Giacomo Puccini (1858–1924)
Il Trittico (1918)

Trois opéras en un acte
Il Tabarro, livret de Giuseppe Adami d'après La houppelande de Didier Gold
Suor Angelica, livret original de Giovacchino Forzano
Gianni Schicchi, livret de Giovacchino Forzano d'après La divina Commedia de Dante
Création le 14 décembre 1918 au Metropolitan Opera de New York

Direction musicale : Lorenzo Viotti
Mise en scène : Barrie Kosky
Décor : Rebecca Ringst
Costumes : Victoria Behr
Lumières : Joachim Klein

Il tabarro

Michele : Daniel Luis de Vicente
Luigi : Joshua Guerrero
Il Tinca : Mark Omvlee
Il Talpa : Sam Carl
Giorgetta : Leah Hawkins
La Frugola : Raehann Bryce-Davis
Un venditore di canzonette : Tigan Matinyan
Coppia di amanti : Inna Demenkova/Tigan Matinyan

Suor Angelica

Suor Angelica : Elena Stikhina
La zia principessa : Raehann Bryce-Davis
La badessa : Helena Rasker
La suora zelatrice : Polly Leech
La maestra delle novizie : Eva Kroon
Suor Genovieffa : Inna Demenkova
Suora Osmina : Ruth Willemse
Suor Dolcina : Sophia Hunt
La suora infirmiera : Martina Myskohlid
1. conversa : Sophia Hunt
2. conversa : Elsa Barthas
1. cercatrice : Lisette Bolle
2. cercatrice : Yvonne Kok
La novizia : Vida Matičič Malnaršič,

Gianni Schicchi

Gianni Schicchi : Daniel Luis de Vicente
Lauretta : Inna Demenkova
Zita : Helena Rasker
Rinuccio : Joshua Guerrero
Gherardo : Mark Omvlee
Nella : Sophia Hunt
Gherardino : Soliste du Nieuw Vocaal Amsterdam (Dimitri Bos/Jeremy Blanvillain)
Betto di Signa : Sam Carl
Simone : Scott Wilde
Marco : Georgiy Derbas-Richter
La Ciesca : Polly Leech
Maestro Spinelloccio : Tomeo Bibiloni
Ser Amantio di Nicolao : Frederik Bergman
Pinellino : Emmanuel Franco
Guccio : Christiaan Peters
Koor van De Nationale Opera
Chef de Choeur : Edward Ananian Cooper
Nieuw Amsterdams Kinderkoor
(Nieuw Vocaal Amsterdam)
Chef du chœur d'enfants:Anaîs de la Morandais
Nederlands Philharmonisch Orkest
Amsterdam, De Nationale Opera, mardi 14 mai 2024, 19h

C’est l’année Puccini et on le célèbre partout, ce n’est que justice et l’opéra d’Amsterdam (Nationale Opera & Ballet) y participe d’autant plus qu’il a confié ces dernières saisons à Barrie Kosky Turandot (2022–2023), puis Tosca (2021–2022), et enfin cette production de Trittico (2023–2024) qui clôt une série de mises en scènes pucciniennes novatrices, notamment Tosca, production considéréecomme une référence.
Il Trittico est rarement monté intégralement, à cause du nombre de rôles requis, mais on associe volontiers chacune des trois œuvres à un opéra en un acte de la période (ils sont assez nombreux), c’est pourquoi il était intéressant de voir comment Kosky se sortait de ces trois œuvres si différentes, chacune évoquant à sa manière la mort, dans des ambiances complètement éclatées, une péniche parisienne, un couvent, une maison florentine.
Kosky souligne que
Il Trittico est comme un repas à trois plats, entrée, plat, dessert et il essayé d’en unifier le cadre et d’en livrer une vision particulièrement épurée, comme il sait le faire, oscillant dans ses travaux entre plumes et paillettes débordantes, et visions hiératiques qui ne laissent pas de surprendre car le plus hyperactif des metteurs en scène d’aujourd’hui sait toujours nous surprendre.
Au service de ce travail, une réalisation musicale pas entièrement convaincante, aussi bien fosse (Lorenzo Viotti) que sur scène, mais qui réserve aussi de belles surprises, notamment dans
Gianni Schicchi à qui le public amstellodamois a fait un véritable triomphe.

Alors, Kosky et Viotti ont-ils servi un repas trois étoiles ? C’est ce que nous allons essayer de démêler… 

 

Quelques éléments circonstanciels

Puccini a toujours été à l’affût des meilleures recettes qui pouvaient assurer le succès, et celui de Mascagni avec Cavalleria Rusticana lui donna très tôt l’idée d’un ensemble cohérent d’opéras en un acte, qu’il voulait dans un premier temps tirer de la Divina Commedia de Dante. De cette idée initiale resta Gianni Schicchi, le dernier opéra du tryptique, le « dessert », dirait Barrie Kosky qui tranche avec les autres parce que c’est une comédie, même si Schicchi a fini dans l’Enfer dantesque.
Mais Puccini était aussi à l’affût de toutes les nouvelles tendances de la musique et de la scène, et les opéras en un acte ont alimenté la production lyrique dès les débuts du XXe siècle, (si on pense à Salomé et Elektra de Strauss), jusqu’à la riche production des années suivantes avec Zemlinsky, ou Hindemith, ou Schönberg. La forme lyrique brève permet d’arriver très vite à la crise, et crée ensemble tension et émotion. Qu’on pense par exemple à Sancta Susanna de Hindemith, 25 minutes de cris, de tension expressionniste dans un couvent, qui a été créé en 1922 à Francfort. L’évocation n’est pas un hasard puisque l’un des trois opéras de Puccini, Suor Angelica, le seul des trois qui soit un livret original de Giovannino Forzano, le plus tragique aussi, le préféré de Puccini, se déroule dans un couvent toscan des environs de Sienne au XVIIe siècle.
Puccini voulait que les trois opéras soient représentés ensemble, comme trois versions d’un chemin vers la mort, dans trois ambiances différentes, une péniche parisienne au XIXe, un couvent toscan du XVIIe, et Florence en 1299.
Mais très vite et dès 1920, le tryptique fut démantelé par Londres et Puccini bon prince autorisa la représentation de deux opéras sur les trois avec un ballet, mais la perfide Albion finit par ne représenter du tryptique que Gianni Schicchi et deux ballets…

De fait, les représentations des trois ensemble sont rares, à cause de la forte définition des rôles principaux : Michele et Schicchi, deux barytons, n’ont pas forcément les mêmes timbres, l’un est un baryton noir, une sorte de Scarpia, l’autre un bouffe, de même les deux ténors, Luigi, ténor à la voix puissante, comme Calaf, ou Mario, et Rinuccio, ténor plutôt léger, et les trois sopranos, Giorgetta lirico spinto, Angelica lirico, Lauretta lirico leggero… Bref, pour bien faire, ou pour faire au mieux, il faut deux ténors et deux barytons bien caractérisés et trois sopranos différents de première importance… Peu de théâtres ont envie de s’embarrasser avec ça. Alors on a représenté souvent, le plus souvent Gianni Schicchi parce que c’est une comédie, un peu moins Il Tabarro, mais comme c’est un drame de la jalousie, noir, nocturne et sinistre il garde un parfum d’opéra sanglant et tragique, à couleur vériste, et encore plus rarement Suor Angelica, dramatique certes, mais qui exige un soprano à la force émotionnelle unique pour emporter les spectateurs dans les larmes et un mezzo marmoréen et statufié dans le rôle de la Zia principessa pour faire repoussoir. En réalité, Suor Angelica n’est presque jamais représenté seul, isolé des autres…
Le monde de l’opéra est aujourd’hui ainsi fait que les managers (toujours géniaux) communiquent sur des trilogies qui n’en sont pas, la trilogie Mozart/Da Ponte, la trilogie des reines de Donizetti, pour faire buzz et faire croire à une combinatoire intelligente, mais quand on a une vraie trilogie voulue comme telle, on la dépèce, pour de fausses raisons artistiques et de vraies raisons logistiques ou techniques. Qui veut noyer son chien…

Si bien qu’il faut vraiment profiter de cette année de centenaire Puccini (mort en 1924) pour se nourrir de ses œuvres, et notamment de celles qu’on représente plus rarement, La Rondine (1917), dont nous avons rendu compte récemment à la Scala, et ici Il Trittico (1918) plus connu et plus populaire, mais qui reste rare sur les scènes d’opéra dans sa globalité.

L’approche de Barrie Kosky

Le spectre des visions de Barrie Kosky va de l’échevelé plein de plumes et de paillettes, jusqu’à l’épure. En réalité, souvent il travaille sur un décor unique dont il varie quelque peu les formes d’acte en acte, sans détruire la structure. Dans Il Trittico, il part du désir de Puccini de représenter en même temps les trois œuvres, pour les représenter dans un même cadre général, gigantesque, deux cloisons de bois immenses qui font angle, et qui rendent les personnages en proportion fortement réduits, comme des marionnettes d’un destin supérieur et jouant sur quelques effets selon l’œuvre, servi en cela par les éclairages particulièrement réussis de Joachim Klein (les ombres gigantesques dans Il Tabarro, l’aube lumineuse initiale de Suor Angelica par exemple) et d’autres, spectaculaires, le sang sur les parois dans Suor Angelica ou la réapparition du mort Buoso Donati bien vivant dans l’épilogue de GiannI Schicchi), mais restant pour l’essentiel sur l’épure, privilégiant les ambiances générales à la culture d’un pittoresque en l’occurrence peu adapté. En ce sens il suit le chemin ouvert par Lotte de Beer dans la même œuvre à Munich. Mais si Lotte de Beer avait choisi de confiner les œuvres dans une sorte de tunnel géométrique et fascinant vers la mort, Kosky ouvre au maximum, profitant de l’immense scène d’Amsterdam, une chance pour les metteurs en scène, un problème quelquefois pour les voix qui s’y perdent et les sons qui s’y diluent.

Alors, optant pour l’abstraction qui laisse au spectateur la possibilité de faire gamberger son imaginaire, il emplit chaque opéra d’un minimum d’objets ou de décor. Pour Schicchi, c’est une table autour de laquelle s’est réunie la famille pour fêter l’anniversaire de Buoso Donati, pour Suor Angelica, un immense escalier qui descend le long des deux parois et au sol un porte-plantes en forme d’étagère pour les cultures bien aimées et savantes de Suor Angelica et pour Tabarro, rien, au moins au départ sinon l’apparition d’un échafaudage de bois qui pourrait figurer la péniche où vit le couple, qu’on va voir confiné dans une sorte de cabine-cage dans un face à face désormais à la limite du supportable.
Il Tabarro est un opéra d’atmosphère, où la présence de Paris n’a pas de nécessité directe, dans son pittoresque des quartiers pauvres et du fleuve : la musique, l’une des plus évocatrices et modernes de Puccini (avec ses accents à la Debussy ou qui anticiperaient presque Wozzeck) suffit, notamment au début, pour dessiner une ambiance. Voir une péniche ou quelques façades parisiennes n’y rajouteraient rien.
Kosky est toujours un metteur en scène qui sait prendre le spectateur à revers : là où la pièce (La Houppelande) d’André Gold qui a inspiré le livret d’Adami est issue du théâtre du Grand Guignol : terreur et sang, Kosky va s’abstenir de montrer une seule goutte de sang, et va seulement travailler sur une ambiance de plus en plus pesante et irrespirable, alors que dans Suor Angelica, où le seul monologue final d’Angelica suffirait à nous faire verser des vallées de larmes, il y ajoute des coulées de sang noir sur les murs et montre Angelica le visage couvert des cendres de l’urne de son fils mort en nous plongeant dans l’hyper-mélo là où peut-être Puccini n’en demandait pas tant…

 

Il Tabarro

Il Tabarro

Il Tabarro dans sa construction impressionne par la simplicité des moyens mis en œuvre, cet échafaudage multiplié par les jeux d’ombres qui le rendent monstrueux et inquiétant, dans une ambiance de clair-obscur d’où émergent des personnages toujours à vue.

Rien n’est masqué, tout se fait au vu et au su de tous, et quand ce n’est pas le cas, les ombres parlent : alors aussi bien la Frugola paraît dans cette épure encore plus surchargée que nature, et même Giorgetta, qui a l’air – et c’est une très bonne idée – indifférente à tout, et même au beau Luigi, comme si cueillir le moment présent n’avait plus de saveur, comme si le printemps adorable avait définitivement perdu son odeur, dans une sorte de Goût du Néant Baudelairien.

Raehann Bryce-Davis (Frugola, debout), Leah Hawkins (Giorgetta)

L’agitation des ouvriers est fantomatique, la joie de la Frugola est excessive, et les jeunes amants font à peine envie. Livret de tristesse universelle.
Seul Luigi a l’air vraiment engagé, seul il semble croire à un futur.

Daniel Luis de Vcente (Michele) au fond, Joshua Guerrero (Luigi), Leah Hawkins (Giorgetta)

Quant à Michele, c’est l’œil qui regarde tout de loin, à qui rien n’échappe, et qui telle la murène qui sort du trou, frappera dès qu’il pourra lorsqu’il découvrira son infortune. À la dernière minute.

 

Ambiance tellement épurée que même la fameuse houppelande qui fait le titre de l’ouvrage et dont Michele couvre le cadavre de Michele, ne fait même pas spectacle ou événement, comme l’ordinaire de l’horreur, ou de la tristesse définitive.
Il aurait fallu pour soutenir cette ambiance à la fois un accompagnement orchestral qui ait un relief plus marqué, et l’orchestre (le Nederland Philarmonisch Orkest, qui assure bonne part des productions amstellodamoises) est singulièrement peu charnu, ni charnel, comme indifférent, laissant entendre à peine certaines phrases incroyablement modernes de la partition, mais plus dans une sorte de complaisance sonore que dans le théâtre. Et du même coup l’orchestre ne soutient pas suffisamment les chanteurs, un peu laissés à eux-mêmes. Il faut néanmoins, et ce sera le cas pour les trois opéras, souligner la qualité extraordinaire des comprimari, de la troupe des petits-rôles, profils fugaces ici, mais impeccables de couleur, de phrasé, de présence, même de quelques secondes, que ce soit Inna Demenkova (Amante), le membre du chœur Tigran Matinyan (Amant, vendeur de chansons) et surtout les excellents Tinca (Mark Omvlee) et Talpa (Sam Carl) que l’on va retrouver plus avant.
La Frugola de Raehann Bryce-Davis, jeune mezzo américaine très à l’aise et délurée en scène, qui sait colorer chaque mot avec à propos, fait merveille dans le rôle – elle remporte un vrai succès, avec ce zeste d’exagération que Kosky, sentant sans doute sa personnalité débordante, lui concède, plus de couleur que de volume vocal, mais une incontestable présence.
Luigi, c’est Joshua Guerrero, jeune ténor américain vu à Rome dans le rôle de Faust du Mefistofele de Boito vu par Simon Stone, a toutes les qualités de l’école américaine : le style, la couleur, l’élégance, le phrasé, le contrôle sur la voix. Un seul problème, le volume. Il faut pour Luigi un ténor plus « spinto », il n’est que « lirico », c’est sans doute un magnifique Rodolfo de Bohème, mais Luigi est pour lui un surdosage. Il s’en tire grâce aux qualités décrites plus haut, mais il est aux limites et les suraigus quand ils ne sont pas couverts sont passés à la trappe. C’est dommage, mais on touche là aux difficultés propres à la distribution de l’œuvre.

Giorgetta, c’est une autre jeune sortie il y a encore peu de temps des écoles de formation d’outre atlantique, Leah Hawkins. La voix est bien posée, bien projetée, au volume acceptable pour Giorgetta, pour la Giorgetta de cette mise en scène. Il y a eu jadis des Giorgetta ouragan comme Giovanna Casolla qui vous déchiraient… Il manque à cette voix un peu de couleur dans la manière de dire le texte, un peu monotone, sans véritables accents, si importants dans Puccini, cela viendra sans doute avec l’expérience, mais le personnage a une certaine présence, et surtout cette attitude presque désabusée qui m’a séduit et qu’on aurait voulu mieux sentir dans le chant.

Le couple Girogetta/Michelle qui étouffe

Enfin, Daniel Luis de Vicente en Michele, un baryton dont on fait grand cas aujourd’hui, qui a une qualité de diction presque didascalique tant le texte est clairement dit, avec un soin dans la couleur et une voix qui porte et un timbre vraiment séduisant. Il manque là encore de la sveltesse dans la manière de dessiner le personnage. Kosky en fait un personnage qui bouge peu, une silhouette lointaine et inquiétante, il faudrait que le chant soit plus incarné pour que ce Michele-là soit totalement dessiné. C’est très correct, mais cela manque d’un poil de chair, de force, de noirceur. Pas assez noir et encore trop vert, mais des trois c’est quand même le plus convaincant.

Daniel Luis de Vicente (Michele)

 

Suor Angelica

Suor Angelica

Beaucoup de spectateurs ont été frappés par la scène finale glaçante, mais c’est, on va le voir, justement ce qui m’a un peu dérangé : l’image qui m’a frappé est au contraire celle du début, avec la descente de l’escalier par les religieuses, qui m’a fait penser à celle des ombres dans « La Bayadère », le ballet de Minkus, le tableau en était saisissant parce qu’il posait d’abord l’escalier, véritable centre du décor que Kosky va réutiliser pour la descente de la Zia Principessa, toute couverte de bijoux et de breloques, qu’on va regarder comme la descente de l’escalier d’une sorte de « star » de revue, parce que tous les yeux sont braqués sur elle, et nos yeux de spectateurs sont les doubles de ceux de Suor Angelica. La Zia Principessa se révèle en descendant une sorte de Clytemnestre deshumanisée, que Kosky va transformer en ange noir vampirisant.

Toujours jouant sur les contrastes, Kosky après la descente majestueuse des nonnes, va en faire un groupe babillant futilement (lui-même le souligne dans le programme de salle en faisant la différence avec Dialogues des Carmélites qu’il a monté à Glyndebourne).
Mais Puccini, qui n’avait pas un goût prononcé pour le cléricalisme (il avait écrit Tosca…) a travaillé sur cette ambiance conventuelle entre prières et futilités quotidiennes d’un quotidien sans horizon en scandant l’œuvre en autant de brèves scènes qui chacune portent un titre, dont la plus grande partie décrit ce quotidien répétitif sans horizon, symbolisé par les hauts murs qui cachent l’extérieur. Le décor d’ailleurs habilement, laisse voir la rampe d’escalier, mais cache la sortie vers le jour et le monde, pour accentuer l’impression de clôture, voire de gigantesque catacombe.

Les étapes de l’œuvre :

  • La preghiera (la prière)
  • La punizione (la punition)
  • La ricreazione (la récréation)
  • Il ritorno della cerca (le retour de la quête)
  • La Zia principessa (la tante princesse)
  • La Grazia (la grâce)
  • Il miracolo (le miracle)

Rituels, récréation, babils

Il est clair que Puccini veut construire son opéra en construisant à la fois un rituel « oratorial » du quotidien qui d’une certaine manière trompe le spectateur, et le « berce », rituel bientôt rompu, brisé pour Suor Angelica par une crise brutale aussi rapide que tragique. En ce sens, il reprend le schéma de Tabarro, où l’ambiance, le contexte compte et pèse largement sur le drame final. Le théâtre tragique, c’est toujours le dernier jour, voire la dernière heure…

Porte-plntes, Elena Stikhina (Suor Angelica) et en haut Raehann Bryce Davis (Zia Principessa) qui s'éloigne)

Aussi le porte-plantes, qu’on découvre peu à peu, seul objet du décor, et objet de tous les soins de Suor Angelica est-il au propre et au figuré, son jardin secret, il est son quotidien, celui dans lequel il a enfoui sa triste vie depuis sept ans, et il sera sa mort : les plantes ornent, peuvent sauver, et peuvent tuer. Elles sont la vie et la mort. Et Suor Angelica, nous dit Kosky, est comme les plantes, mort et vie au quotidien, elle est une morte-vivante. Le livret d’ailleurs joue sur cette relation, deux fois nous entendons la réplique, d’abord par la Sœur infirmière :

Suor Angelica ha sempre una ricetta buona, fatta coi fiori,
sa trovar sempre un'erba benedetta per calmare i dolori.

(Suor Angelica a toujours un bon remède à base de fleurs
Elle sait trouver toujours une herbe bénite pour calmer les douleurs
)

Puis par Suor Angelica qui compose le poison létal dans l’avant-dernière scène :

Suor Angelica ha sempre una ricetta buona fatta coi fiori.
Amici fiori che nel piccol seno racchiudete le stille del veleno.
Suor Angelica a toujours un bon remède à base de fleurs
Des fleurs amies qui en leur petit sein renfermez les gouttes de poison

Il faut évidemment mettre en écho les deuxièmes vers parce que les deux se répondent : le poison calmera définitivement la douleur de Suor Angelica, herbe bénite dans l’un, fleurs amies dans l’autre, deux champs lexicaux divin et humain, qui rendent compte à eux seuls de la déchirure.
Enfin, et parce que Puccini et son librettiste savent mettre en scène les coups de théâtre, la fin de la scène « le retour de la quête » (Il ritorno della cerca), marque chez Suor Angelica une agitation nouvelle, où la musique et le livret laissent deviner que sous la banalité du quotidien, les plaies et blessures, les souffrances ne se sont jamais apaisées : la scène suivante (Zia principessa) sera donc en même temps exposition, révélation et résolution. Tel est le sens de la concentration puccinienne.

Ainsi Suor Angelica se réveille de sa triste léthargie au moment où un riche équipage annonce une visite de haut rang : la visite de la Zia Principessa est annoncée.
Le dialogue conçu par Puccini est terrible, et il doit être visuellement la traduction de cette opposition de deux voix, un mezzo profond, absent, glacial, et une voix de soprano jeune, en attente, ardente, qui reçoit cette première visite après sept ans comme une sorte de don, et qui va être bientôt laminée.

Raehann Bryce-Davis (Zia Principessa) Elena Stikhina (Suor Angelica)

Et c’est là où pour moi Kosky a versé dans le « spectacle », faisant de toute la scène et de la fin une sorte de remake de Maria Stuarda face à Elisabetta de Donizetti.
Sans doute aussi la personnalité de Raehann Bryce-Davis compte-t-elle, la voix de mezzo est forte, mais n’a pas cette profondeur glaciale de la Zia Principessa, et sur scène, elle était tantôt une Frugola divertissante/inquiétante dans la vision épurée de Il Tabarro, et elle est ici une Zia Principessa presque « frugolisante », en noir, couverte de bijoux-breloques, agitant sa robe comme une sorte de cape de vampire, bougeant et tournicotant… À mon avis cela ôte au personnage son côté effrayant et glacial, son côté inhumain et distancié pour lui donner trop d’humanité presque sadiquement dérisoire dans son côté méchante de pacotille, sorte de grande Seigneurie méchante femme, une version féminine de Scarpia. Kosky ici pèche par excès, privilégiant le mélodramatique au tragique et ce sera tout le problème de sa vision de la fin.

Elena Stikhina (Suor Angelica), enfant et urne

La Zia principessa part en ayant à la fois déshérité la jeune femme et annoncé en plus la mort de son fils. Comme ce n’est pas suffisant, elle lui laisse la photo de l’enfant et l’urne funéraire.  En termes strictement religieux, elle montre qu’il n’a même pas eu de sépulture chrétienne en tant qu’enfant de l’amour, incinéré et poussière…

Voir Suor Angelica se couvrir des cendres de son fils, avec la signification religieuse du geste, à savoir manifester son regret du péché et signifier son espérance dans la miséricorde de Dieu est un geste sans doute très juste dans le contexte, mais si l’idée est certes intelligente et typiquement « Koskyienne » elle est cependant excessivement théâtrale et spectaculaire qui finit par perturber les émotions, même si par ailleurs le livret est suivi à la lettre, avec la composition des plantes qui vont composer le poison.

Elena Stikhina (Suor Angelica) et sang sur les murs

Et quand les murs commencent par suinter d’un sang noir, on se dit que peut-être trop c’est trop, d’autant que la musique de Puccini est très largement autosuffisante à ce moment.

Ainsi la démarche de Kosky est-elle à l’inverse de Tabarro, non dans l’épure, mais dans une sorte de profusion, cherchant à déborder de gestes démonstratifs et d’émotion-spectacle. Quelquefois le trop est l’ennemi du bien.

 

Musicalement, l’œuvre (aux voix exclusivement féminines) commence de manière éminemment chorale, alternant prières, chœurs, dialogues, babils, insistant sur la vie collective et ses rituels, avec des interventions diverses de voix très différentes et très bien caractérisées par l’ensemble des comprimari (on devrait dire comprimare vu que ce ne sont que des voix féminines) aux interventions courtes, mais très justes, ce qui confirme l’impression de rôles de compléments parfaitement préparés et tenus, Polly Leech (Suora Zelatrice), Eva Koon (Maestra delle novizie), Inna Demenkova (Suor Genovieffa) Ruth Willemse, artiste du chœur (Suor Osmina), Sophia Hunt, membre du studio (Suor Dolcina/Prima conversa) tout comme Martina Myskohlid (Suora infermiera), enfin les artistes du chœur Lisette Bolle (Prima cercatrice), Yvonne Kok (Seconda cercatrice), Elsa Barthes (Seconda conversa), Vida Matičič Malnaršič (una novizia).
Cela nous révèle l’un des secrets de la qualité des distributions d’Amsterdam, au-delà des voix protagonistes : une véritable homogénéité de tous les rôles de complément,  y compris ceux endossés par des artistes du chœur, un chœur traditionnellement et depuis des décennies très engagé au niveau théâtral, où l’on note globalement un sentiment d’appartenance très fort. Sans avoir de troupe, Amsterdam entretient en quelque sorte un véritable esprit de troupe, c’est peut-être là aussi l’esprit global de cette maison si singulière dans le paysage européen.

Je voudrais signaler aussi Helena Rasker, la Badessa aux accents nets, bien dessinés, qu’on va revoir dans Gianni Schicchi en Zita, exemple même de cette qualité signalée plus haut.
Raehann Bryce-Davis qui était Frugola dans Tabarro, et Zia Principessa dans Suor Angelica, sait passer en une heure d’un rôle de mezzo de caractère à un rôle de grand mezzo, avec des qualités éminentes au premier rang desquelles une belle émission et une diction impeccable, chaque mot est dessiné, prononcé, coloré avec soin, il lui manque peut-être un poil de puissance, compensée par pose de voix et projection, mais il y a dans cette voix un matériel d’avenir, si elle sait progresser tranquillement. Scéniquement (Est-ce son tempérament ? Est-ce Kosky ?) elle en fait un peu trop. Je me souviens à son propos d’un conseil de Wieland Wagner à Regina Resnik, autre mezzo de légende : « ne bouge pas, laisse ton visage impassible, moins tu feras de gestes et plus tu seras puissante ! ». Elle ferait bien de se l’appliquer. C’est ici un peu too much et c’est dommage.

Elena Stikhina (Suor Angelica)

Elena Stikhina est aujourd’hui une des stars du chant qu’on voit sur toutes les scènes, et dans toutes sortes de rôles, Médée (hélas), Aida (hum), Lisa de Dame de Pique où elle est à sa place et d’autres encore notamment dans le répertoire italien, Forza del Destino par exemple ou beaucoup de Puccini (de Mimi à Tosca en passant par Butterfly), bref, une figure référente à l’opéra aujourd’hui, qui rend sa présence dans Suor Angelica légitime.
La voix est puissante,  l’aigu est franc, mais pas aussi étendu que souhaitable et quelque peu métallique sur les hauteurs, et c’est surtout une chanteuse qui sait diffuser l’émotion, par une présence scénique incontestable, récompensée ici par une ovation tellurique. Mais elle a pour mon goût un vrai problème de clarté du texte, d’émission, de diction et d’articulation. Le texte est essentiel depuis Monteverdi (surtout) à nos jours, mais on a pu penser que le bel canto, certains Rossini et même certains Verdi pouvaient s’en passer au profit des acrobaties et de la pyrotechnie vocale. Quand on connaît le soin de Verdi pour le choix des mots et son attention au livret, on devrait se méfier de ces idées préconçues, encore plus chez Puccini, où le mot, et ses accents, ses déclinaisons colorées sont essentiels (voir La Fanciulla del West ou La Rondine, sans compter Tosca). Elena Stikhina est un personnage qui rentre théâtralement dans le projet de Kosky, et avec brio, mais qui ne rend pas le texte aussi fort, aussi déchirant, aussi « parlant » qu’on aimerait l’entendre. Pour un public non italophone on peut m’objecter que c’est égal, mais c’est faux : bonne part de l’émotion vient du tissage mot, accent, orchestre. Ici, on a surtout son de voix et scène. D’où pour moi une émotion qui fait défaut, en dépit des images glaçantes de la mise en scène.

La raison en est peut-être aussi un orchestre assez lyrique, mais étrangement lointain et peu engagé dans l’effet dramatique, il y a peu de théâtre dans cet orchestre-là, et Lorenzo Viotti continue de surprendre par une direction certes attentive, mais sans véritable sève, sans qu’on sente combien il est concerné. Est-ce dû à une acoustique ingrate d’un théâtre où le son orchestral est quelquefois perdu dans l’espace ? Viotti accompagne musicalement comme dans le lointain, en fond sonore plus qu’en protagoniste, chez un compositeur qui ne cesse de tisser livret et musique, point sur point, avec ses rudesses, ses pointillismes, ses respirations, ses silences, et surtout une mise en son qui est presque mise en scène… c’est ici un peu terne, et donc frustrant.

Gianni Schicchi

Gianni Schicchi

Le dessert que tous attendent…
Quand Kosky compare Il Trittico à un repas en trois plats, il fait de GiannI Schicchi le dessert. Ce n’est donc pas un hasard si le plus diablotin des metteurs en scène ouvre Gianni Schicchi par une scène de repas, métaphore de l’ensemble, où l’on chante Happy birthday to you (ou plutôt Tanti auguri a te), avant que l’heureux récipiendaire ne plonge tête première dans le dessert, justement, un somptueux gâteau d’anniversaire, terrassé par une crise cardiaque.
Alors peut commencer cette joyeuse fête de la mort, ce Rendez-vous de la mort joyeuse qui met en scène les petites turpitudes de l’humanité ordinaire face au testament d’un parent plutôt fortuné. C’est l’illustration de l’adage de Shakespeare, « Qui attend les souliers d’un mort risque d’aller pieds nus ».

Testament…

Barrie Kosky va régler l’œuvre comme une pièce de Commedia dell’Arte, dont elle contient bien des personnages, les tourtereaux Rinuccio et Lauretta, le dottore, le notaire, et d’autres membres de la famille, comme le rappelle Nikolaus Stenitzer dans son texte du programme de salle et d’ailleurs Puccini aime à s’appuyer sur la Commedia dell’Arte dont sa Turandot est directement issue, avec ses personnages comme Ping, Pong, Pang.
Il s’agit donc à la fois de chorégraphier l’œuvre à la manière de la Commedia dell’Arte, avec ses mouvements brutaux, ses ensembles, ses quelques personnages bien identifiés, Lauretta Rinuccio mais aussi Zita et bien entendu Schicchi, le pivot autour duquel tourne toute l’œuvre, qui devient très rapidement une sorte d’oratorio comique pour baryton et chœur-continuo. Des trois, c’est sans doute celui où le texte est le plus déterminant parce que c’est une comédie et que l’on ne peut envisager la comédie sans la liaison permanente du texte et du jeu, le texte étant lui-même en permanence élargi par une musique sarcastique, qui ne cesse par ses dystonies, de parodier la situation, comme c’est le cas lors de la marche funèbre ponctuée par les pleurs excessifs et caricaturaux de la famille.
Une comédie est toujours un exercice délicat qui peut vite tomber dans la « tarte à la crème », Kosky d’ailleurs commence malicieusement par la tête de Buoso Donati dans le gâteau, faisant de cette mort brutale un éclat de rire clownesque. Et la musique explose, d’abord joyeuse, entrecoupée des rires du public, puis par les larmes crocodilesques de la famille.

Kosky mêle les mouvements de commedia dell’arte et ses inévitables petites vulgarités qui font rire comme le testament dissimulé dans les parties intimes du mort, ou les roucoulades du couple Rinuccio-Lauretta, dans une sorte de vision gentiment dantesque de cette farce où le mort est sans cesse à vue, sous la table, ou remis d’équerre quand le docteur (dont la partie est coupée et remplacée par une sorte de cri animal) vient constater qu’il est bien vivant.

Au pays des morts-vivants, médecin, Donati le mort et Gianni Schicchi (Daniel Luis de Vicente)

Ce mort presque nu comme déjà dépouillé métaphoriquement par sa famille de vautours est toujours là, juge de paix muet dont tout le monde se moque éperdument, tout au désir de s’en partager les biens.

Dépouillement jusqu'au soutien-gorge

Mais en recherchant le testament, on découvre aussi des vérités cachées, que révèlent la mise à nu du cadavre, comme un soutien-gorge, le digne et pieux Buoso Donati qui voulait tout donner aux moines se travestissait donc dans son intimité ? Évidemment Kosky joue sans cesse dans cette étourdissante comédie sur l’être et l’apparence, tout comme dans l’air fameux « Mio babbino caro » où la douce Lauretta fait un tout aussi doux chantage au suicide pour faire céder son père, sur un air d’amour à la Mimi… on ne peut plus se fier aux cœurs tendres…
Kosky habille ses personnages de manière très contemporaine et colorée, des couleurs vives et criardes de comédie musicale (presque) américaine, à la manière d’une Commedia dell’Arte moderne puisque dans la Commedia dell’Arte, le costume fait le moine : il mélange les genres sans toujours d’ailleurs tirer un parti moderne d’un texte qui sonne étrangement aujourd’hui, notamment dans l’air de Rinuccio initial qui chante la richesse de l’apport de la « diversité » dans la Florence de la fin du XIIIe, et des nouvelles couches sociales, ou des apports extérieurs, une Florence ouverte qui s’oppose à la famille Donati, particulièrement rance qui refuse à Rinuccio d’épouser la fille de Schicchi pour d’évidentes questions de classe. Schicchi finira dans l’Enfer de Dante, non sans dans sa vie avoir bien ridiculisé ces florentins étroits et rapaces, qui sont complices de son forfait et finiront tout autant en mauvaise posture.
Kosky travaille l’excès et la caricature dans les gestes, aidé en cela par une troupe de comparses irrésistibles, complètement engagée dans le jeu et la musique, parfaitement en phase, paroles et musique, dans un ensemble qui confirme tout le bien qu’on a dit de l’ensemble des petits rôles qui mêle ici aussi membres du studio, comme Gyorgi Derbas-Richter (Marco) ou Sophia Hunt (Nella) et membres du chœur Emmanuel Franco (Pinellino) et Christian Peters (Guccio), il faut tous les citer aussi, Frederik Bergman (Ser Amantio di Nicolao) , Polly Leech (La Ciesca), Tomeu Bibiloni (Maestro Spinelloccio), Sam Carl , (Betto di Signa), Scott Wilde (Simone) et surtout Marc Omvlee (Gherardo) et la Zita très acérée et particulièrement présente et vivace d’Helena Rasker.

Joshua Guerrero (Rinuccio) Inna Demenkova (Lauretta)

Du côté des trois rôles les plus importants, notons le Rinuccio bien campé de Joshua Guerrero, bien plus à l’aise vocalement que dans Luigi, ici vif, expressif, coloré, qui chante avec une certaine délicatesse et intelligence son air en hommage à Florence Firenze è come un albero fiorito. Même constat avec Inna Demenkova, fraichement issue du studio, qui campe une délicieuse Lauretta et donne un O moi Babbino caro délicieux de tendresse… et de tendre rouerie, montrant par là un vrai sens du texte et une intelligence de la situation…

Daniel Luis de Vicente (Gianni Schicchi) dicte le testament

Gianni Schicchi est Daniel Luis de Vicente, qui du sombre Michele passe au joyeux Schicchi (tous deux à leur manière promis à l’Enfer) avec une voix au timbre chaud, une diction toujours impeccable, mais dans Schicchi il faut plus, plus qu’un jeu déluré ou qu’un chant bien dessiné. Il faut une expérience de ton, d’accents, de couleur qu’il n’a pas encore. Et Kosky ne l’a pas aidé dans sa perception du texte : l’exemple pour moi est Addio Firenze, cet air si important par sa double postulation. Tragique par la prise de conscience qu’il suppose de la part de la famille qu’ils se mettent potentiellement dans de sales draps, et donc par l’idée d’exil (renforcé par le châtiment des voleurs à la main coupée), exil d’une ville dont l’identité est ici fortement affirmée (Dante lui-même en fut victime), tant le texte cite abondamment des places, des lieux, des quartiers et des faubourgs de Florence (nous citions plus haut l’air de Rinuccio), mais aveuglés par le gain futur, la famille ne perçoit pas la menace, ou ne veut pas l’entendre. L’air est chanté, bien chanté, mais moins incarné qu’on ne le souhaiterait, et notamment ensuite les reprises menaçantes d’Addio Firenze – Damoclès qui ponctuent les hurlements de la famille quand ils entendent qu’ils sont déshérités tout autant dans le nouveau testament de Schicchi. Ces reprises doivent être mises en relief, particulièrement colorées et différenciées, et ici cela manque quelque peu de théâtre, de piquant, de couleur. Il manque quelque chose de la truculence diabolique du personnage.

En revanche et presque par force, l’orchestre est plus présent, plus brillant que dans les deux autres opéras, sans doute à cause de cette écriture très serrée et très expressive qui accompagne et colle au texte, mais aussi par un usage fréquent en mode ironique ou sarcastique de la petite harmonie, très présente, en commentaire permanent, un orchestre aux couleurs multiples à la limite du circassien quelquefois (enfin, du cirque à l’opéra, à la Pagliacci ou à la Berg dans Lulu…), un usage des bois et des cuivres toujours presque à la limite de la tonalité, qui fait rire et qui surtout inquiète parce que Schicchi, c’est aussi Dante…
C’est des trois pour moi celui où Viotti fait le mieux entendre toute la science puccinienne de l’orchestration et sa singulière dramaturgie.

Enfin, quand tout est consommé, l’épilogue, à la manière en version comique de la commedia è finita tragique de I Pagliacci de Leoncavallo, Schicchi reprend dans son adresse au spectateur

Per questa bizzarriam'han cacciato all'inferno… e così sia ;
ma con licenza del gran padre Dante,
se stasera vì siete divertiti,concedetemi voi…l'attenuante !
Pour cette bizarreriej'ai été jeté en enfer, et qu'il en soit ainsi ;
mais avec la permission de notre père à tous Dante,
si vous êtes amusés ce soir,accordez-moi…(il fait le geste d’applaudir)
les circonstances atténuantes !
Kosky ajoute una apostille à ce petit épilogue : le mort Buoso Donati se lève et bras dessus bras dessous se présente au public avec Schicchi, comme si une fois de plus tel est pris qui croyait prendre et que tout cela était une comédie dans la comédie pour se débarrasser des vautours et faire une sorte de pirouette finale pour s’acheter la bienveillance toute acquise du public. En conclusion, voilà un spectacle qui triomphe auprès du public, et c’est un beau résultat pour le théâtre, qui montre à la fois la solidité de son système de production et l’engagement de tous les chanteurs, en particulier tous les rôles de compléments, essentiels dans cette œuvre tant ils sont nombreux et fondamentaux car c’est eux qui dessinent dans chaque œuvre la couleur d ‘ensemble : tous très bien tenus, gage d’un théâtre en parfait état de marche. Les protagonistes tiennent leur rang sans être exceptionnels, mais chacun est engagé et donne un maximum, garantissant à l’ensemble une grande tenue. Du côté de l’orchestre, une déception parce qu’on y attendait plus de relief, plus d’engagement et de présence, et Lorenzo Viotti semblait un peu absent, faisant le job mais pas plus, et ne donnant pas à Puccini le son qu’on attend, théâtral et dramatique, restant un peu extérieur. Quant à Barrie Kosky, on lit entre les lignes dans son interview du programme qu’il s’en est tiré par la bande jouant sur une unité esthétique, de somptueux éclairages, quelques idées intéressantes, mais qu’il n’a pas résolu les difficultés spécifiques de l’ouvrage, déconcertant il est vrai, à la fois un et divers, tryptique, mais démembré à plaisir, aux ambiances tellement contrastées. Il est resté globalement descriptif, très visuel plus que conceptuel, habile toujours, convaincant pas toujours, c’est un repas solide, mais pas un festin.

 

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Guy Cherqui
Agrégé de Lettres, inspecteur pédagogique régional honoraire, Guy Cherqui « Le Wanderer » se promène depuis une cinquantaine d’années dans les théâtres et les festivals européens, Bayreuth depuis 1977, Salzbourg depuis 1979. Bouleversé par la production du Ring de Chéreau et Boulez à Bayreuth, vue sept fois, il défend depuis avec ardeur les mises en scènes dramaturgiques qui donnent au spectacle lyrique une plus-value. Fondateur avec David Verdier, Romain Jordan et Ronald Asmar du site Wanderersite.com, Il travaille aussi pour les revues Platea Magazine à Madrid, Opernwelt à Berlin. Il est l’auteur avec David Verdier de l’ouvrage Castorf-Ring-Bayreuth 2013–2017 paru aux éditions La Pommerie qui est la seule analyse parue à ce jour de cette production.

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1 COMMENTAIRE

  1. Personnellement je suis plus critique que vous pour zia principessa, elle est vulgaire comme une Kardashian alors que c'est une grande d Espagne contre sens total de koski.
    Koski est génial mais personne n'a la force de faire comme lui une mise en scène par mois, pour cette raison je trouve son travail moins préparé.
    Un détail qui m a choqué, au moment des saluts Stikhina en minodant tapote sa bure pour enlever les cendres.
    Comme une mondaine qui secoue la poussière de sa robe du soir. Elle a interprété son rôle, Jaho elle l aurait incarné.

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