
On pénètre dans cette Cabane Napo en découvrant un espace réduit à l'allure curieuse, entre yourte et datcha, une sorte de villégiature qui forme un décor naturel au chef d'œuvre de Tchekhov. La traduction sans article de "Gaviota" en espagnol donne à cette "Mouette" le statut d'un prénom qui rappelle étrangement et un jeu fortuit de sonorités l'héroïne du film si tchekhovien de Robert Bresson. Le metteur en scène Guillermo Cacace convoque autour d'une table encombrée de verres de vin et de grignotages furtifs, public et actrices – cinq femmes en quête d'une seule et même pièce qu'elles revisitent profondément, chacune devant un micro avec un texte posé devant elles. Le jeu consiste précisément à "jouer" sans "jouer", contraignant le corps à une surface expressive très limitée et par là même, très puissante. L'austérité du décor de cette "cabane" et l'absence de costumes conduit à user de l'imagination et de l'écoute concentrée pour faire apparaître en soi les personnages. À de rares exceptions près, comme le bandage autour de la tête de Konstantin, ce n'est ni par les accessoires ni par les gestes que se joue cette Mouette, mais bel et bien par la variété des intonations et l'incarnation vocale des actrices. Sur les visages se concentre alors les strates et des variétés d'émotions, comme l'amour de Masha pour Konstantin ou la désillusion de Nina. Le mal-être et la souffrance intérieure prennent ici une dimension à la fois universelle et tragique comme aime à le rappeler lui-même le metteur en scène en rappelant au début du spectacle les conditions de création de ce spectacle au moment de la crise sanitaire et plombé également par la récente crise politique argentine qui donne à ce drame une dimension très particulière portée à la perfection par le jeu des deux rôles-clés interprétés par Romina Padoan (Nina) et Clarisa Korovsky (Macha), ainsi que la jeune et touchante Muriel Sago (Konstatin), Marcela Guerty (Trigorine) et Paula Fernandez MBarak (Arkadina).

Tchekhov encore… avec "Sur l’autre rive" d'après Platonov, cette pièce de jeunesse écrite par Anton Tchekhov alors qu'il était encore étudiant en médecine, jamais publiée de son vivant et découverte après sa mort. D'une longueur et d'une structure qu'on qualifierait volontiers d'hétérogène, la pièce s'articule autour d'un personnage central, Mikhaïl Platonov, un instituteur déçu par l'existence et victime d'une nature dépressive et autodestructrice qui finit par contaminer tous ceux qui l'entourent. Trois ans après avoir monté la Mouette dans ce même amphithéâtre d'O, Cyril Teste affronte un texte porté par le collectif MxM et toute une équipe technique capable de conjuguer le spectacle aux règles désormais normatives d'une grammaire audiovisuelle faite d'images captées en temps réel et projetées sur un vaste écran au-dessus de la scène. Cette "variation théâtrale" contraste involontairement avec l'intimité et la concentration du spectacle de Guillermo Cacace, vu une petite heure avant.
Cyril Teste travaille la thématique d'une soirée chez Anna Petrovna, jeune veuve ruinée conviant à une fête qu'on devine être la dernière, tout un aréopage de personnalités disparates dont la médiocrité et l'ennui augmentent avec la présence de Platanov, axe moteur et centrifuge de ce jeu de relations à entrées multiples. La thématique use à l'envi du motif du délire, de la "teuf" où chacun vide son sac et ses illusions. En donnant à l'image projetée le rôle d'un miroir et d'une loupe isolant les sentiments parmi les convives, le spectacle s'installe progressivement dans une vague impression de redite qui change la brillante traduction d'Olivier Cadiot en un continuum d'anecdotes sur fond de loops rythmiques et BPM. On danse sur des braises pas vraiment incandescentes, ramollies par un ennui et une désillusion qui rend impossible l'idée du bonheur. Excellent rôle-titre, Vincent Berger émerge de ce marasme mondain aux côtés de la sublime Olivia Corsini (Anna) avec un culot et une vigueur qui tranche avec les effets prévisibles d'autres personnages réduit à des présences fugitives et inconsistantes. On pourrait être plus sévère sur les effets et les ambitions en traçant un parallèle avec le bouleversant travail de Julien Gosselin qui faisait du dancefloor le déclencheur et le point initial d'un immense kaléidoscope dramaturgique pour "Extinction" d'après Thomas Bernhardt, vu au Festival des comédiens l'an dernier.

En conclusion de ces deux journées d'ouverture du festival, retrouvons Jean-François Sivadier et sa saga tragicomique retraçant l'histoire des Atrides – spectacle haut en couleurs, porté par une troupe de jeunes acteurs tout juste issus du conservatoire et dans des décors conçus par des étudiants de l'École des arts décoratifs de Paris. L'entreprise tient de la gageure et du déraisonnable, mêlant tour à tour les références antiques de Sophocle, Eschyle et Euripide avec un brillant travail de réécriture que Sivadier inscrit dans la tradition populaire du théâtre de tréteaux. Et il est vrai que l'humour de ce texte permet de faire oublier les quelque trois heures durant lesquelles se multiplient les intrigues avec un abattage et un bouillonnement qui donne le vertige. Tout est là : l'ignominie d'Atrée donnant à manger à Thyeste ses propres enfants et le viol par ce dernier de sa fille qui donne naissance à Egisthe. Le drame de son épouse, Clytemnestre, abusée par son premier mari Agamemnon cédant à la nécessité de sacrifier d'Iphigénie pour mener les navires grecs vers Troie, bref : une série infinie de sacrifices, infanticides, parricides, viols, incestes, cannibalisme…
En saisissant cet écheveau complexe par le versant de la dérision et de la comédie, Sivadier rend étonnamment lisible les linéaments narratifs qui le constituent. On croise au cours de la soirée des références à Shakespeare comme le fantôme d'Atrée qui erre au milieu d'un nuage de fumée comme celui du père d'Hamlet, lui révélant de terribles secrets. D'autres références – cinématographiques celles-là – viennent enrichir la scénographie visuelle. C'est évidemment le cas du Colonel Bill Kilgore troquant le napalm d'Apocalypse Now pour les casques et les lances contre les murailles de Troie ou bien cette impressionnante Cassandre changée en délirante héroïne de l'Exorciste avec le gospel "Sometimes I Feel Like a Motherless Child" extrait de Il Vangelo secondo Matteo de Pasolini. L'écueil de la trivialité pèse un peu trop lourdement sur toute la seconde partie de la soirée, quand le bouffon sert d'arrière-fond à la vengeance d'Oreste et que du burlesque émerge assez poussivement une défense et illustration du "théââtre" comme viatique pour faire face à nos contemporains malheurs…