En ce troisième samedi de Festival, le boulevard Raspail résonne du tumulte qui se fait entendre devant le 11 : sur le trottoir d’en face, comme le prévoit l’organisation du théâtre, on se presse pour intégrer la file d’attente du spectacle qui débute à 13H45 dans la salle 1. Il y a effectivement beaucoup de monde pour découvrir Les Héroïdes par la compagnie Brutaflor. Et, dans un premier temps, on peut s’étonner qu’un spectacle basé sur un texte du poète latin Ovide attire autant les foules aujourd’hui. Il s’agit cependant du « point de départ de notre dramaturgie » comme le précise Flavia Lorenzi, la metteure en scène et dramaturge. Le spectacle est plutôt « issu d’une écriture de plateau », où d’autres éléments s’ajoutent aux extraits choisis dans Les Héroïdes dans le but de faire « entendre une pluralité de voix narratives ». L’idée n’est certes pas nouvelle mais la compagnie Brutaflor la distille avec brio dans un ensemble de tableaux savamment composés d’un entrelacs de matériaux bigarrés : des musiques jouées sur scène avec différents instruments – remarquable direction musicale de Baptiste Lopez ; des chants d’ici et d’ailleurs, d’hier et d’aujourd’hui ; des improvisations laissant la part belle à la créativité échevelée des comédiennes ; des mouvements chorégraphiques très achevés et finement pensés – remarquable direction également de Luar Maria ; bien entendu, des extraits de textes aussi, principalement ceux d’Ovide pour une heure trente en scène à un rythme effréné qui emporte loin et ne cesse de ramener au présent de façon tout à fait étonnante, de ramener au réel malgré tout.

Alors qu’on s’installe, on remarque l’organisation scénographique choisie : des praticables à jardin comme à cour, certains constituant un escalier avec des degrés irréguliers, tout étant très modulable comme on peut s’en rendre compte au fil du spectacle. A cour également, deux ronds pleins et suspendus en surplomb, l’un plus petit que l’autre – comme une image de l’écart mesuré entre un astre et un autre, symbole annonciateur d’un état d’inégalité. Malgré les faibles lumières qui plongent le plateau dans une semi-pénombre, on distingue quand même la silhouette d’une femme à jardin. Et tandis que le spectacle commence, cette dernière allume un feu au sol, nous renvoyant ainsi dans des temps immémoriaux, aux origines d’une humanité où les rites feraient ici entendre la mélopée d’un chœur féminin qui s’est constitué lentement, dans une lumière rouge projetée sur un écran en fond de scène.
Elles sont six. Elles portent toutes au moins un vêtement avec des plaques ou des ronds brillants. Comme un artifice – ironique ? – d’élégance féminine. Comme une manière d’affirmer visuellement sa présence à la scène. Comme un pont tendu vers le public devant l’effet miroir des matières réfléchissantes aussi. Elles chantent toutes ensemble. Pas comme une simple chorale car on perçoit tout de suite quelque chose de différent, comme une résolution toute particulière qui anime leurs voix unies. Elles se rassemblent puis se singularisent à tour de rôle suivant un déroulé dynamique parfaitement orchestré, se saisissant ici d’une couronne, là d’une traîne de tulle, d’un tissu blanc ou doré, devenant une robe, une étole ou un espace rectangulaire au sol. Chacune va faire entendre sa voix parlée et chantée pour dire sa désolation et sa rage. Pour dire l’amour pour l’homme aimé. Pour réclamer la considération, la liberté, le respect devant celui qui la soumet à son absence dévorante.
Face au public, Ariane, fille de Minos, jouée par Juliette Boudet hurle le nom de Thésée, après un canon où les échos répercutent par-delà le temps la voix de la femme soumise à sa solitude qui se fend en définitive d’un bras d’honneur à son intention, juste avant la parodie désopilante d’un jeu télévisée sur la supposée meilleure version du mythe relatant l’abandon de la jeune femme par Thésée. Le prix pour le vainqueur du jeu n’est autre que la pomme d’or d’un jardin des Hespérides absent et finalement absurde. « Ah, la jolie famille patriarcale ! » peut-on entendre dans une convergence très nette entre passé et présent.

C’est la formidable Lucie Brandsma qui incarne d’abord Niki de Saint-Phalle puis Hélène de Troie en plein burn out – à mourir de rire ! Alors qu’elle joue l’artiste plasticienne des années 60–70, elle affirme : « Très tôt, je décidais que je deviendrais une héroïne ». Cette déclaration traverse de même chaque personnage, chacune des six femmes sur le plateau, parvenant jusqu’au public dans un étrange rapprochement entre fiction théâtrale et réalité d’un monde où les luttes féministes font rage pour l’égalité des droits. Laura Cluzel est, quant à elle, Hypsipylé, reine de Lemnos, adressant notamment des reproches à Ovide sur son peu d’égards pour les femmes, tout cela avant d’incarner un peu plus loin le héros Enée lui-même, pathétique dans les prétextes avancés pour quitter DIdon ; Alice Barbosa campe Médée puis Didon justement, deux héroïnes tragiques, pleines de fureur devant l’absence et l’inconstance de l’homme qu’elles aiment et qui les délaisse. La comédienne fait même part de son étonnement : c’est Médée qui est maudite et pas Jason qui l’a quittée pour une autre. Ayana Fuentes-Ono est, elle, une Pénélope vivant une autre odyssée que celle de son époux parti depuis tant d’années, une odyssée de l’attente qui fait se demander si on aime encore celui qui reste si durablement loin de soi. Enfin, Capucine Baroni joue Hercule qui vient chercher sur scène le premier prix de la masculinité, s’illustrant dans son comportement avec les femmes par des excuses fallacieuses et des gestes d’agression sexuelle étouffés.

Le procès de Déjanire qui l’a mortellement brûlé après des soupçons d’adultère commence : la comédienne se lance pour une tirade en alexandrins avant de s’interrompre brutalement sur un « ça va ! » sans appel. Faisant volte-face, elle déclare ensuite solennellement avoir « débarrassé la Grèce d’un monstre que vous appelez héros », qui n’a pas fait de multiples « conquêtes » mais qui a en fait laissé derrière lui plusieurs « femmes violées ».
Chacune devenant le robuste porte-voix des luttes de son personnage, les six artistes virevoltent de l’un à l’autre, jouant d’un instrument, improvisant, informant le public sur le travail préparatoire au spectacle, déclamant son texte, entonnant un morceau de chant tribal, de chant lyrique, de pop music avec une sublime version de Boys don’t cry, mais aussi un morceau de Barbara aussi dans une encore plus sublime version chorale de « Dis, quand reviendras-tu ? » unissant les voix des personnages mythiques des Héroïdes, celles aussi des femmes célèbres plus proches de nous comme la poétesse brésilienne Ana Martins-Marques. Unissant aussi leurs propres voix de femmes dans une sororité absolument poignante.
Loin d’un didactisme dépassé pour aborder le sujet, loin des conventions théâtrales et musicales attendues, Flavia Lorenzi et ses artistes au plateau offrent ici un moment unique, mêlant avec subtilité les formes et les registres afin de défendre avec une incroyable énergie le propos projeté sur l’écran en fond de scène à la fin : ce sont les mots de l’autrice Hélène Cixous qui affirme que « le futur est dans le passé ». Sans doute les femmes comme les hommes d’aujourd’hui mais surtout celles et ceux de demain, doivent s’en remettre à ces héroïnes antiques. A leur douleur, à l’affirmation de leur refus d’être réduites à cela. A leur refus d’être réduites tout court. A leur volonté de prendre la place qui leur revient dans la société des humains, hommes et femmes, côte à côte. Finalement, Les Héroïdes est un acte théâtral de réconciliation. Et il faut sans aucun doute remercier la compagnie Brutaflor pour nous offrir des instants comme ceux-ci, dans une époque où il paraît souvent si compliqué de vivre ensemble.
