DREI SCHWESTERN
De Simon STONE d'après Anton TCHEKHOV

Inszenierung : Simon Stone
Bühne : Lizzie Clachan
Kostüme : Mel Page
Licht : Cornelius Hunziker
Musik : Stefan Gregory
Dramaturgie : Constanze Kargl

Olga : Barbara Horvath
Mascha : Franziska Hackl
Irina : Liliane Amuat
Andrej : Nicola Mastroberardino
Natascha : Cathrin Störmer
Theodor : Michael Wächter
Alexander : Elias Eilinghoff
Viktor : Simon Zagermann
Nikolai : Max Rothbart
Roman : Roland Koch
Herbert : Florian von Manteuffel

Theater Basel-Schauspielhaus, 7 Janvier 2017

Le Theater Basel (Théâtre de Bâle) est l’un des plus novateurs, les plus originaux d’Europe dans ses choix et sa programmation. C’était déjà le cas quand Georges Delnon l’animait, et depuis que ce dernier est au Staatsoper Hamburg, c’est Andreas Beck qui continue la tradition, venu de Vienne où il était Directeur artistique au Schauspielhaus. Andreas Beck est un homme de théâtre et s’il est l’intendant du Theater Basel, il s’est réservé le théâtre, et a confié l’opéra à Laura Berman, plutôt spécialiste de danse. Cette couleur novatrice vaut la résidence de Simon Stone « Hausregisseur » au Theater Basel on lui doit les productions de John Gabriel Borkman, Angels in Amerika, Die Tote Stadt (son premier opéra). Ces Trois sœurs sont une réécriture de la pièce de Tchekhov, c’est pourquoi il signe le texte "d’après Tchekhov".

L’entreprise est singulière pour cette deuxième mise en scène des Trois sœurs de Tchekhov (la première avait été réalisée en Australie). En effet, Simon Stone est toujours soucieux de présenter un spectacle accessible à tous et de le rendre populaire, a entrepris une réécriture totale de la pièce, en modernisant les situations, en mettant dans la bouche de ses personnages une langue du quotidien, au débit naturel, de manière que le spectacle apparaisse immédiatement familier et partageable. Il en résulte un rythme qui n’a rien à voir avec les productions habituelles de Tchekhov, au débit souvent identique quelle que soit la pièce, aux décors voisins, au rythme quelquefois ralenti, comme l’étaient les Tchekhov de ma jeunesse, interchangeables dans mon souvenir de lycéen. Il y avait une doxa Tchekhov, dont très souvent le comique était évacué.
Dans ce décor assez stupéfiant de Lizzie Clachan, une maison de vacances de style américain, avec de grandes baies vitrées partout, qui laisse voir tous les espaces de vie, y compris les plus intimes, où chacun vit sa vie, où les conversations se superposent, où émanent de divers espaces (tous les dialogues à l’intérieur sont sonorisés car sinon le son ne passerait pas dans la salle), nous sommes comme conviés à une sorte de soap opera avec les rires du public en toile de fond. Car le public, au moins au premier acte, rit et glousse. Les costumes de Mel Page, tee shirts, jeans déchirés, savates et Nike, sont volontairement inscrits dans la banalité du quotidien, et portés avec le négligé voulu.
Simon Stone conserve les noms des personnages, les situations, la progression : il ne change rien du cours de la pièce, il se contente faire en sorte que le public soit de plain-pied avec la situation et non face à une datcha russe du début du siècle ; il ne transpose pas dans un décor où l’on débiterait le texte de Tchekhov, car cette actualisation n’est pas décontextualisation : le contexte est le même, les relations et les caractères sont les mêmes, l’action est la même. Mais tout semble brusquement nous parler plus directement et brutalement nous concerner. De sorte que ce Tchekhov sans Tchekhov, nous le vivons immédiatement de l’intérieur et que c’est bien de Tchekhov dont il s’agit, avec son humour, avec sa poésie, avec ses déchirements.

Ce qui frappe dans cette entreprise, ce n’est pas du tout un détournement ou une interprétation, c’est au contraire sa fidélité. L’élève qui a lu Tchekhov et vient voir Drei Schwestern ne sera en aucun cas dépaysé, mais verra exactement ce que Tchekhov a voulu transmettre. Et Simon Stone n’a pas fait une traduction : si la traduction essaie de proposer une égalité avec le texte original, Simon Stone propose un texte similaire : c’est toute la différence mathématique entre égalité et similitude. Je m’inscris en faux face aux remarques sur un langage trop cru, un langage de feuilleton TV. Stone installe la pièce dans un milieu de classe moyenne relativement jeune, des trentenaires pour la plupart, avec leur langage libre, ce langage même qu’on peut trouver partout. Cette langue, notre langue, transmet néanmoins la question centrale de la pièce, qui est le savoir-aimer, qui est la relation sentimentale, mais aussi les relations amicales, les relations de voisinage qui traversent l’ensemble de la pièce, c’est à dire la vie, la vie au quotidien des petits drames aux grands . 

Mais le langage ne doit pas masquer la réalité de nos perceptions : il y a dans ce texte des moments forts, émouvants, mais aussi d’une très grande subtilité et la langue chante ces variations comme chez Tchekhov. C’est cette extrême précision et cet extrême raffinement dans la recherche du ton et du mot justes, de l’expression idoine qui stupéfie et qui fait la réussite de l’opération, à mille lieues d’une entreprise superficielle destinée à moderniser. À cette recréation est associée une musique d’atmosphère (de Stefan Gregory), qui accompagne les moments d’émotion, et l'on entend dans la maison Rihanna, ou Beyoncé, voire Britney Spears, qui contribue aussi à être le plus proche, le plus exact possible dans l’expression des sentiments des personnages :  il s’agit de retranscrire un ton, un univers, et malgré la stupéfiante opération de laminage, c’est l’opération de refonte et de reconstruction du même objet avec une couleur langagière autre, mais la même petite musique et non seulement une parenté, une filiation, mais surtout une recréation tchekhovienne moderne qui laisse assez rêveur ici.

Au service de ce travail, une troupe : c’est à dire un ensemble de comédiens pour la plupart habitués à travailler ensemble et disponibles à entrer dans la vision du metteur en scène. Cette notion de troupe, de solidarité par-delà le moment contingent d’une production, c’est ce qui ressort de la soirée, et qui sous-tend son extraordinaire réussite artistique et théâtrale. Avant de parler des individualités, c’est cette notion d’ensemble, c’est cette interaction des personnalités, c’est cet extraordinaire naturel dans les mouvements, dans le ton, dans les attitudes qu’il faut souligner. Sans cette disponibilité, sans cette sensation que ces comédiens sont prêts à tout pour défendre le texte, sans doute le spectacle n’aurait ni ce relief, ni cette fraîcheur, ni cette justesse qui fait le plain-pied dont je parlais entre eux et nous. Tous, de ceux qui ont des rôles moins importants aux rôles principaux, ont des « moments » privilégiés où une attitude, un jeu de mots, une expression vont faire mouche sur le public. Même si tous les rôles de la pièce originale ne sont pas repris, et que certains en reprennent des éléments, il reste que l’ensemble est particulièrement cohérent. Herbert, l’ami un peu farceur, gay, qui essaie de dérider l’atmosphère (joué par Florian von Manteuffel) apportant arbre et décorations de Noël au deuxième acte, et qui par les effets de l’alcool entraîne Nikolaï l’amoureux d’Irina éconduit dans une ronde de fougueux baisers (final de l’acte II). Le vieux Roman aussi, confident à ses heures, philosophe à ses heures, alcoolisé, mais présent aux confidences, interprété par Roland Koch, ou Viktor (Saliony chez Tchekhov) , un peu cynique, un peu dégoûtant, agressif et amoureux aussi (Simon Zagermann) ; des interventions comptées, mais toujours fortes, toujours ciblées, et donc toujours justes car elles ajoutent à l’atmosphère générale des couleurs et des reflets particuliers.
Theodor (le Fiodor Kouliguine de la pièce originale) est le mari trompé de Macha. Brave jeune type un peu dégingandé, plutôt disponible, amoureux sans doute, mais ennuyeux et effacé, il est interprété avec un naturel confondant, tant dans le langage que dans les allures par Michaël Wächter, à la fois présent et effacé, tandis que son rival, Alexander (Elias Eilinghoff), discret, dont on sent à la fois par le jeu de Macha (magnifique Franziska Hackl) et par ses attitudes plus réservées qu’il ne répondra jamais aux attentes de la plus passionnée des trois sœurs : il montre une certaine faiblesse, une certaine timidité qui est aussi lâcheté, pris entre sa famille et Macha tellement attentive à lui, et qui par son métier (pilote de ligne) est toujours ici et ailleurs. Il ne répondra pas au rêve newyorkais de Macha dans des scènes finales d’une très grande vérité.
Nikolaï est Max Rothbart. Un des personnages les plus attachants de la pièce, l’amoureux éconduit d’Irina. Une Irina hésitante et par là-même cruelle (Liliane Amuat). Simon Stone en fait un personnage relativement pâle au départ qui va peu à peu se densifier. Et Max Rothbart tant par les attitudes que par le langage et le ton, est assez « passepartout ». C’est l’amoureux gentil qui vit sa relation sans trop y réfléchir, avec une personnalité qui ne semble pas ou plus convenir à Irina. Même éconduit, il reste part du groupe parce qu’il a aussi le statut de vieil ami, du copain serviable. La scène de saoulerie « gay » à la fin du deuxième acte, est à la fois légère et emblématique d’une confusion, d’un désespoir naissant du personnage.
C’est au troisième acte que l’acteur est impressionnant et touchant. Il ne dit presque rien, mais assiste la famille dans son déménagement, il porte paquets et meubles en traversant la scène, les pièces, la maison, ombre portée des échanges et des dialogues des uns et des autres, toujours présent en arrière-plan. Chacun règle ses comptes et paie l’addition des erreurs et des drames. Arrive aussi son tour, quand Irina lui annonce qu’elle se fiance et que tout est fini entre eux.
C’est alors que l’ami discret et industrieux disparaît et qu’on va enfin se préoccuper de lui quand on s’aperçoit qu’il a pris le pistolet de Victor. Dans la version de Stone, Nikolaï ne périt pas en duel, mais se suicide dans la maison : effrayante apparition où il est nu contre la vitre, pistolet à la main, presque offert, presque christique, puis disparaît dans les toilettes, pour tirer juste au moment où l’on vient le chercher. Il semble enfin exister quand il est mort, et l’image finale est celle des hurlements d’Irina désespérée.

Ces vies ratées, cette circulation de l’amour avec ses méandres ses échecs et ses illusions, cette amertume générale, tout est porté par Tchekhov et reporté par Simon Stone : du premier acte plutôt léger et insouciant, au 2ème acte, où l’on se force à faire la fête – triste fête avec feux de joie et arbres de Noël qui masquent le début de la fin, et troisième acte qui est tout concentré sur le départ : on plie littéralement bagage en réglant tous les comptes, et tous se révèlent. Natacha a acheté la maison et se montre d’un cynisme achevé et chacun et chacune fait le point, quelquefois jusqu’à la désespérance.

La Natacha de Cathrin Störmer est une figure de la vulgarité, accentuée par une voix artificiellement haut-perchée, désagréable à entendre, vêtements voyants, talons aiguille, traînant de manière ostentatoire son bébé au deuxième acte. Elle est exactement ce personnage en décalage qui souligne le naufrage du couple Andreï/Natacha, face à un Andreï totalement ailleurs et seulement projeté dans le rêve. Tout est dit entre les lignes : un mariage au nom des rêves d’Andreï, mais ruiné par son côté velléitaire et son goût pour le jeu et les substances interdites, face à une Natacha petite bourgeoise et arriviste, bête et méchante. Le personnage tranche sur tout le reste du groupe, tant il est caricatural.

Face à elle, et aux sœurs, Andreï, interprété de manière exceptionnelle par Nicola Mastroberardino. Dans ce petit monde où personne n’est tout à fait gentil ou tout à fait méchant, et cherche simplement à faire de sa vie quelque chose, il est celui par qui les problèmes arrivent. Vivant de rêves et de problèmes au quotidien, joueur et drogué, c’est lui qui perd au jeu (online…) et qui contraint à la vente de la maison. Oisif, traversant l’activité familiale sans jamais y prendre part, il est la bouche inutile pendant les deux premiers actes, marginal et négligé, dormant, mangeant et baisant. Mais au troisième acte, il entre lui aussi dans la réalité : il a perdu Natacha qui a été voir ailleurs un homme plus fiable et surtout plus argenté, il a perdu la maison de vacances de la famille, il est le mouton noir.  Une prise de conscience tardive, au moins verbale, semblerait le racheter. Il traverse tous ces états d’âme tour à tour léger et négligent, perdu et à la dérive, et aussi quelquefois affectueux et conscient, avec une virtuosité assez exceptionnelle : le ton de la voix, l’élocution, les attitudes, jusqu'au jeu avec ses cheveux, tout prend part à la construction d’un personnage négatif, mais qu’on n’arrive pas à détester ou exclure. Un acteur exceptionnel sans nul doute à suivre.

Les trois soeurs sont elles aussi magistralement interprétées, aussi bien Olga de Barbara Horvath, Macha de Franziska Hackl, qu’Irina de Liliane Amuat. Evidemment, la pièce exige à la fois des personnalités différentes et des éléments de ressemblance : de la plus mûre à la plus jeune, celle qui peut-être est la plus intéressante est Macha, la cadette, portée par Franciska Hackl, qui s’ennuie avec son mari et qui rencontre Alexander. Le jeu timide des regards, le ton de la conversation, l’amour naissant sont portés avec une grande sensibilité. C’est elle qui veut vivre une histoire romantique avec ses excès et son engagement, son égoïsme aussi. Mais, comme souvent depuis Phèdre, les passions s’investissent sur des objets sans espoir ou qui ne répondent pas à ce qu’on investit en eux. Francisa Hackl a ces facettes là et m’a particulièrement marqué.

Olga est Barbara Horwath, plus mûre, plus organisatrice, plus socialisante aussi, elle est la référence familiale, et celle qui peut-être cache le mieux les questions plus personnelles : les deux autres les exposent ou s’exposent au groupe. Olga la célibataire reste en retrait, occupée aux tâches familiales (et au troisième acte au déménagement). Elle finit néanmoins par avouer des tendances lesbiennes. Barbara Horwath est d’une grande élégance dans un jeu fluide et équilibré, qui la rendent particulièrement attachante et avec ce débit à la fois d'aujourd'hui, mais aussi tchekhovien. Virtuose.

Liliane Amuat est Irina la fantasque, confortée et sécurisée par l’amour de Nikolaï, sur lequel elle s’appuie d’une certaine manière pour chercher ailleurs. Elle est plus légère et plus superficielle sans doute aussi. Elle évolue au cours de l’histoire et au cours des actes (le changement de coiffure, gage d’évolution de la jeune fille vers la femme, mais aussi gage de prises de décisions qui dévastent Nikolaï), et c’est sur sa désespérance que s’achève l’œuvre, une désespérance fondatrice : c’est dans les drames qu’on se construit.

Nous sommes face à une œuvre, indubitable, marquante, qui est largement partagée par le public. La relation à Tchekhov est étroite, définitive, et montre la finesse du regard de Simon Stone. Pourtant c’est aussi une autre pièce, un drame de l’aujourd’hui où des personnages veulent vivre leur vie de manière toujours plus urgente ; un drame non pas transposé, mais de comme déjà dit, de plain-pied, d’une vérité lacérante et à ce titre le travail avec les acteurs est un modèle du genre, qui évite tout pathos grâce à une manière de dire le texte avec ses respirations, ses silences, sa couleur très proches de Tchekhov malgré un vocabulaire et des expressions du XXIème siècle . Relire avec attention Tchekhov, puis courir à Bâle.

 

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Guy Cherqui
Agrégé de Lettres, inspecteur pédagogique régional honoraire, Guy Cherqui « Le Wanderer » se promène depuis une cinquantaine d’années dans les théâtres et les festivals européens, Bayreuth depuis 1977, Salzbourg depuis 1979. Bouleversé par la production du Ring de Chéreau et Boulez à Bayreuth, vue sept fois, il défend depuis avec ardeur les mises en scènes dramaturgiques qui donnent au spectacle lyrique une plus-value. Fondateur avec David Verdier, Romain Jordan et Ronald Asmar du site Wanderersite.com, Il travaille aussi pour les revues Platea Magazine à Madrid, Opernwelt à Berlin. Il est l’auteur avec David Verdier de l’ouvrage Castorf-Ring-Bayreuth 2013–2017 paru aux éditions La Pommerie qui est la seule analyse parue à ce jour de cette production.

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1 COMMENTAIRE

  1. Bizarre.….
    La langue de Tchekov est on ne peut plus accessible, et réécrire la même histoire, dans la langue du 21ème siècle, pourquoi pas (mais quelle langue?), je ne vois pas en quoi à ça en fait un spectacle "populaire" (public de l'Odéon?) et à priori intéressant. projet au demeurant assez courant aujourd'hui. Peut-être est-ce un extraordinaire spectacle, mais pas pour les arguments que vous avancez en début d'article.…..

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