Tiens ta garde ! est une pièce féministe. Choix délibéré et le collectif Marthe s’en explique : « l’intime est politique. Il s’agit pour nous de créer des spectacles où nous tentons d’entremêler ces deux notions pour montrer comment les corps sont traversés par du politique et inversement. La littérature théâtrale est pleine de femmes coupables, tentatrices, pécheresses, sorcières, de femmes de second plan ou de soubrettes guillerettes. Nous pensons qu’il est nécessaire d‘y voir désormais des femmes qui s’organisent, sans hommes, traversées d’intensités, de puissance d’agir voire de violence, tout comme il est vital de montrer et d’éprouver de la sororité au plateau. »
Le théâtre féministe, ou le féminisme théâtral ne sont pas des nouveautés : on retrouve avec Wikipédia la trace « d’œuvres théâtrales écrites par des femmes qui adressent les problématiques féministes et le genre dès l'Ancien Régime. Cependant, un théâtre féministe émerge à la fin du xixe siècle. Le théâtre sert alors à propager l’idée de la liberté des femmes économiquement et socialement parlant. » Et l’on sait combien le théâtre a pu, dans les années 1970, servir de support à la cause féministe portée alors par le MLF. Rien de plus réjouissant que de constater que le militantisme sait emprunter la voie des planches pour délivrer une parole. Il y trouve parfois, par le rire ou l’émotion, davantage de pertinence et de force de conviction que dans des AG ou manifs qui ne servent que l’entre-soi.
Clara Bonnet, Marie-Ange Gagnaux, Aurélia Lüscher, Maybie Vareilles ont une trentaine d’années. Après l’École de la Comédie de Saint-Étienne, elles ont fondé ce collectif et créé en 2018 Le Monde renversé, pièce démontrant « avec tact la corrélation entre la naissance du capitalisme et l’assujettissement du corps des femmes », des sorcières jusqu’au cabinet de gynécologie. « Elles défendent un théâtre de laboratoire fondé sur l’écriture collective, le champ théorique et l’enquête de terrain. »
Centré sur l’auto-défense, Tiens ta garde ! poursuit cette exploration politico-corporelle. Construit à partir de Se Défendre, une philosophie de la violence (Elsa Dorlin), le spectacle devait d’ailleurs s’accompagner d’un « atelier d’auto-défense non mixte », délivré par Elodie Assorin.
D’où i‑el-l‑e‑s parlent
Tout ceci explique pourquoi le critique, vieux, mâle, blanc et dominant (toutes les enquêtes de terrain le montrent), s’est assis dans cette posture de curiosité distanciée pour rendre compte de ce qui se jouait sur ce plateau empli de sororité. En se réjouissant, conservateur et réactionnaire, de constater que Tiens ta garde ! n’était pas dit en écriture inclusive.
Plaisanteries de corps féminin de garde
Dans le noir, surgissant des coursives, deux femmes explorent une grotte. Les peintures pariétales y montrent des femmes chassant le mammouth aux côtés des hommes. Puis, les voici réduites aux activités domestiques. A l’origine, les femmes étaient géantes mais, au paléolithique, elles auraient été privées de viande par les hommes et leur stature se serait amoindrie. Théorisé par Priscille Touraille, une chercheuse en anthropologie culturelle, ce patriarcat du steak est contesté par nombre de chercheurs mais agréé par un restaurant de Liverpool qui propose « des "ladies steaks", des pièces de viande de taille réduite destinées aux clientes. »
Cette entrée en matière, y compris chez un critique végan, suscite quelque scepticisme. Ce qui suit, heureusement, est bien plus nourri – si l’on peut dire.
Dans une salle d’armes, deux femmes (Aurélia Lüscher, sur la réserve, nerveuse, arborant un masque de luchador, et Maybie Vareilles, à l’accent du sud très prononcé, dont on devine la vie sans joie) viennent prendre un cours d’auto-défense. Leur professeure (Marie-Ange Gagnaux) accueille également en observatrice une doctorante coincée (Clara Bonnet). Munie de son calepin où elle prend frénétiquement des notes, elle étudie le mouvement des Suffragettes, qui pratiquaient le jiu-jitsu, réajuste ses lunettes, aime les citations, notamment celles d’Emmeline Pankhurst, et les références historiques.
Déconstruire et désapprendre
Car il est ici question d’histoire, autant que de notre époque. Un atelier de peinture, om seul compte le drapé, permet de « déconstruire » des tableaux célèbres, du Verrou de Fragonard, où l’amant se comporte en geôlier, au Déjeuner sur l’herbe (Manet), objet de scandale, mais parce que le scandale est d’avoir dévêtu une femme plutôt qu’un homme. Le drapé est obligatoire sauf si l’artiste dénude une femme. C’est sans doute expéditif mais les exemples abondent. Et inversement, l’art ne manque pas de mecs à poil.
Il est question d’apprendre, d’apprentissage. Dans cette salle où épées et armures évoquent un monde (pas si) disparu (que cela ?), elles apprennent des techniques de combat mais surtout palabrent, discutent, ressuscitent, comprennent. Il faut désapprendre à ne pas se battre. Apprendre et comprendre.
Des personnages se succèdent, John Locke, Davy Crockett (« Fucking Indians ! »), Captain America, Cesare Lombroso (exemple type de dégénéré théorisant des dégénérescences), ici réunis par leur contribution aux oppressions (raciales, patriarcales…). « Taisez-vous, bande de fafs ! » hurle Marie-Ange Gagnaux, dans un cauchemar récurrent où défilent ces personnages et son père, Jean-Pierre, originaire de Narbonne, obsédé par « les Arabes », qui tous à leur manière s’approprient son existence : « est-ce que tu pourrais arrêter de m’appeler chaton ? ». D’autres, libérateurs, sont cités, Rosa Parks ou Malcolm X, sans oublier, omniprésentes, les Suffragettes. Si le vécu est hexagonal, convergence des luttes oblige, l’imaginaire est souvent anglo-saxon. Peu importe : le collectif porte barbes et moustaches, caricature, cisèle, baffe, pontifie, envoie valdinguer. Et c’est souvent savoureux.
Drague lourde et harcèlement
Car ce discours politique n’est jamais laborieux. Il est aussi joyeux qu’une paire de baffes. Un long tuyau qui traverse la scène et ce pourrait être une acrobatie, une fantaisie de machine. Mais c’est une suffragette que l’on gave, lorsque la Cat and Mouse Act tentait de contrecarrer les grèves de la faim. Dans un échauffement stylisé où elles distribuent des coups de poing dans le vide et esquissent leur défense, elles halètent, luttent, font face, font front. Le cours a porté ses fruits.
Les voici qui imitent la drague lourde. Des compliments aux demandes intrusives, rien ne manque. Mais voici que Marylou (impayable Maybie Vareilles), s’avance et doucement dit : « ce n’est pas comme ça qu’ils font… » Avec une délicatesse oxymorique, elle évoque alors les phrases qui, au bureau, créent le malaise, puis l’emprise, jusqu’au harcèlement. La lourdeur discrète. Le bureau, source d’angoisses. Marylou, l’effacée, la rigolote, la faible, Marilou qui, sans cesse sollicitée par son employeur, ne parvient pas à vraiment suivre le cours d’autodéfense, s’absentera quelques courts instants. Elle reviendra, couverte de sang. Il faut désapprendre à ne pas se battre.
« Comment, en tant que femmes, occupe-t-on l’espace quand nos imaginaires de petites filles ont surtout été construits par des récits de princesses qui attendent aux fenêtres le retour du héros ; quand on a intériorisé des postures, de politesse, de gentillesse, de douceur ? »
La réponse est là : en tenant sa garde. Et en faisant rire. Dans ce spectacle intensément physique, dans ce théâtre de combat, le rire est omniprésent. Libérateur, forcément.