Saigon

Écriture : Caroline Guiela Nguyen, Les Hommes approximatifs, avec l'ensemble de l'équipe artistique 

Mise en scène : Caroline Guiela Nguyen
Scénographie : Alice Duchange
Costumes : Benjamin Moreau
Lumières : Jérémie Papin
Son : Antoine Richard

Avec :

Caroline Arrouas,
Dan Artus,
Adeline Guillot,
Thi Truc Ly Huynh,
Hoang Son Lê,
Phu Hau Nguyen,
My Chau Nguyen Thi,
Pierric Plathier,
Thi Thanh Thu Tô,
Anh Tran Nghia,
Hiep Tran Nghia

 

 

Ateliers Berthier, Théâtre de l'Odéon, 12 janvier 2018

Voilà un spectacle qui séduit tous les publics à qui il s'est offert : celui de Valence, comme celui d'Avignon, celui de Grenoble comme celui de l'Odéon. Saigon raconte la vie ordinaire de l'exil, la difficulté d'être ici et là, il raconte les douleurs de l'émigration, il raconte les petits bonheurs, les amours, les retours douloureux, il raconte enfin une certaine histoire de la France, les échos de la guerre d'Indochine, bien oubliés, et l'enracinement parisien de ces vietnamiens qui ont fui leur pays, qui ont bénéficié de ce droit d'asile dont on parle tant aujourd'hui. Un spectacle plein de pudeur, plein de douceur, plein d'émotion, dans le décor immuable d'un restaurant vietnamien fixé à jamais. Un vrai moment de théâtre cathartique.

My Chau Nguyen Thi, Anh Tran Nghia, Hiep Tran Nghia (de gauche à droite)

 

« On raconte toujours des histoires quand on est loin de chez soi. »

Pour nombre de Vietnamiens, la fin de la Guerre d’Indochine signe le début d’un exil interminable. Ce n’est qu’en 1996 que les Viet-kieu (Vietnamiens de l’étranger) obtiendront un visa leur donnant droit de retourner dans leur pays. Saigon s’attache à dépeindre ces deux époques : 1956 et 1996, le départ et l’impossible retour. Des destins singuliers, qui retracent une histoire multiple. Caroline Guiela Nguyen a écrit la pièce en collectant des témoignages à Hô-Chi-Minh-Ville, dans le treizième arrondissement de Paris, en parlant avec les acteurs. Pour « entendre à nouveau des récits, des mots, des langues qui (lui) étaient devenus inaccessibles. »  Elle a interrogé cette mémoire, encore vive, bien que longtemps tue. « Je ne veux pas de discours sur les gens, je veux les gens eux-mêmes, leur visage, leurs paysages, leurs corps, leurs langues. » Car, et c’est une des forces de la pièce, Saigon livre une histoire qui se tait. Dans le restaurant du même nom, chacun mange une soupe ou des raviolis vapeur, mais sans jamais parler. Une forme de pudeur à fleur de peau qui laisse la génération d’après, les enfants nés en France, sans récit familial, à l’image d’Antoine, interrogeant sans relâche et vainement sa mère, incapable de lui dire qui il est.

La pièce a séduit la Comédie de Valence ((qui a fait naître et porté le spectacle)) puis le Festival d’Avignon. A Paris, elle fait escale un mois au Théâtre de l’Odéon, avant de partir en tournée.

Au 18 rue du Faubourg Saint-Antoine, un restaurant donc, nommé Saigon, comme « 235 autres » en France. Avec ses tables et chaises en aluminium, ses couleurs criardes, son petit autel bouddhiste, un maneki-neko, qui ne cesse d’agiter la patte durant 3h30, un espace karaoké et, bien sûr, la cuisine où l’on s’affaire sans cesse. La banalité de ce décor est son évidence : assis dans les fauteuils, sans doute est-ce la première fois que nous le regardons, avant de comprendre qu’il raconte déjà une histoire, plusieurs histoires. « C’est un petit bout de Saigon, c’est comme là-bas. » En mangeant pimenté, qui songe à la mémoire qui décore les murs d’un petit restaurant de quartier ?

Hao, à jamais étranger

Il y a celle de Hao, chanteur de bars pour colons, obligé de fuir le régime communiste. Il laisse Mai, dans une dernière étreinte, avant de vivre d’expédients à Paris. Farouche, taciturne, rongé, il deviendra un vieil homme solitaire, au costume soigné, raide, poussant toujours la chanson. Mai, entretemps, aura disparu : peut-on attendre, des décennies, celui qui est parti ?  Hao est à jamais absent, en France comme au Vietnam. Muré.

  • « Vous habitez où ?
  • Je suis seul.
  • Seul, mais où ?
  • Je me débrouille. »

De retour au pays, il sera incapable de dialoguer avec des jeunes survoltés, et c’est là le deuxième exil, celui du langage. Hao s’exprime avec des mots ou un accent francisés. A jamais étranger.

La pudeur comme robe de soirée

Et puis Marie-Antoinette, petite femme ronde et énergique, au prénom anachronique, mélange d’influence coloniale et de précaution parentale. Elle attend son fils disparu en 1939, depuis que la France l’a enrôlé, pour combattre l’Allemagne. Elle a ce ton sec, cette voix tranchée, qui a l’habitude de donner des ordres en cuisine. Elle tient le restaurant,  y dresse les tables, s’affaire aux fourneaux, range les chaises. Sans cesse en mouvement. Et, tous les jours, pense à ce fils, sans rien en laisser paraître sinon, le jour de son anniversaire, en mettant sa plus belle robe.

« Pourquoi vous cachez tout ? pourquoi vous restez toujours dignes comme ça ? » Dans ce monde de pudeur, de non-dits, on pleure en secret, lorsque les clients sont partis. La force de la pièce tient dans ces silences, ces douleurs cachées, qui surgissent au hasard d’une phrase, dans un dialogue qui brusquement se déchire.

Phu Hau Nguyen

Une écriture simple, faussement maladroite

« Aujourd’hui, comme j’ai du mal à parler de cette période car, comme vous dites en France, un malheur ne vient jamais seul. »

Les lieux se déclinent, Saigon, Marseille, après un long voyage, Paris, Cholon, Bergerac, Dien Bien Phu, et le gouvernorat de Cochinchine, comme une carte Vidal Lablache d’autrefois. L’écriture est fluide, qui enchaîne les dialogues, l’air de rien, dialogues de rien. A tel point qu’on pourrait les juger maladroits lorsqu’ils sont simples et vrais, loin de toute sophistication. L’émotion est ici, évidente, inattendue, dans ce resto qu’on pensait kitsch et qui d’un jeu de lumière, au fil d’une chanson, change d’époque. 1956 et 1996 se rencontrent sans cesse, croisement de vies éprouvées, de mémoires silencieuses.

Les acteurs, Français, Français nés au Vietnam, Vietnamiens, s’inscrivent dans cette composition chorale avec fluidité. Ils se répondent parfois, d’une époque à l’autre, incarnent plusieurs personnages, mêlent les histoires. Parlent en français ou en vietnamien. Illustrant cet aller-retour permanent, qui leur est nécessaire, à force de racines qui se dérobent.

Ils traduisent avec délicatesse les gestes les plus insignifiants. La violence est rare ici : le drame est intérieur, toujours. Il y a des coups parfois, des larmes aussi, mais de la retenue le plus souvent. Et c’est cela, exactement, qu’ils donnent : se retenir, ne jamais lâcher prise. Si ce spectacle est déchirant, c’est qu’il affleure une histoire, la petite histoire de la décolonisation, qui ne s’exprime jamais.

« C’est ainsi que se racontent les histoires, au Vietnam, avec beaucoup de larmes. »

Dan Artus et Phu Hau Nguyen

 

 

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