Imprudent Jephté ? Victorieux des Ammonites, ennemis d'Israël, il se lie à Dieu par un vœu qui l'oblige à sacrifier la première personne qu'il rencontrera à son retour du combat :
Jephté fit un voeu au Seigneur et dit : "Si vraiment tu me livres les fils d’Ammon, quiconque sortira des portes de ma maison à ma rencontre quand je reviendrai sain et sauf de chez les fils d’Ammon, celui–là appartiendra au Seigneur, et je l’offrirai en holocauste."
Ce court passage extrait (Livre des Juges 11, 31) donne lieu à de nombreuses interprétations. Les plus satisfaisantes soulignent la proximité qui existe en hébreu entre "et" et "ou". Cette subtile ambivalence justifie à elle seule les erreurs de lecture. Voyant sa fille ouvrir la porte de sa maison pour l'accueillir, Jephté tombe dans un terrible désespoir. Que pleure-t-il au juste ? La tradition lyrique, du Jephta de Haendel à l'Idomeneo de Mozart, ne garde de ces vœux que leur ressort dramatique cousu de fil blanc. Pris dans les rets d'une parole donnée à la divinité protectrice, le héros n'a d'autre issue que de s'exécuter.
Dans le cas du Jephta de Haendel, on ne saurait trop insister sur la dimension sacrificielle en droite ligne de l'exemple d'Abraham. Le sacrifice humain étant réprouvé par la loi, Jephté ne peut pas se déclarer homme de Dieu et soumettre sa fille à un sanglant holocauste. Sa tristesse provient uniquement de la prise de conscience qu'elle devra consacrer sa virginité à l'Eternel. Un détail, niché dans le verset 37 signale qu'elle demande un délai de deux mois pour pleurer [sa] virginité avec [ses] compagnes – détail qui aura échappé au Révérend Thomas Morell, auteur du livret de Jephta d'après le Livre des Juges et la Jephthes sive Votum (1554) de George Buchanan. Le récit s'alourdit au passage de l'intervention d'un ange qui suspend le geste sacrificiel de Jephté.
La mise en scène de Claus Guth ne s'est pas embarrassée des subtilités de l'exégèse biblique qui aurait pu fournir des éléments propres à donner du relief à un personnage qu'il dépeint comme un être qui perd la foi mais, paradoxalement, se soumet à elle. Quelques semaines après une Bohème un peu perdue dans l'univers interstellaire, la reprise de ce spectacle créé à Amsterdam fin 2016 déçoit par l'étroitesse du point de vue et l'absence de contraste. Drapé dans une cinquantaine de nuances de noir, cet ultime oratorio de Haendel résonne visuellement comme une infinie désinence qui brode le thème du désespoir et de la perte. Au mieux, pourra-t-on lire là une allusion au fait que le compositeur ait été privé de la vue au moment de mettre un terme à son ouvrage.
"It must be so" : La mise en scène donne à cette sentence divine les atours d'une fatalité anachroniquement romantique. Peu avare d'un certain didactisme appuyé, Guth nous soumet à une pénible circulation de lettres géantes qui encombrent le plateau noyé dans un épais et sombre brouillard. Au centre de la scène figure la porte dans laquelle apparaît sa fille. Rien ne nous est épargné de l'aversion qui envahit progressivement le personnage de Jephté, jusqu'à cet impuissant crachat qu'il lance qu'il lance au Ciel au moment où il se sépare de sa fille Iphise. À travers ce geste, c'est toute la petite société réunie autour de lui qui se détourne de Dieu et exprime son dépit. Vision plus politique que réellement théologique, là c'est le chœur qui semble veiller à ce que le roi respecte son vœu. Symbolisé par une couronne de papier – ustensile caricatural dont Jephté cherche ostensiblement à se débarrasser – le pouvoir est mis en scène dans le prélude par une habile succession de scènes muettes qui relatent les épisodes absents de l'intrigue : La mort de Galaad, la prise de pouvoir de Zebul, le fils légitime, et l'exil de Jephté. Très vite apparaît la vision fantomatique du double d'Iphise en victime sacrificielle errant, le cou sanguinolent, sous les yeux épouvantés de Storgé. L'épouse de Jephté a les atours d'une prêtresse païenne, alternative à son fanatique de mari qui traîne sous sa vareuse élimée de soldat, la tunique salie du disciple de Dieu. Il faut également à l'auditeur la force du croyant pour voir dans cette Jephta autre chose qu'une œuvre aux longueurs généreuses qui stratifie des airs moins variés qu'à l'ordinaire, ponctués par l'irruption assez improbable et inutile de l'ange salvateur. Ce gros nuage qui plane, telle une présence menaçante, se change subitement en un rayon jaune citron qui fend l'espace des cintres jusqu'au sol (Happy, Iphis shalt thou live). Insuffisant pour convaincre les protagonistes de la bonté de cette clémence divine. Tous semblent maudire le sort qui arrache Iphise à son fiancé Hamor. Le chœur seul se réjouit – vox populi, vox dei – tandis qu'on coupe les cheveux de la jeune fille qui arrache nerveusement les plumes de son oreiller en signe de dépit. Joys triumphant crown thy days. Rideau.
Musicalement, la direction de William Christie affadit un propos invariablement orienté vers un beau son. Sans frénésie notoire dans les rares moments où l'action prend le dessus sur les émolliences de la partition, il poursuit tranquillement la recherche d'un équilibre consensuel qui ne répond pas vraiment aux partis-pris de la mise en scène. On passera rapidement sur les transitions réduites à des modes de jeu à la fois flous et ringards sur les cordes d'un piano pour s'intéresser au chœur des Arts florissants – hélas – pas exempt de décalages (When His loud voice in thunder spoke) tandis que le superbe How dark, O Lord, are Thy decrees n'a pas les contours et la ciselure qu'y mettait un Gardiner ou un Harnoncourt.
Un cast de qualité relève en partie le défi imposé à la fois par la partition et la scénographie. Ian Bostridge succède à Richard Croft, présent dans la production donnée à Amsterdam. Le personnage peine à se dégager d'un jeu dominé par une sorte de nervosité nihiliste à bon compte. Truquant régulièrement tout le bas du registre, la voix se faufile dans un élan et une véhémence qui ne séduisent pas vraiment sur la durée. Peu satisfaisante également, la Storgè de Marie-Nicole Lemieux évoque étrangement plus Azucena que l'épouse et la mère imaginée par Haendel. Philippe Sly est un Zebul peu projeté mais suffisamment précis dans ses intonations pour se saisir correctement d'un rôle relativement ingrat sur le plan théâtral. Tim Mead campe un Hamor moins incarné scéniquement que celui de Bejun Mehta, privilégiant une couleur de timbre assez douce à la tentation de rompre le masque de l'amoureux transi par des effusions de douleur excessive. L'ange diaphane et sulpicien de Valer Sabadus ne parvient pas à émouvoir tandis que Katherine Watson incarne une Iphise de belle envergure, la voix déliée et touchante, en phase avec l'évolution psychologique d'un personnage saisi entre sentiment amoureux et respect du vœu paternel.