À l'occasion de cette production très attendue, les passages coupés au moment de la première parisienne ont été intégralement rétablis, ce qui nous vaut une exécution presque complète de cet ouvrage à part dans le corpus lyrique du cygne de Busseto. Seul absent : le ballet, concession obligée du compositeur à la tradition alors immuable à l'Opéra de Paris, donc à l'utilité discutable dans la dramaturgie de l’œuvre et peu inspiré musicalement.
Induite par la mise en scène du maître des lieux, Stefano Mazzonis di Pralafera, la scénographie ( signée Gary Mc Cann) époustoufle par le faste de ses décors, véritables palais manipulés à vue par les techniciens entre les différents tableaux, et des costumes (de Fernand Ruiz), d'une somptuosité dont nous avons aujourd'hui perdu l'habitude, richement brodés et véritable éblouissement de tous les instants.
Du point de vue de la mise en scène, on aurait souhaité une direction d'acteurs plus resserrée pour que notre bonheur soit complet, les personnages semblant parfois manquer de profondeur dans leur incarnation et demeurant par trop manichéens, là où Verdi dépeint les doutes et les troubles qui assaillent chacun d’entre eux. En effet, les chanteurs semblent parfois livrés à eux-mêmes et se réfugient souvent dans des gestes de convention, ce qui empêche parfois l’émotion de naître pleinement, comme à l’acte II où l’on aimerait sentir davantage l’attraction irrépressible mais interdite qui s’exerce entre Carlos et celle qui, après avoir été promise à lui, est désormais devenue sa mère.
La distribution, d'une belle homogénéité, a été soignée jusqu'à des seconds rôles d'une force inhabituelle. Caroline de Mahieu incarne un Thibault virevoltant et cristallin, tandis que Maxime Melnik éblouit en Comte de Lerme et en Héraut Royal par la clarté de son émission doublée d'une diction admirable.
Omniprésent et percutant, le Moine de Patrick Bolleire marque les esprits par son indiscutable autorité.
Roberto Scandiuzzi, qui fut un Philippe II mémorable, reste impressionnant et se glisse avec prestance dans les habits du terrible Grand Inquisiteur, son incarnation culminant dans un véritable bras de fer avec le Roi.
Ildebrando d'Arcangelo (Philippe II) quant à lui fait admirer la beauté de son timbre sombre et la puissance de son instrument, mais sa diction française demeure perfectible, mais surtout il semble davantage soucieux de promener sa voix somptueuse que d'incarner pleinement un personnage, comme blasé par son métier. Ainsi, si on admire la performance vocale du chanteur, on n'est jamais ému par l'artiste.
Eboli fougueuse, Kate Aldrich se jette toute entière dans la bataille et finit par convaincre à force de panache, malgré une partition redoutable qui la pousse vocalement dans ses retranchements, l'écriture du rôle semblant parfois dépasser ses moyens naturels.
L'Elisabeth de Yolanda Auyanet, émouvante et pudique, touche par la sincérité de ses accents et l'élégance de sa composition vocale. Elle affronte ce rôle écrasant avec beaucoup de franchise, sans en esquiver les difficultés, et parvient sans encombre jusqu'au cinquième acte, où elle trouve les ressources pour donner de son air une interprétation vibrante, unanimement saluée par le public.
Superbe Posa, Lionel Lhote confirme avec cette prise de rôle sa place parmi les grands barytons actuels, tant l'émission se révèle mordante, l'aigu aisé et la diction châtiée. Et devant tant de santé vocale, on se prend à souhaiter un rien d'abandon en plus, comme une faille dans l'inébranlable cuirasse, qui, d'admirable, rendrait son Rodrigue bouleversant.
Une déchirure que porte en lui le Don Carlos désarmant de Gregory Kunde, le ténor américain rendant passionnant ce rôle ingrat qui, paradoxalement, donne son nom à l'oeuvre. À presque 66 ans, le chanteur continue de relever de nouveaux défis, ajoutant à son répertoire le rôle de l'Infant, qu'il n'avait encore jamais chanté.
Fidèle à lui-même, l'artiste vit pleinement chaque seconde du drame et rend justifiées chaque inflexion, chaque nuance. On continue à admirer sans réserve l'éclat d'un aigu inépuisable comme la patine d'un timbre très particulier et reconnaissable entre mille, pour rendre les armes après la mort de Posa. En effet, dans l'affrontement qui l'oppose à Philippe II, le ténor s'enflamme plus encore, s'il est possible, débordant de fureur et de douleur vraie, avec une énergie qui achève de nous clouer à notre fauteuil.
Très investi, le choeur offre une prestation irréprochable, faisant admirer une belle homogénéité et une grande force dans les scènes de foule, tandis que dans la fosse, l'orchestre de la maison rutile de tous ses pupitres et fait montre d'un investissement de tous les instants quatre heures durant. A leur tête Paolo Arrivabeni, ancien directeur musical en ces lieux et visiblement heureux d'être de retour, sert Verdi avec une flamme communicative et accompagne amoureusement les chanteurs, en vrai chef d’opéra qu’il est.
Une soirée importante pour l'Opéra Royal de Wallonie, un défi relevé avec panache, qui prouve que la passion permet de soulever des montagnes et que la maison liégeoise se hisse au niveau des grands théâtres européens.