Le principal obstacle que rencontre une telle entreprise est la notable hétérogénéité stylistique entre deux compositions telles que celles présentées ici, Le Château de Barbe Bleue, essentiellement composé en 1911 et créé en 1918, exemple de l'esthétique symboliste, et le Concerto pour orchestre, plus abstrait et hermétique, une œuvre purement instrumentale comme son titre l'indique, et qui correspond à la dernière partie de la carrière de Bartók aux États-Unis, une commande de Koussevitzky qui a créé l'œuvre avec son Boston Symphony Orchestra en décembre 1944, quelques mois avant la mort du compositeur. Comme à Salzbourg en 2008, dans cette nouvelle production de la Bayerische Staatsoper, c'est essentiellement la mise en scène qui est l'élément fédérateur entre les deux œuvres, qui sont présentées dans l'ordre inverse de celui dans lequel elles ont été créées : d'abord le Concerto pour orchestre et ensuite Le Château de Barbe-Bleue. Convertis en une sorte de musique d’accompagnement d’une danse gothique de spectres solitaires, les cinq mouvements de la page symphonique sont interprétés par le Bayerisches Staatsorchester et sa cheffe Oksana Lyniv tandis que le spectateur est témoin d'un film qui le met en arrière-plan de ce qui sera plus tard l'action "en direct" de l'opéra, et en présente les personnages.
Judith, dans cette réinterprétation de l'intrigue, est un commissaire de police (un commissaire intense et énigmatique, Nina Stemme) qui, à l'aide d'une puissante base de données, enquête sur les disparitions de plusieurs femmes présentant des similitudes frappantes en termes d'âge, d'habillement et de caractéristiques physiques et qui offrent toutes leurs services dans les recoins du web, jusqu'à ce que cette policière prenne la décision risquée de se faire passer pour l'une d'entre elles. Barbe Bleue, distant et impénétrable comme dans l'opéra de Bartók (et de son librettiste Béla Balász) est le seigneur de la demeure où sont conduites ces femmes, mais devant lui le majordome très chic qui prend les mature queens à l'endroit convenu, leur donne une perruque blonde, un somnifère, et les conduit vers leur destin fatal, en échange d'un pourboire confortable et d'un silence qui exclut toute question. C'est le « commissaire Stemme » qui pénètre dans les profondeurs de ces mystères, en évitant bien d'avaler le narcotique, et qui (comme dans le texte original) interroge directement Barbe Bleue sur le sens et l'objet de ses actions, et qui découvre peu à peu les profondeurs de sa personnalité, en ouvrant chacune des portes de son château. Aussi improbable, voire banale, qu'une telle approche puisse paraître, la vérité est que la narration filmique est menée avec un véritable sens dramatique et une admirable capacité à se développer au rythme de la musique, de sorte que le spectateur est absorbé dans l'intrigue, soumis à une tension croissante, séduit y compris jusqu'à la suspension of disbelief .((La suspension de l’incrédulité : en narratologie, quand le spectateur ou le lecteur accepte en toute connaissance de cause de « suspendre » sa rationalité.))
Naturellement, avec la fin du Concerto pour orchestre et le début du Château de Barbe-Bleue, un important élément de rupture est introduit, car à partir des gros plans de l'écran cinématographique, et de la chorégraphie de la narration sans paroles, on passe à ce que l'on peut considérer comme la géographie habituelles du spectacle lyrique, basé sur le dialogue entre les deux protagonistes présents sur la scène, Judith-Stemme et Barbe-Bleue-Lundgren, qui développera dans les différentes salles du château, successivement découvertes par la commissaire selon le livret. Cette deuxième partie, malgré le fort magnétisme des deux acteurs-chanteurs et la variété des scénarios présentés, est probablement moins originale et moins dramatique que la première. Comme si Mitchell se sentait plus contrainte et moins encline à laisser libre cours à son imagination poétique. Et l'ambiguïté et la richesse de la pièce en souffre un peu dans la mesure où l'on veut réduire le personnage de Barbe Bleue aux dimensions d'un psychopathe, un serial killer qu'il faut arrêter. Le spectacle de Mitchell, dont l'approche n’échappe pas à ce danger, a l'intelligence de le reconnaître et, dans une très large mesure, de l'éviter, ce qui suggère l'existence d'une certaine attraction ressentie par la commissaire envers son sujet (le syndrome de Barbe Bleue ?), ou du moins des sentiments, en elle, suffisamment complexes pour que la résolution du complot reste incertaine jusqu'au bout.
Le résultat, comme on peut le déduire des lignes précédentes, est un spectacle qui, bien qu'il n'ait pas la pureté, la concision et la fascination de la lecture de Warlikowski, fait appel à la sensibilité du spectateur à travers le récit, et garde son attention captivée tout au long du voyage, de la même manière captivante qu'un thriller cinématographique. Plus qu'à Paris (et à Salzbourg), tout en se demandant si la formule utilisée résistera bien à une vision répétée, l'œuvre est traitée comme un objet dramatique parfaitement viable. Et face à l'idée peut-être banale que le thème essentiel de l'œuvre est le mystère progressivement dévoilé de la personnalité de Barbe Bleue, Mitchell semble avoir été moins intéressée par son protagoniste masculin relativement unidimensionnel que par celle qui lui fait face, qui donne son titre au spectacle : c'est le mystère et les contradictions de la personnalité de Judith, de toutes les Judith qui, malgré leur peur, se sentent appelées à explorer les pièces du château sombre, qui semble avoir le plus stimulé l'imagination de la metteuse en scène.
Toujours dans cette tonalité féminine, la direction musicale de la représentation était confiée à la cheffe Oksana Lyniv, toujours plus sollicitée, assistante in loco de l'encore GMD Kirill Petrenko, qui avait déjà (entre autres) dirigé pendant la saison 2017/18 la reprise de Lady Macbeth de Mzensk et à qui le théâtre bavarois confie maintenant sa première nouvelle production. Lyniv met en évidence son statut de directrice musicale, par l'habileté avec laquelle, dans la première partie de la représentation, son orchestre sait danser à l'unisson avec les images de Mitchell, et dans la seconde partie, elle s'occupe de la respiration de ses solistes, dialoguant avec eux dans un jeu continu de questions et de réponses. Étant donné les conditions dans lesquelles le Concerto pour orchestre est interprété, il est sans doute inutile de le comparer aux lectures des salles de concerts ; mais l'auditeur ne peut pas nier que cette partition a été entendue en d'autres occasions avec une coloration plus vive, avec des accents plus contrastés, avec des profils plus définis. À tel point que l'on peut conclure que Lyniv (et peut-être Mitchell) voulait que ce Concerto pour orchestre sonne aussi sombre, terrifié, opaque que la nuit londonienne qui se déroule à l'écran. Si bien que ce sont finalement les images qui, plus puissamment que les sons, défient l'imagination du spectateur. Libérés dans une large mesure de ce stimulus visuel (et de ce conditionnement) pendant Le Château de Barbe-Bleue, ce sont les chanteurs qui, dans cette deuxième partie de la soirée, deviennent le principal centre d'intérêt du spectateur. Accompagnatrice attentive, toujours soignée et précise, Lyniv reste en retrait, et de ce fait, sa performance n'atteint probablement pas les niveaux de clarté, de contraste et de couleur d'un Salonen dans les représentations parisiennes de 2015, ou d'un Metzmacher dans la reprise de 2018.
Vocalement il est difficile de formuler des objections. De toute évidence, l'instrument de Stemme ne possède plus la luminosité, la jeunesse aveuglante avec laquelle sa Sieglinde a étonné le monde il y a quinze ans. Certaines des notes élevées pourraient être plus faciles et plus durables. Mais en échange la vibration, la chaleur, l'intensité de son incarnation, subjuguent, tout simplement. Et la voix, dans registre central et le grave, brille d'une richesse fascinante, peut-être en raison de sa fréquentation d'un autre rôle cultivé par les sopranos et les mezzos, comme celui de Kundry. Pour le spectateur qui a assisté la veille à la représentation d’une Turandot moins glaciale qu’absente par une autre archidiva d'aujourd'hui, Anna Netrebko, la prestation de Stemme est un exemple de théâtre fait musique.
Avec Barbe-Bleue, Lundgren trouve un rôle sur mesure. Le ton caverneux, quelque peu guttural et voilé, convient au caractère du rôle, et l'artiste (qui est prudent dans son interprétation) sait colorer d’une nuance de faiblesse et de doute qui lui donne plus de poids que celle d'un simple monstre de dessin animé. De plus, la voix répond sans problème lorsqu'elle doit monter à l’aigu.
Cette splendide Judith sera de nouveau jouée à Munich, par la même équipe artistique, en mars 2021 ; ou du moins, cela a été annoncé. Ce sera l'occasion de se précipiter à nouveau dans le sombre château.