Hector Berlioz (1803–1869)
La Damnation de Faust (1846) op.24 pour soli, choeur et orchestre
Légende dramatique en quatre parties 
Texte d'Almire Gandonnière et Hector Berlioz d'après Faust de Goethe

Joyce DiDONATO mezzo-soprano, Marguerite
Michael SPYRES ténor, Faust
Alexandre DUHAMEL baryton, Brander
Nicolas COURJAL basse, Méphistophélès

Coro Gulbenkian
Jorge MATTA chef de chœur
Les Petits Chanteurs de Strasbourg – Maîtrise de l'Opéra national du Rhin
Luciano BIBILONI chef de chœur

Orchestre Philharmonique de Strasbourg
John NELSON direction

Strasbourg, Palais de la musique et des congrès, 25 avril, 20h

Après le succès des Troyens en 2017 suivi d’un enregistrement ERATO accueilli avec bonheur par toute la critique (voir ci-dessous la critique de Wanderer), John Nelson poursuit sa collaboration déjà longue avec l’Orchestre Philharmonique de Strasbourg, mais aussi Michael Spyres, Joyce Di Donato et Nicolas Courjal pour une Damnation de Faust triomphale qui suivra sans doute le même chemin. De plus, une version concertante de La Damnation de Faust n’est pas réductrice parce que l’œuvre n’a pas été écrite a priori pour la scène, et celle présentée à Strasbourg les 25 et 26 avril 2019 à bien des égards, est plus spectaculaire que bien des productions, illuminant l’année Berlioz.

 

Une masse impressionnante au service de la "Légende dramatique"

Les mises en scène de La Damnation de Faust, comme celles des autres opéras créés autour du mythe de Faust, sont souvent terrains d’expériences qui vont du meilleur au pire. Le mythe de Faust est un tonneau des Danaïdes pour qui veut en être le metteur en scène. Le retour à la version concertante du chef d’œuvre de Berlioz est donc toujours une expérience intéressante, parce que d’une part on revient aux origines, et que d’autre part elle amène l’auditeur à (re)découvrir l’œuvre sous un angle quelquefois inattendu.

Pour les deux concerts du Philharmonique de Strasbourg, dirigés par John Nelson, c’est le spectaculaire qui domine, avec des masses impressionnantes de l’orchestre (rien moins que six harpes et huit contrebasses dans une œuvre qui fit jadis les beaux soirs de la fosse exiguë de l’Opéra-Comique, on croit rêver…) et du « Coro Gulbenkian » venu du Portugal,  éblouissant par ailleurs.
C’est donc une plénitude orchestrale et sonore qui frappe d’abord, et dès les premières mesures, sous une baguette de John Nelson qui sait déchaîner des cataclysmes néanmoins toujours  contrôlés. Sa direction est très claire, et l’Orchestre Philharmonique de Strasbourg répond avec justesse et beaucoup d’engagement, sur tous les pupitres et notamment les bois (hautbois superbe !) et les cordes, témoin notamment l’alto magnifique de Benjamin Boura.  Et c'est aussi très berliozien que cette distribution à l'identité si ouverte et internationale, Orchestre français (mais frontalier…), chœur portugais, chef américain, comme deux des quatre protagonistes, et deux chanteurs français. Berlioz lui-même curieux de tout, a beaucoup voyagé et la gloire de ses œuvres doit beaucoup à l'étranger (Baden-Baden, Saint Petersbourg, Karlsruhe, Londres etc…).
John Nelson, berliozien "de souche" pourrait-on dire, comme beaucoup d’anglo-saxons, sait exactement doser les masses déchainées par Berlioz. Du très intime au gigantesque, du fil sonore au pandaemonium, sa direction est un vrai miracle de justesse, d’équilibre, mais aussi d'engagement une fois admis le choix spectaculaire, destiné à montrer qu’une Damnation concertante peut être un immense opéra dont l'exécution même fait spectacle, plein les oreilles et plein les yeux : ces masses accumulées dans l’angle de cette salle immense et pas très jolie demeurent impressionnantes, et impliquent aussi fortement le public, même si celui-ci est si sage que c’est Nelson lui-même qui l’invite à applaudir en fin de première partie. Bien heureusement il se déchainera, debout, en fin de concert.
Ce n’est pas dans la Marche Hongroise, superbement menée, mais pas forcément si triomphante, qu’il est forcément le plus impressionnant mais dans la scène finale,  où orchestre chœur et chœur d’enfants (les Petits Chanteurs de Strasbourg – Maîtrise de l’Opéra du Rhin, au centre de la salle et au milieu du public) entourent le spectateur d’une manière  bouleversante, qui donne à l’épilogue un poids incroyable dans lequel le spectateur se sent complètement impliqué, irrigué de musique, touché à l'âme.

Le Coro Gulbenkian, à l'oeuvre

Le Coro Gulbenkian dirigé par Jorge Matta, est vraiment impressionnant : sa diction est claire, pratiquement sans accent et il impose une puissance massive qui fait en elle-même spectacle.
Ainsi ces choix semblent privilégier une vision essentiellement symphonique,où l'orchestration berliozienne n'en finit pas de fasciner, par la richesse des détails, par les effets inattendus (toujours aux limites, comme les nasillements du chœur ou les phrases musicale à la limite de la justesse) mais il n’en est rien et c’est là aussi le génie de la composition de la soirée.
Il y a chez Berlioz en quelque sorte « tout et son contraire » dans ce foisonnement, dans ce jaillissement qui écrase mais en même temps force à l'attention. On y trouve cet immense apparat sonore, et une distribution notamment faite de deux chanteurs très raffinés qui se sont illustrés bien sûr dans le répertoire français, mais aussi dans le répertoire belcantiste (pour Spyres), qui commence à Rossini (pour Di Donato) face à deux barytons-basses plus idiomatiques devant chanter avec un tout autre style.
Le chant d’un Spyres a priori ne s’accorde pas avec l’immense océan orchestral, et pourtant, il y a là quelque chose de miraculeux. Le chant du ténor ici est évidemment tributaire ou héritier d’un Rossini tardif (l’Arnold de Guillaume Tell) et de la tradition des ténors français de l’époque à commencer par Adolphe Nourrit, à qui ce rôle eût à merveille convenu s'il avait vécu assez longtemps. Et là encore on reconnaît l’hétérogénéité des styles rassemblés par Berlioz où Marguerite et Faust sont des héritiers d’une tradition belcantiste, alors que Brander (si petit rôle, mais difficile) et Mephistophélès demandent une émission, une diction, un phrasé qui n’ont rien à voir avec le belcanto, plus proches de l'opéra-comique.
Spyres chante Faust, son rôle fétiche, avec un engagement incroyable, avec un français impeccable, d’une clarté inouïe, et une palette de couleurs que peu de chanteurs savent utiliser avec une telle pertinence allant des mezzevoci aux aigus  stratosphériques. Alors cet engagement et cette prestation éblouissante, voire émue (il reste debout, sans partition, écoutant la musique avec une très grande concentration) a son revers qui est un peu de fatigue, audible notamment à la fin ; mais qu’importe, Michael Spyres est fascinant de bout en bout. Un modèle de beau chant, de style, de contrôle mais aussi d'incroyable émotion. Il est la voix juste pour le rôle et résume à lui seul ce que doit être le chant français
Face à lui, Joyce Di Donato se montre à la hauteur des attentes. Très concentrée elle aussi, elle doit en peu de scènes marquer le spectateur et de fait, sa personnalité scénique est telle qu’elle capte immédiatement tous les regards dès son entrée. Aussi bien dans Rossini elle a des concurrentes, mais dans le répertoire français elle en a très peu : on pourrait trouver ce chant un poil apprêté, manquant de la naïveté qu’on attend du personnage. Mais la Marguerite naïve, c’est pour Gounod. Celle de Berlioz est plus mûre, un mezzo ou un Falcon, possédée par le désir et qui sait si bien organiser ses rencontres avec Faust qu’elle en empoisonne involontairement sa mère. Ainsi le chant de Joyce Di Donato est-il un chant conscient, résolu, d’une pureté sur tout le spectre qui stupéfie, sa ballade du Roi de Thulé, si articulée, est une merveille de contrôle, mais aussi de mélancolie, et d’Amour l’ardente flamme est un pur enchantement alliant l'émerveillement, la déception, le drame. Entre les deux le duo avec Faust Ange adoré dont la céleste image donne à la fois l’idée de l’abandon, de l'urgence et de l’imperceptible tension annonciatrice d’orages non désirés : voilà du grand art tributaire d’une grande tradition qui en 1846 est en train de se terminer. La voix de Di Donato est homogène sur tout le spectre, pas une faute de ligne, pas une hésitation, pas de trucage : elle s’élargit, s’épanouit à l’aigu et remplit tout le volume de la salle : stupéfiant, chavirant, bouleversant.
Brander, rôle très réduit à un air Certain rat, dans une cuisine doit s’imposer en quelques secondes, Alexandre Duhamel (quel luxe !) relève le défi et son Brander est impeccable de fluidité, d’expressivité et de présence, ce qui n'est pas facile dans cette scène assez foisonnante.

Irremplaçables : Michael Spyres, Joyce Di Donato, John Nelson et Nicolas Courjal

Reste Nicolas Courjal, un Méphistophélès de grande tradition, très différent de l’autre Méphisto français du marché, Laurent Naouri. Ce dernier, distingué, contrôlé, ironique, sarcastique joue un Méphisto gourmet, presque aristocratique et distancié. Nicolas Courjal joue plutôt les gourmands, ce qui l’amène à mastiquer le texte avec une jouissance non dissimulée, donnant au personnage quelque chose de joyeux et plein d‘appétit : un joueur jouisseur qui dit le texte avec une justesse étonnante, une clarté sans égale, et quelques mimiques satisfaites qui rendent ce Diable attirant. Ce Méphisto-là en complet contraste avec le couple Faust-Marguerite est plein de vie, plein de roublardise. La voix est puissante, le ton amusé, les couleurs du texte sont rendues dans la moindre nuance. Belle composition, d’autant plus réussie qu’elle construit un jeu d’oppositions entre le couple Faust/Marguerite et Méphisto, stylistiquement et vocalement. Il y a dans la manière de dire le texte (le plus conversatif  de tous) un naturel qui amuse et dont la verve fait immédiatement presque plus « théâtre » qu’opéra. Le style du couple Faust-Marguerite regarde plutôt vers le passé, et celui de Méphisto plutôt vers le futur : le futur serait-il "diabolique"? Courjal propose là une composition marquante, amusante, sans jamais laisser penser que le personnage est inoffensif, jouant toutes les notes du clavier interprétatif et marquant le rôle d'une présence extraordinaire.

Aussi bien on l’aura compris, cette soirée fut un sommet, qui prolonge le magnifique Requiem donné par Nelson il y a quelques semaines à Saint-Paul de Londres.  ce sont deshommages à Berlioz qui en rendent toutes les facettes, du gigantisme à l’intimisme, du raffinement à la pointe de vulgarité : ont été réunis là des artistes (chef, orchestre, chœur, solistes) en pleine floraison, de grands admirateurs de Berlioz qui constituent aujourd’hui une référence inégalable. Rendez-vous la saison prochaine pour Roméo et Juliette, avec les mêmes.

 

Joyce Di Donato
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Guy Cherqui
Agrégé de Lettres, inspecteur pédagogique régional honoraire, Guy Cherqui « Le Wanderer » se promène depuis une cinquantaine d’années dans les théâtres et les festivals européens, Bayreuth depuis 1977, Salzbourg depuis 1979. Bouleversé par la production du Ring de Chéreau et Boulez à Bayreuth, vue sept fois, il défend depuis avec ardeur les mises en scènes dramaturgiques qui donnent au spectacle lyrique une plus-value. Fondateur avec David Verdier, Romain Jordan et Ronald Asmar du site Wanderersite.com, Il travaille aussi pour les revues Platea Magazine à Madrid, Opernwelt à Berlin. Il est l’auteur avec David Verdier de l’ouvrage Castorf-Ring-Bayreuth 2013–2017 paru aux éditions La Pommerie qui est la seule analyse parue à ce jour de cette production.

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