On peut être surpris qu'un metteur en scène comme Thomas Ostermeier ait fait le choix d'une comédie. Il est vrai qu'on était habitué à la justesse de ses lectures tragiques (Hamlet, Othello, Richard III) qui avaient presque fini par occulter Le Songe d’une nuit d’été ou Mesure pour mesure. Ce retour à la comédie est également l'occasion de retrouver l'écrivain et poète Olivier Cadiot avec lequel il avait déjà collaboré pour La Mouette de Tchekhov et Les Revenants d’Ibsen. L'écrivain signe chez P.O.L. ((http://www.pol-editeur.com/index.php?spec=livre&ISBN=978–2‑8180–4610‑4)) une étonnante traduction pop-acidulée, qui se rappelle aux bons souvenirs des fidèles lecteurs de l'Art poétic', Romeo & Juliette et autres Colonel des Zouaves…"Il n'y a pas de vers français pour accueillir le vers shakespearien aujourd'hui" avoue-t-il dans la note de programme. Le résultat est une mise à nu et une plasticité de la langue de Shakespeare qui fonctionne pratiquement sans didascalies, laissant aux acteurs une part de liberté qui transpire dès les premiers mots prononcés.
L'intrigue est à elle-seule un monument d'architecture et de jeux d'optiques : Le rideau se lève sur le rivage de l'Illyrie. Viola et Sebastian tous deux frère et sœur jumeaux et tous deux victimes d'un naufrage qui les a séparés, ignorent leur sort réciproque. Pensant son frère mort, Viola décide de se déguiser en jeune homme pour éviter de mauvaises rencontres. Ce travestissement est le point de départ d'une succession de péripéties au terme duquel les jumeaux finiront par se retrouver. Pour l'heure, Viola se fait appeler Césario et entre au service du duc Orsino dont elle tombe éperdument amoureuse. Le duc convoite la belle Olivia et lui fait de Césario son messager. Olivia tombe à son tour amoureuse du charme ambigu de Césario-Viola, multipliant à l'envi les quiproquos et les confusions, sous la direction du bouffon Feste qui pimente les situations d'un humour décalé – sublime "empoisonneur de mots" qui résume la situation par une formule :
Franchement, quelle époque incroyable ! Pour un esprit exercé, une phrase se retourne comme un gant de chevreau très souple – la doublure se retrouve vite à l'extérieur.
La Nuit des rois ou Tout ce que vous voulez est créée en 1602 à l’occasion du Carnaval, moment où tout est permis et tout bascule : hiérarchie sociale, pouvoir politique, identités et genres. En ce début du XVIIe Siècle, la pensée occidentale est également bouleversée par la révolution copernicienne et les découvertes de Galilée qui conduisent à ne plus voir la Terre comme le centre de l'univers. Ce bouleversement général se traduit dans la mise en scène d'Ostermeier par une forme de transe dégingandée qui fait des scènes de délire une sorte de danse de Saint-Guy priapique et bon enfant. On joue ici la carte de la réflexion très "tendance" sur les questions de genre. "Le déguisement c'est le mal, c'est une arme démoniaque" dit candidement Viola en découvrant le stratagème amoureux d'Olivia. Ostermeier surligne les situations ambiguës, qu'il s'agisse des amours saphiques ou de l'union virile (adelphopoiia, ἀδελφοποίησις) très en vogue en Illyrie…
La scénographie de Nina Wetzel articule la relation scène-salle à l'aide d'une étroite passerelle disposée au-dessus des fauteuils du parterre, sur laquelle les acteurs circulent tantôt pour rejoindre la scène, tantôt pour disparaître vers l'arrière de la salle. Le sable blanc se combine à un éclairage très cru qui montre l'action sous un angle vif et sans mystère… une Nuit en plein jour en quelque sorte. La présence liminaire de deux primates se disputant des restes humains résonne comme un lointain écho de la scène d'introduction de 2001 a Space Odyssey, clin d'œil décalé à cette théorie de l'évolution à laquelle nous devons notre humanité et notre confusion des sentiments.
Plus discutable serait la référence à l'ambigüité des genres dans la présence assénée et insistante d'un contreténor qui vient chanter en forme d'interludes-commentaires des extraits de musique de la Renaissance et airs baroques dont Gesualdo, Cavalli ou encore Monteverdi (Lamento della ninfa, Oblivion soave). Sur ces sommets de sublime exagérément éthérés viennent se fracasser des improvisations assez lamentables qui couvriraient de honte l'Almanach Vermot et dont on peine à croire qu'elles aient pu être acceptées par les dramaturges Elisa Leroy et Christian Longchamp… On trouvera bien plus efficace le dénouement, montrant les principaux protagonistes, changeant de partenaires sous les rires du public au fur et à mesure que se forment les couples homo et hétérosexuels.
Tous les comédiens sont en sous-vêtements en dessous de la ceinture, façon de montrer cet entre-deux du désir ou ce moment suspendu entre apparence sociale et vie intime. Au palmarès de l'hystérie, les garçons l'emportent brillamment sur la gent féminine à commencer par le Sir Andrew Gueule de Fièvre de Christophe Montenez, campé façon Iggy Pop sous extasy. Sébastien Pouderoux renvoie de Malvolio le profil bipolaire qui alterne entre (f)rigidité et rut animal tandis que Laurent Stocker en fait des tonnes en Sir Toby Haut. Stéphane Varupenne est un très étonnant Feste, à la fois musicien (trombone, guitare baroque), poète spirituel et philosophe virtuose.
Il rejoint au plus haut rang l'Orsino décalé de Denis Podalydès, capable de changer un murmure en pensée. Egalement remarquables par la capacité de nuancer une palette d'émotions, Adeline d’Hermy (Olivia) et Georgia Scalliet (Viola et Césario) séduisent par la justesse des intonations et la liberté du jeu. Tenus en retrait par l'espace-même que leur réserve le texte, Noam Morgensztern est un Antonio délicat et secret, Anna Cervinka une Maria volontiers gouailleuse et Julien Frison un Sébastien à la candeur adolescente.
J'ai été captivée par la prestation de Denis Podalydès, un Orsino de haut vol !