Philippe Boesmans (né en 1936)
Yvonne, Princesse de Bourgogne
,
Comédie tragique en quatre actes et en musique
Livret de Luc Bondy et Marie-Louise Bischofberger d'après Iwona, księżniczka Burgunda, pièce éponyme de Witold Gombrowicz créée à Varsovie en 1957

Direction musicale : Susanna Mälkki
Mise en scène : Luc Bondy

Costumes, coiffures et maquillages : Milena Canonero
Décors : Richard Peduzzi
Lumières : Dominique Bruguière
Dramaturgie : Geoffrey Layton
Chef des chœurs : José Luis Basso

Yvonne : Dörte Lyssewski
Le Roi Ignace : Laurent Naouri
La reine Marguerite : Béatrice Uria-Monzon
Le Prince Philippe : Julien Behr
Le Chambellan : Jean Teitgen
Isabelle : Antoinette Dennefeld
Cyrille : Loïc Félix
Cyprien : Christophe Gay
Innocent : Guilhem Worms
Valentin : Marc Leonian
Le mendiant : Taesung Lee
Première tante : Blandine Folio-Peres
Deuxième tante : Fernando Escalona
Première Dame : Marianne Chandelier
Deuxième Dame : Silga Tiruma
Troisième Dame : Pranvera Lehnert

Orchestre et Choeurs de l’Opéra national de Paris

 

 

Paris, Palais Garnier, vendredi 26 février 2020

Deux femmes – ou plutôt deux prénoms – sont à l'affiche de l'Opéra de Paris en ce moment : Manon et Yvonne. Au modèle de l'amoureuse dévoyée répond une insolite Princesse de Bourgogne, mélange subtil de comédie, tragédie et burlesque d'après le chef d'œuvre de Witold Gombrowicz. Disgracieuse et mutique, Yvonne ne possède aucun des attributs qui feraient d'elle une épouse idéale. Le Prince Philippe s'en éprend par un esprit de bravade qui manque de peu de se transformer en réel sentiment. Yvonne est victime des railleries des parents du jeune homme, ainsi que de la Cour royale – railleries qui se termineront tragiquement par une exécution publique où l'absurdité le dispute au sordide. Dix ans après sa création, la mise en scène du regretté Luc Bondy garde toute son efficacité et son énergie, soutenue par un plateau vocal de tout premier plan (Julien Behr, Laurent Naoury, Jean Teitgen, Béatrice Uria-Monzon) et une brillante direction d'orchestre confiée à la baguette de Susanna Mälkki à la tête de l'Orchestre national de l'Opéra de Paris. 

Dörte LYSSEWSKI (Yvonne), Julien BEHR (Le prince Philippe) © Vincent Pontet

"Chez moi la Forme est toujours la Parodie de la Forme. Je m'en sers mais je m'en extrais". Cette remarque de Witold Gombrowicz dans ses Souvenirs de Pologne conviendrait parfaitement à Philippe Boesmans, compositeur d'Yvonne, Princesse de Bourgogne – opéra inclassable, aérolithe musical tombé à mi-chemin entre le théâtre parlé et la comédie lyrique. Cet assemblage hétéroclite de genres et de styles est fidèle à l'esprit et à la lettre de l'œuvre de l'écrivain polonais. Burlesque et protéiforme, Yvonne est littéralement "baroque", à savoir "irrégulière" et imprévisible – jamais vraiment là où on l'entend – reflet exact de la pensée de Gombrowicz cherchant à exorciser "l’anarchie illimitée de la forme" à travers cette forme théâtrale qu'il n'hésitait pourtant pas à qualifier de "perfide, répugnante, incommode, rigide et désuète".

Première des trois seules pièces de théâtre qu'il écrivit, cette Iwona, księżniczka Burgunda (1938) est littéralement Princesse du Bourgogne, c'est-à-dire du vin de Bourgogne et non de la région. Au moment de la traduction française, Gombrowicz hésitera avec "Princesse Anémie" mais finira par se ranger à la traduction malhabile de Yvonne, princesse de Bourgogne. En choisissant pour héroïne un personnage d'anti-héroïne quasi mutique, il sait qu'il avance sur le terrain miné de la tradition théâtrale. Toujours dans ses Souvenirs, il confie : "J’écrivis Yvonne avec peine et à contrecœur. J’avais décidé d’exploiter au théâtre la technique que j’avais mise au point dans mes nouvelles, et qui consistait à dévider un thème abstrait et parfois absurde un peu comme un thème musical. L’absurde naissait sous ma plume puis se développait, virulent, et le résultat ne ressemblait guère aux pièces qu’on écrivait à l’époque. Je m’acharnais à lutter avec la forme… Que d’heures affreuses je passai, immobile au-dessus de ma feuille de papier, la plume en suspens, mon imagination cherchant désespérément des solutions tandis que l’édifice que j’élevais se fissurait et menaçait de s’écrouler !". Yvonne, princesse de Bourgogne est indéniablement une pièce surprenante de par les thèmes qu’elle développe, de par sa structure et les différents registres de langue qu’elle exploite, sans omettre le modèle élisabéthain dans lequel Gombrowicz puise explicitement certaines modalités stylistiques. Il plane sur l'écriture de Gombrowicz l'ombre tutélaire du Shakespeare violent et psychologique qu'on trouve dans Hamlet ou Titus Andronicus. Prince d'un royaume décadent et vulgaire, le Prince Philippe rencontre Yvonne, jeune fille muette, apathique et sans charme. Par défi et par jeu, il rompt avec ambitionne de la prendre pour fiancée, bravant l'étiquette de la Cour et l'avis de ses parents. S’ensuivent humiliations publiques et situations grotesques dont la seule issue sera la mise à mort de ce personnage encombrant qui renvoie à l'assemblée ses propres défauts.

Dédaignée lors de sa création à Varsovie en 1957, la pièce de Gombrowicz dut attendre d'être traduite et jouée de l'autre côté du rideau de fer pour connaître le succès avec une première française signée Jorge Lavelli et une adaptation du grand Ingmar Bergman. L'opéra s'en empara à quatre reprises ; la première fois en 1973 à l'opéra de Wuppertal avec Yvonne, Prinzessin von Burgund, composée et traduite par Boris Blacher avec Pina Bausch dans le rôle-titre. On trouve ensuite Yvonne, opéra de chambre d'Ulrich Wagner, toujours en allemand, puis Iwona, księżniczka Burgunda, de Zygmunt Krauze, sur un livret en polonais, dont la première mondiale a lieu en 2004 à Paris, au théâtre Sylvia-Montfort. Philippe Boesmans est le dernier en date à s'être confronté à la pièce de Gombrowicz, dans une adaptation française signée Luc Bondy et Marie-Louise Bischofberger. Cinquième opéra du compositeur belge, Yvonne est le seul à ne pas avoir été créé au Théâtre Royal de la Monnaie où Boesmans fut en résidence de 1985 à 2007. C'est au Palais Garnier que l'œuvre vit le jour en janvier 2009, ultime création de l’ère Gérard Mortier.

Yvonne, princesse de Bourgogne est également la dernière collaboration entre Philippe Boesmans et Luc Bondy, succédant à Reigen (1993) d'après Schnitzler,  Wintermärchen (1999) d'après Shakespeare et la somptueuse Julie (2005) d'après Strindberg. D'un commun accord avec Luc Bondy qui avait monté Yvonne en 1981 à Cologne, Boesmans choisit de sous-titrer son opéra : Comédie tragique en quatre actes et en musique. Il y a évidemment derrière ce "tragique", une part de cette absurdité de l'auteur polonais qui pousse à donner comme titre à un opéra, le nom d'un personnage réduit à quelques répliques. Cette présence-absence se concentre sur un personnage apathique qui relève d'une forme plus biologique que dramaturgique. Cette forme de sociologie étroite et ambiguë tendrait volontiers vers Claude Bernard et sa fameuse Introduction à l'étude de la médecine expérimentale. "Mollusque", "repoussante limace", "funèbre crapaud", en un mot : "mollichonne". Voilà Yvonne.

Loïc FELIX (Cyrille) – Dorte LYSSEWSKI (Yvonne) – Julien BEHR (Le prince Philippe) © Vincent Pontet

Réduisant de vingt-cinq à seulement sept le nombre des interventions (oserait-on encore parler de répliques ?), Witold Gombrowicz adapta en 1958 pour une édition polonaise, son manuscrit initial. La traduction française de Constantin Jelenski et Geneviève Serreau parut en 1965. Trois ans plus tard, Gombrowicz effectua de nouvelles coupures, enlevant notamment les sept répliques d’Yvonne et la rendant ainsi muette – remplacée par une didascalie laconique à côté de son nom : "Elle se tait". Le livret de Bondy- Bischofberger revient au texte original, réattribuant au personnage cette poignée de répliques, à l'atour énigmatique et décalé. "Elle n'est pas idiote, c'est la situation qui est idiote" dit Cyrille, l'ami du Prince. En effet, Yvonne dérange par le fait qu'elle fait office de catalyseur à l'égard d'une société qui cherche à la ridiculiser et qui révèle sa propre monstruosité et sa propre absurdité par effet miroir. Entre le Théorème de Pasolini, la Platée de Rameau ou le Gregor Samsa de la Métamorphose de Kafka, ce personnage aphasique contamine et révèle les comportements des personnages qui l'environnent. Ce fil rouge est au cœur de la scénographie de Luc Bondy, montrant dès le début du spectacle, cette aristocratie de bric et de broc qui s'extasie devant un coucher de soleil – les rideaux entrouverts laissant admirer la laideur de ces tenues de garden-party improbable signées Milena Canonero – où le survêtement de cuir rouge du Roi Ignace jure avec la robe-fourreau violette de la Reine Marguerite. Le portrait-charge se double visuellement d'un décor dans lequel Richard Peduzzi a déployé des trésors d'un kitsch et d'une simplicité qu'on aurait sans doute voulus ouvertement plus baroques et délirants. Cette modernité en contreplaqué gris-vert n'a guère à offrir qu'un cadre de scène agrémenté d'un escalier qui se détache côté jardin et d'une haute baie vitrée à cour, le tout surmonté d'un plafond avec éclairage zénithal. Seul une variation du motif du fond de scène viendra souligner l'évolution du drame au fil des quatre actes.

Pour l'heure, le Prince Philippe s'ennuie terriblement. On lui cherche une épouse mais il refuse les candidates qui se dandinent en vain derrière la fenêtre. Il en est réduit à tromper sa mélancolie en lisant un horoscope qui lui prédit une mystérieuse "dilatation de la personnalité". Yvonne apparaît à ce moment-là, entourée de deux tantes fashionistas de la première heure, comme en témoigne la fantasque imitation de Sonia Rykiel. Contrastant cruellement avec les tenues tirées à quatre épingles, la pauvre Yvonne avance, bras ballants vêtue d'une robe sans forme. Le Prince Philippe est comme frappé par la foudre, mi blagueur mi sérieux, il annonce qu'il va la prendre pour fiancée. Le geste révèle le parallèle entre Yvonne et lui, deux adolescents en butte avec l'autorité parentale, désignés comme "crétin" pour l'un, "vilain crapaud" pour l'autre, avec deux figures maternelles appelant au "tact" et au respect de l'étiquette. Cette vilaine grenouille ne se transforme pas en princesse mais de toute évidence, elle détone – et ce décalage est perçu d'emblée comme rédhibitoire par une noblesse ridicule qu'on dirait tout droit sortie d'une soirée à thème au Palace des années 80. Le Prince prend Yvonne sous son aile comme un pied de nez à l'agressivité d'une Cour attachée aux convenances. Tandis que les tantes voudraient qu'elle fasse du ski nautique, le Roi Ignace lui fait sur un air de Music-hall la démonstration de l'attirance pour la Beauté comme immuable "loi de la nature", le Prince l'interrompt en lui lançant : "Cette loi n'existe pas, elle n'existe pas ! Je me marie, voilà !". Incapable de faire la révérence à cette assemblée de ploucs, Yvonne les contraint involontairement à se courber devant elle pour lui montrer l'exemple – ce qui la désigne de façon cocasse et involontaire comme souveraine officielle.

S'ensuit un second acte où le capiton géant mauve jure avec la crudité des échanges ("salope", "fous le camp", "je te flanquerai à la porte"). La dispute est à son comble lorsque la Princesse prononce ses premiers mots ("Un cercle…"), sans qu'on puisse distinguer le sens. Le Chambellan invite les courtisans à venir présenter leurs hommages mais l'affaire tourne court et tout le monde se gausse, au grand dépit de l'Innocent (désigné par le seul prénom Innocent dans la pièce) qui interrompt la farce et avoue son amour pour Yvonne. Ce coup de théâtre est suivi d'un second lorsque la Princesse le repousse brutalement : "Fous le camp !". Le Prince annonce aux railleurs que lui et Yvonne vont "essayer de s'aimer", dernière réplique comme centre de symétrie du livret, au-delà duquel les caractères vont basculer et le drame se nouer irrémédiablement.

Dorte LYSSEWSKI (Yvonne) – Beatrice URIA MONZON (La reine Marguerite) – Antoinette DENNEFELD (Isabelle) © Vincent Pontet

Que penser de ce Roi Ignace en peignoir floqué, exhibant devant sa bru un machisme en débardeur, cherchant à l'amadouer avec une très symbolique poire confite et un panda en peluche ("Je suis le papa, le papa de Phi-Phi…"). L'animal est rétif à cette tentative de séduction mais ouvre la bouche pour réclamer "la pelote de laine" sous le lit, ce qui coupe tous les effets du royal beau-père. "Il faut parler" lui dit la Reine… "la politesse l'exige". Surgit alors entre le Roi et son Chambellan un récit qui ressurgit du passé et qui fait éclater les apparences du présent. Cette scène capitale révèle qu'ils ont tous deux du sang sur les mains, que le pouvoir royal n'est que pure tyrannie et le rituel de cour une farce. Des idées de meurtre émergent et chacun de son côté rêve de commettre à nouveau le crime qui sauvera les apparence et permettra la survivance de cette caricature de pouvoir politique.

LE ROI : "Elle me rappelle quelque chose, quelqu'un"
LE CHAMBELLAN : Quelqu'un ?
LE ROI : Dans le passé… tu sais cette petite… Le canapé… La couturière…
LE CHAMBELLAN : La petite couturière… Oh, Oh, Oh ! Jeunesse !
LE ROI : (…) Ensuite, elle est morte.
LE CHAMBELLAN : Sur le pont, et hop ! Dans la rivière ! Oh ! Oh ! Oh ! Jeunesse !

L'échange se conclut sur cette réplique cynique du Chambellan : "une femme morte n'est pas une femme" – comme si le drame prenait soudain une tournure définitive et faisait éclater les contours fragiles de la comédie. L'hérédité de la pulsion meurtrière apparaît également chez le Prince Philippe évoquant à plusieurs reprises l'envie d'égorger Yvonne, de la faire disparaître. La pièce de théâtre est beaucoup plus explicite sur les intentions du fils et les méfaits du père avec son complice. Il faut attendre la volte-face qui pousse Philippe dans les bras d'Isabelle pour voir émerger sérieusement l'idée d'un meurtre. "On le fera à froid, avec légèreté" dit Philippe. Il ne s'agit pas simplement de renvoyer Yvonne mais de la faire disparaître. Sur ce point, il convient de mettre en regard le texte original de la pièce avec sa réduction pour saisir la façon dont Bondy-Bischofberger ont su prélever l'enveloppe dynamique du texte, au prix d'un amoindrissement des détails qui rend l'opéra plus allusif que la version initiale.

LE PRINCE : Attends ! Le cheveu !
CYRILLE : Quel cheveu, Monseigneur ?
LE PRINCE : Yvonne, rends-moi ce cheveu. Je veux qu'elle rende ce cheveu.
ISABELLE : Mais Philippe, j'en ai d'autres, des cheveux…
LE PRINCE : Non, non, je veux qu'elle le rende. Je ne supporterai pas qu'elle.. qu'elle garde par-devers elle ce cheveu ! Rends-le (il le lui prend)
Ça y est, je l'ai ! Et après ? qu'est-ce que ça change ? C'est nous, ce n'est pas ce cheveu qu'elle garde en elle ! (À Isabelle) Nous sommes là-bas, en elle. Chez elle. En sa possession. Sortez tous ! Cyrille !

(…)

CYRILLE : Je savais bien qu'elle arriverait à ses fins en restant plantée là. Alors, tu remets ça !
LE PRINCE : non, je veux en finir une fois pour toute. Ne t'affole pas… Il faut que je la…
(Il mime le geste de trancher la gorge.)
CYRILLE : Hein ! Qui ?
LE PRINCE : Yvonne.
CYRILLE : Ne perds pas la tête, je t'en supplie. Tout est réglé, voyons… : Tu as rompu, on la renvoie à la maison, elle disparaît.
LE PRINCE : Elle disparaît d'ici, mais elle existera autre part. N'importe où, mais elle existera, toujours. Moi aussi, elle là-bas… Brrrr !… Je ne veux pas. Je préfère la tuer une bonne fois
CYRILLE : Mais puisque tu es guéri !
LE PRINCE : Entièrement, je te jure. Je suis amoureux d'Isabelle. J'échappe désormais aux souffrances de cette souffre-douleur. Mais, Cyrille, Elle nous a en elle, moi et Isabelle, et le nous tient en elle, elle nous emportera avec elle là-bas. Elle nous a, à sa manière… À sa manière, tu comprends ? Pouah ! Je ne veux pas. Je vais tuer. À quoi sert de la renvoyer puisqu'elle nous garde en elle ?… Je sais, ça ne se fait pas, de tuer… je suis parfaitement lucide, je pèse mes mots, je t'assure, je ne délire pas… (avec une légère inquiétude) est-ce que j'en aurais l'air ?

CYRILLE : tu veux la tuer… Concrètement ? Tu es comme ça ?… Tout simplement ? Mais c'est un crime !
LE PRINCE : Une entorse, la dernière. Une dernière extravagance, à fin qu'il n'y en ai plus jamais d'autres. D'ailleurs, on fera ça à froid, avec légèreté… Tu verras, ça a l'air terrible, en fait c'est une simple opération, une opération, rien de plus. Elle est tellement maladive, ce sera facile. Je peux compter sur toi ?

CYRILLE : À quoi ne te force-t-elle pas la salope !
LE PRINCE : on s'était embourbé, il faut se désembourber. En attendant, pas un mot de mes fiançailles avec Isabelle. À personne. On ne toucha rien jusqu'à demain. Demain, je trouverai la façon la plus douce de la liquider. Mais il faut que tu m'aides, parce que seul… Non, seul je ne veux pas. Avec quelqu'un, oui… Je ne le ferai pas tout seul.

LE PRINCE : (…) c'est quoi ce cheveu ? Un cheveu d'Isabelle. Je veux ce cheveu !
ISABELLE : Mais Philippe, j'ai plein de cheveux !
LE PRINCE : Je ne veux pas qu'elle le garde. (Le prince arrache le cheveu à Yvonne)
J'ai le cheveu mais c'est elle qui nous garde.
Elle nous a en elle, en elle. C'est chez elle, qu'elle nous a ! (…)
CYRILLE : Elle arrive à ses fins, en restant planté là !
LE PRINCE : Ne t'affole pas. Il faut que je la…
(Il mime le geste de trancher la gorge)
CYRILLE : Tu perds la tête !
LE PRINCE : On le fera froid, avec légèreté.
CYRILLE : C'est extravagant ce à quoi elle nous force.
LE PRINCE : On s'en va.
CYRILLE : Quelle salope !
LE PRINCE : On s'en va !

Dorte LYSSEWSKI (Yvonne) – Laurent NAOURI (Le roi Ignace) – Jean TEITGEN (Le Chambellan) © Vincent Pontet

La conjuration qui échafaude la liquidation de la pauvre Yvonne réunit le couple royal et le Chambellan qui avance l'idée de substituer d'inoffensives perches à la crème aux habituels couteaux et poisons. En prenant la princesse au piège de sa gourmandise et de ses mauvaises manières, ils organisent une exécution publique très radicale au cours de laquelle Yvonne, toujours silencieuse, est mise à mort en grande pompe lors du banquet donné en son honneur. Elle périt donc par où elle a péché (les arêtes plantées dans une gorge restée trop muette au goût de cette société) – mort physique et sociale puisque toute la Cour est témoin de la scène, avec Isabelle entonnant avec soulagement un Lacrimosa très glamour tandis que tout le monde s'agenouille autour de l'énorme poisson qui l'accueille désormais, tel un sarcophage allégorique.

"Pourquoi n'es-tu pas plus moderne ?" lance une tante à Yvonne au moment des présentations. Cette amusante réplique n'est pas de Gombrowicz, elle fait partie des rares ajouts que les librettistes se sont autorisés. Il est tentant de lire derrière la question, une formule qui pourrait très bien définir le "style" Boesmans – auteur d'une musique des interstices, qui joue parfaitement avec cette présence-absence du personnage qui donne son nom à l'œuvre. Si le français exige de son écriture une technicité vocale très différente des autres livrets rédigés en allemand, Boesmans sait contourner "l'écueil Pelléas" malgré certains passages audiblement précautionneux où il veille à ne pas briser l'enveloppe expressive du texte de Gombrowicz. Volontairement ourlé et verbeux, le matériau littéraire laisse l'action en chemin et crée naturellement des tunnels à la tension retombe, notamment à l'acte II. Gombrowicz n'aimait pas l'exagération et en cela, on peut dire qu'il était un conservateur de la pureté quasi-shakespearienne de la ligne récitée. L'adaptation lyrique contrevient parfois au projet théâtral dans la mesure où le chant disloque la linéarité du ton et du phrasé voulu au départ par l'auteur. L'option (radicale) de réduire au tiers la pièce de Gombrowicz apparaît dramaturgiquement plus problématique que dans une œuvre comme Julie d'après Strindberg.

Sur le plan strictement musical, Yvonne, Princesse de Bourgogne convoque de nombreuses références à l'histoire de l'opéra : Monteverdi, Bach, Rameau, Berlioz, Offenbach, Massenet, Strauss, Berg, Ligeti, Wagner… autant de maîtres auxquels Philippe Boesmans fait allusion avec une gourmandise évidente. Cependant, la structure complexe de la partition ne se borne pas à des citations musicales – d'ailleurs facilement identifiables, comme le thème "Gegrüßt sei, teurer Held" avec lequel Gunther présente Brünnhilde à la cour des Gibichungen (Götterdämmerung II,4) – thème qui sert le leitmotive au personnage d'Yvonne. Citons également la scansion des cuivres qui ponctuent la mort de Siegfried au moment où le Prince Philippe lève un grandiloquent couteau au-dessus d'Yvonne étendue qui rejoue la mort de Lulu sur l'escalier dessiné par le même Richard Peduzzi qui signait les décors de la production Chéreau en 1977. Cette atmosphère qui embrasse la folie post-romantique avec les références au music-hall ou la tragédie lyrique baroque trouve dans l'excellence du plateau vocal, un écho qui répond à ses exigences. On salue la prestation de Julien Behr en Prince Philippe ; énergique et engagé, il sait placer son personnage dans les contours d'une surface vocale volontairement non héroïque. Ce Prince est touchant quand par endroits, la sincérité se mêle à la veulerie, le montrant prisonnier des apparences et de sa condition sociale. Laurent Naouri promène un impayable Roi Ignace, entre Ubu et Ionesco. L'abattage et la présence en scène traduisent le plaisir d'une diction conjuguée à la gouaille de la ligne et de l'expression. La très godiche et très sentimentale Reine Marguerite trouve en Béatrice Uria Monzon une interprète de choix. Elle se tire brillamment de son air au dernier acte, mélange du Faust de Gounod et de la conversation du Capriccio de Strauss. Là où Mireille Delunsch privilégiait la blessure intérieure et l'épaisseur psychologique du personnage, Uria Monzon le fait entrer de plain-pied dans une dimension ouvertement reliée à l'absurde et à l'humour de Gombrowicz. Le Chambellan somptueux de Jean Teitgen force l'admiration par une projection et des contrastes subtils dans le timbre, attentif à ne jamais plonger dans l'onction et le ténébreux, un personnage de porte-flingue, sordide et opportuniste. Les seconds rôles révèlent de belles surprises, à commencer par une Antoinette Dennefeld (Isabelle) dont le fruité du timbre et le soin apporté au phrasé portent la signature d'une future grande interprète. Loïc Félix est un Cyrille vif-argent et espiègle qui compose avec l'excellent Christophe Gay (Cyprien) un duo à la Beckett. On notera également la belle impression de l'Innocent de Guilhem Worms, dont la voix de basse exprime douleur et frustration quand les deux tantes (Blandine Folio-Peres et Fernando Escalona) jouent à merveille l'acidité et la rancœur.

Boesmans a voulu pour Yvonne un orchestre aux dimensions réduites, entre cabaret et théâtre musical, comme en témoignent les différents groupes de percussions qui entourent un effectif capable de rendre tous les contours d'une musique complexe et luxuriante. La création avait été assurée par un Sylvain Cambreling à la tête d'un Klangforum Wien qui tirait irrésistiblement de la partition une lecture à la métrique souvent trop évidente. La direction de Susanna Mälkki privilégie une approche où les citations de styles supplantent les inévitables citations textuelles à proprement parler. En s'écartant d'une interprétation en forme de visite guidée, elle saisit au vol le sens aigu de l'orchestration qui fait de la singularité de l'écriture de Boesmans. On entend distinctement dans le geste, une matière musicale dégagée du sérialisme qui s'élève aux confins du lyrique et de l'onirique. Les musiciens de l'Orchestre de l'Opéra national de Paris trouvent dans cette direction, une expression et une carrure dans lesquelles les interventions s'agencent avec naturel et précision. Ce sens intuitif du théâtre musical offre également à l'actrice Dörte Lyssewski un très confortable espace de liberté dans lequel elle se glisse avec un enthousiasme non dissimulé. "Cendrillon inversée, handicapée, laide et autiste", elle maîtrise la moindre articulation de son corps jusqu'à l'expression du visage pour catalyser l'attention et faire de cette Yvonne une soirée de pur bonheur.

Dorte LYSSEWSKI (Yvonne) © Vincent Pontet
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David Verdier
David Verdier Diplômé en musicologie et lettres modernes à l'université de Provence, il vit et enseigne à Paris. Collabore à plusieurs revues dont les Cahiers Critiques de Poésie et la revue Europe où il étudie le lien entre littérature et musique contemporaine. Rédacteur auprès de Scènes magazine Genève et Dissonance (Bâle), il fait partie des co-fondateurs du site wanderersite.com, consacré à l'actualité musicale et lyrique, ainsi qu'au théâtre et les arts de la scène.

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