Ogres
Texte et dramaturgie : Yann Verburgh

Mise en scène : Eugen Jebeleanu
Jeu : Gautier Boxebeld / Yann Verburgh, Clémence Laboureau, Radouan Leflahi / Johann Weber, Ugo Léonard, Claire Puygrenier
Scénographie : Velica Panduru
Création sonore : Rémi Billardon
Création lumière et régie générale : Sébastien Lemarchand
Régie lumière et plateau : Nina Tanne
Administration et production : Eva Manin

Production : Compagnie des Ogres

Coproduction : FATP – Fédération d’Associations de Théâtre Populaire, Théâtre Ouvert Cndc,  L’Étincelle – Théâtre de la ville de Rouen

Avec le soutien d’Arcadi Île-de-France,  de l’aide à la création de l’Adami, de l’aide à la création et de l’aide à la reprise de la Spedidam, de la Chartreuse Cnes de Villeneuve lez Avignon, du Théâtre Gérard Philipe – CDN de Saint-Denis, du JTN – Jeune Théâtre National, de l’Institut Culturel Roumain, de Confluences – lieu d’engagement artistique, de la Compania 28 et du Festival Temps d’Images de Cluj (Roumanie)

Cette œuvre a bénéficié de l’aide à la production et à la diffusion du Fonds SACD Théâtre

Ce spectacle bénéficie de septembre 2018 à août 2020 du soutien de la Charte d’aide à la diffusion signée par l’Onda, Arcadi Île-de-France, l’Oara Aquitaine, l’Odia Normandie, Réseau en scène Languedoc-Roussillon et Spectacle vivant en Bretagne.

Spectacle sélectionné pour la saison France-Roumanie 2018–19

Texte lauréat de l’Aide à l’écriture de l’association Beaumarchais-SACD, de l’Aide à la création du CnT – Centre national du Théâtre et de l’Aide à la publication du CNL – Centre National du Livre

Création à la Chartreuse Cnes de Villeneuve-lès-Avignon en janvier 2017

 

 

Villeneuve-lès-Avignon, La Chartreuse, Reprise en janvier 2017

Parce qu’elle n’a pas voulu se résigner à suivre « les injonctions au silence du spectacle vivant », la Compagnie des Ogres que nous connaissons bien à Wanderer (voir le lien ci-dessous vers un autre spectacle) et dont nous suivons régulièrement les projets, a souhaité offrir aux internautes un spectacle en ligne s’inscrivant dans le sillage d’un théâtre public « qui prétend vouloir s’adresser à tous » et « le fait vraiment ». Il en va ici d’une conviction forte, et c’est un acte militant lors de ce moment troublé que nous traversons, rendu à un confinement qui paralyse nos vies dans leur déroulement, qui nous tient de fait à distance des salles de spectacles vides et nous rend égaux devant ce manque. Dans un message en guise de réponse à certains rappels à l’ordre qu’il juge aussi vains que cyniques, Yann Verburgh voit  là au contraire l’occasion d’un élan désintéressé vers un public souvent « empêché » comme on le nomme dans un euphémisme qui cache à peine la réelle impossibilité  pour beaucoup – trop – de recevoir toute forme de spectacle vivant. C’est la raison pour laquelle Ogres est en libre accès (voir le lien en fin d’article). Chacun peut alors découvrir la mise en scène d’Eugen Jebeleanu captée à la Chartreuse de Villeneuve-lès-Avignon, un projet également engagé dénonçant l’homophobie et ses crimes à travers le monde, tout en célébrant en creux la possibilité de chacun à aimer sans entrave ni persécution.

Clémence Laboureau dans le décor de Velica Panduru

Lien vers le spectacle : https://vimeo.com/209836645/20030759d5?fbclid=IwAR2n5KUgJhzWmNcMqk5RNSoPi61kNBpjxB2ItkRbEKLpyps-_piPwkpPbSE

De dos, face à un rideau qui barre le fond de scène, une femme dans une robe de gala en strass rouge chante sous la lumière d’une poursuite. Love is a losing game. La voix chaude de Clémence Laboureau dans le micro emplit l’espace et déroule le morceau doux-amer d’Amy Winehouse. Elle est légèrement tournée vers le côté cour où près d’elle, dans la pénombre, un homme semble dormir sur un canapé. Il est en position fœtale. Celle du repli sur soi pour se protéger, pour trouver la paix. La chanson terminée, une mélodie sourde et lointaine se fait entendre. La jeune femme se tourne vers le public et sur un écran de surtitrage à l’aplomb du plateau étroit, commence le voyage en terre homophobe. Oxnard – Etats-Unis – Février 2008. Elle raconte. On comprend vite qu’elle est la voix d’un jeune garçon, un lycéen qui en aime un autre. Il se tait d’abord mais finit par se déclarer devant tous, auprès de celui dont il adore tout. Un de ces mouvements de hardiesse que les sentiments dans leur force provoquent. Cela pourrait être le début d’une love story, cela s’achève dans un bain de sang. « Pour le jour de la Saint-Valentin. Tout reste noir. »

Scène d'humiliation de Luka avec tous les comédiens sur scène

Elle sort ensuite. Le surtitrage nous ramène en Europe. Rouen – France – Septembre 2009. Un homme face au public, est assis au bout d’une table rectangulaire et il raconte l’agression homosexuelle à laquelle il a participé. Il dit tout : le déroulement glaçant des événements, les insultes, les sévices infligés. La précision métallique dont il use est atroce – le texte aussi juste que cinglant de Yann Verburgh transperce. Radouan Leflahi campe formidablement ce jeune paumé, sans repère, sans réelle mesure de l’acte auquel il a participé et ce, même s’il est resté passif. Dans cette posture immobile de narrateur-témoin, ses yeux brillent d’une étrange lumière. Celle qu’on peut avoir au banc des accusés au terme d’une procédure pénale. Celle d’un éveil de la conscience, qui sait ? Trop tard. L’Ogre a gagné une fois de plus.

Car c’est de monstruosité dont parle la pièce. La monstruosité devenue ordinaire partout. La monstruosité à laquelle on s’habitue toujours. Trop. Et quelle autre figure monstrueuse que celle de l’Ogre pour l’évoquer et raviver nos cauchemars ? Ceux de l’enfance ne disparaissent jamais vraiment. Ils rappellent la peur primaire. Ils rappellent aussi cette violence reptilienne qui se déchaine aveuglément contre celui qui, parce que vulnérable, ne peut s’en protéger et se fait dévorer. Il y a toujours un Ogre quelque part.

Benjamin (Gautier Boxebeld) et Yoan (Radouan Leflahi) dansent sur le morceau chanté par Luka (Clémence Laboureau).

Gautier Boxebeld est Benjamin, la victime de l’agression. Son jeu plein de justesse laisse voir la blessure au-delà de la chair. Celle qui ne cicatrise que très lentement et s’ouvre très vite. On suit son parcours pendant quatre ans avec Yoan, bénévole dans une association de défense des droits des personnes LGBT,  joué par Radouan Leflahi. Le comédien se trouve tantôt du côté des bourreaux tantôt du côté des victimes – « la frontière est fine, invisible, on pourra facilement passer de l’autre côté » comme l’écrit Alexandra Badea dans la préface de l’édition Quartett. Bien communément pourrait-on dire. Et la mise en scène le transcrit distinctement.

Ce sera le cas aussi de la comédienne Claire Puygrenier qui sera une policière athénienne refusant de ramener « deux tapettes au poste » venant de se faire agresser, sans le moindre scrupule. L’Ogre encore. Pourtant juste avant, la comédienne était un personnage blessé et affaibli.  Bayonne – France – Mars 2012. En blouson fleuri, portant pantalon sombre et baskets, elle se livre à nous. En proie à une grande agitation, elle fait des allers et retours d’un bout à l’autre du plateau. Elle raconte le mépris de sa mère, de sa sœur, de ses collègues de travail. Elle liste les injures notées dans son « carnet rose » – ironie cruelle. La violence des mots qui entaillent profondément, souvent dans la solitude et le silence. Elle explose. « On ne s’habitue jamais. » Clémence Laboureau est assise à la table. Elle l’écoute aussi, et la réconforte. « Tu m’as moi. » Heureusement qu’il y a l’amour, oui.

Et il en est continuellement question car malgré ce tour du monde de l’homophobie, le spectacle ne cesse de célébrer en creux cette liberté fondamentale d’aimer qui on veut. Une histoire d’amour retient l’attention. En trois séquences qui commencent par leur exécution, on rencontre Ali et Ehsan, deux Iraniens de Piranshar. Le rideau tiré dévoile un lieu énigmatique pouvant figurer une sombre forêt qui n’est pas sans rappeler les films de Tim Burton ou encore certaines gravures de Gustave Doré. La forêt des contes où sont tapies les forces malfaisantes. La forêt des Ogres, comme le personnage de Benjamin les voit approcher  dans une scène d’un onirisme aussi mystérieux qu’inquiétant – soulignons cette fois encore le raffinement dans le travail scénographique de Velica Panduru. Ali et Ehsan y sont également exécutés sous nos yeux par des bourreaux à la forme spectrale dans un jeu d’ombres et de lumières rougeoyantes sur le corps des deux jeunes hommes qui finissent par s’affaisser lourdement. Leur histoire croise celle de Benjamin mais commence par sa fin. Intolérable. Ali et Ehsan se sont aimés, depuis leur rencontre. Love at first sight. Voilà leur crime. Intolérable. Le jeu sans outrance de Radouan Leflahi et Ugo Léonard est remarquable pour souligner la révoltante banalité des faits : c’est leur amour qui cause leur mort. On citera aussi le personnage de Luka dans une scène au titre plein de cruauté : « Jeux d’hiver ». Le jeune garçon que joue Clémence Laboureau subit toutes les humiliations – pour tous les sexes indifféremment. La comédienne se retrouve les seins nus, face au public, un phallus grossièrement dessiné sur son corps dégradé. Et trop souvent les regards se détournent de cette sauvagerie en actes, abondamment tolérée quand elle n’est pas légale – les dates dans les surtitres nous rappellent sans cesse que c’est bien notre présent.

Pourtant, à la fin, Luka chante. Pourtant, Benjamin et Yoan dansent, tendrement enlacés et partent ensemble sur les dernières notes de  Fly me to the moon. Vers d’autres possibles, loin des Ogres.

C’est un moment grave et précieux qui nous est littéralement offert ici en captation, dans un vivant partage au cœur de ces semaines chez soi. Comme le précise Eugen Jebeleanu en écrivant la note d’intention, il propose « un théâtre ouvert aux voix minoritaires, à ce qui est en marge ». Il a souhaité faire d’Ogres « un manifeste pour la liberté et créer ainsi un dialogue sincère avec le spectateur ». Evitant la sécheresse du propos comme les boursoufflures dans l’expression, l’écriture du dramaturge et les choix du metteur en scène tissent un réseau narratif élaboré et signifiant. Pour se souvenir des Ogres que nous côtoyons et qui nous menacent. Pour identifier l’Ogre que chacun de nous peut abriter, même occasionnellement, et tenter de le repousser. Pour que ne subsiste sans doute que la liberté d’aimer par-dessus tout.

Prochaine date : 11 mai 2021 à la MAC de Bischwiller

Lien vers le spectacle : https://vimeo.com/209836645/20030759d5?fbclid=IwAR2n5KUgJhzWmNcMqk5RNSoPi61kNBpjxB2ItkRbEKLpyps-_piPwkpPbSE

Ogres ; de Yann Verburgh, Couverture de l'édition Quartett

 

 

 

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Thierry Jallet
Titulaire d'une maîtrise de Lettres, et professeur de Lettres, Thierry Jallet est aussi enseignant de théâtre expression-dramatique. Il intervient donc dans des groupes de spécialité Théâtre ainsi qu'à l'université. Animé d’un intérêt pour le spectacle vivant depuis de nombreuses années et très bon connaisseur de la scène contemporaine et notamment du théâtre pour la jeunesse, il collabore à Wanderer depuis 2016.
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