acte I Tristan et Isolde s’aiment, malgré les tentatives de séparation-protection de Kurvenal cet amour s’exprime au grand jour. Pas besoin de philtre ni pour faire naître cet amour, XIX éme siècle, ni pour le libérer en croyant absorber le poison, XXéme siècle et Wieland. Marke va saisir les amants au retour du voyage. Acte II c’est la prison, la torture psychologique. L’amour s’exprime et résiste un peu mais la souffrance est telle que les amants essaient de se suicider. Marke veut récupérer Isolde, ce qu’il fait mais fait liquider Tristan par Melot. Acte III. On peut rester classique et penser cet acte comme l’agonie de Tristan qui attend Isolde et meurt. Personnellement, j’avais l’an dernier émis une hypothèse que je conserve et préfère. Tristan est bien assassiné à la fin du II. Mais son être spirituel erre car le rite mortuaire n’a pas été réalisé. Donc le Tristan du III est un esprit errant qui cherche Isolde. Et Isolde vient et avec les compagnons de Tristan, réalise le rite mortuaire, d’une par le premier monologue, qui souvent paraît une baisse de tension après la mort de Tristan et enfin le Liebestod. C’est fini, les compagnons sot assassines, Isolde est emmené brutalement par Marke. Tristan devient un ancêtre, un mythe.…..
    Il me semble que le travail sur le jeu des chanteurs est excellent et particulièrement adapté ce qui ne m’avait pas frappé l’an dernier. Il en est deux d’exceptionnels aussi, C Mayer, superbe, au fond c’est sûrement une Isolde (je ne sais si elle a chanté le rôle) et G Zeppenfeld absolument terrifiant, dans ce rôle l’un il est plus adapté que R Pape.
    Alors, les huées qui ont accueilli K Wagner sont inadmissibles, injustes et grossières. Heureusement les applaudissements l’ont emporté.
    Au total un Tristan exceptionnel à placer au plus haut.

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