Martyr
de Marius von Mayenburg

Mise en scène : Oskaras Koršunovas

Interprétation : Remigijus Bučius, Kęstutis Cicėnas, Algirdas Dainavičius, Jolanta Dapkūnaitė, Laurynas Jurgelis, Inga Šepetkaitė, Džiugas Siaurusaitis, Beata Tiškevič

Assistant à la mise en scène : Regina Garuolytė
Musique : Gintaras Sodeika
Scénographie et costumes : Lauryna Liepaitė
Lumières : Vilius Vilutis

 

Création 2015

Production Lithuania National Drama Theatre avec le soutien du Goethe Institut Première en France dans le cadre de « Sens interdits », Festival international de théâtre, Lyon Métropole.

Théâtre des Célestins, Lyon, 21 octobre 2017

À l’occasion de sa cinquième édition, le festival international de théâtre Sens interdits, accueille du 19 au 29 octobre 2017 plus de vingt spectacles venus de dix-sept pays. S’articulant autour des problématiques des mémoires, des identités et des résistances à travers les théâtres du monde entier, Sens interdits débute par la représentation en lithuanien de Martyr de Marius von Mayenburg, avec surtitres français, dans une mise en scène d’Oskaras Koršunovas. Ce dernier a choisi ce texte datant de 2012 abordant le sujet particulièrement actuel du fanatisme religieux et de la radicalisation des adolescents.

Marius von MAYENBURG
Martyr / Cible mouvante
Traduit de l’allemand par Hélène Mauler, Laurent Muhleisen et René Zahnd
2013, 128 p., L'Arche

En ce début de festival, la grande salle du théâtre des Célestins se remplit peu à peu et on suppose que ce qui va se dérouler sur scène, sous le regard des éternels angelots ornant le balcon, marquera d’une empreinte forte l’esprit des spectateurs.

Certes, les mises en scène d’Oskaras Koršunovas produisent régulièrement cet effet. Personnalité essentielle du théâtre contemporain en Europe de l’Est, son travail pour un théâtre renouvelé, à travers les textes de Shakespeare, Tchekhov, Gorki ou encore Sarah Kane, se distingue principalement par une recherche permanente du réel, en choisissant comme il l’affirme, « le milieu du théâtre comme prisme d’observation. » Ce faisant, il s’appuie sur l’énergie de ses comédiens poussés à l’incandescence, afin de traduire l’extrême brutalité du monde. Dans une temporalité condensée, chacun se heurte au décor abondant, ramassé dans un espace scénique resserré et simultanément, s’articule avec lui avec une fluidité énergique, laissant le spectateur le souffle coupé, presque exsangue.

L’œuvre de Marius von Mayenburg est, elle aussi, profondément marquée par le traitement théâtral de la violence quotidienne, désespérément banale, pour que le spectateur la ressente et sur laquelle il est là encore amené à s’interroger. On comprend alors que ces textes, composés souvent en séquences assez brèves, imposant une cadence effrénée à chaque pièce, ne pouvaient que susciter l’intérêt du Lithuanien qui, après avoir monté Visages de feu en 2000 ou encore Parasites en 2001, y est revenu en 2015 avec Martyr, joué pour la première fois en France, aux Célestins en 2017.

Dès l’entrée, le plateau dans la pénombre laisse entrevoir un espace de jeu surchargé rassemblant par exemple à cour, un cheval d’arçon, une palissade à claires-voies, dissimulant un scooter, un buste mannequin de dos. A jardin, se trouvent des meubles variés paraissant superposer plusieurs lieux de la vie domestique : un sofa, une table et des chaises, une étagère près de laquelle on voit pourtant dans une proximité surprenante, un squelette humain de laboratoire. L’espace de rangement abrite notamment un crucifix doré mais on recense également la présence d’objets hétéroclites comme un crâne, un globe terrestre, entassés là comme autant d’éléments baroques rappelant les vanités du XVIIème siècle. Enfin, bien en vue au centre de la scène, comme une sorte de repère vertical, on remarque un panier de basket fixé sur un panneau relevé d’un tag représentant le visage du Christ.

Benjamin et sa mère sont à table. Lui, ne mange pas. Au cœur des échanges entre eux, une dispense pour le cours d’éducation physique. Elle le questionne, il est fuyant. Pressée d’en finir, elle insiste, maladroitement, sans finesse, pulvérisant les pudeurs de son fils adolescent. Les spectateurs rient. Benjamin est muré dans sa gravité. « Le cours de natation blesse mes sentiments religieux. Point, » assène-t-il. Incrédulité de la mère qui le raille. Au cours de ce premier moment, chacun semble rejeté toujours plus à distance de l’autre, et se conclut par une accusation sans appel du jeune homme contre la mère : « Tu ne me comprends pas. »

Malgré une ou deux longueurs dans les dialogues, les tableaux-séquences s’enchaînent nerveusement, ponctués par trois coups retentissants, précédant la distorsion sonore récurrente produite par un morceau de musique métal, accompagnée de lumières stroboscopiques, rythmant les changements à vue, l’agitation incoercible des personnages. Benjamin comme les autres semble alors pris d’une frénésie de mouvements, gesticulant sans relâche dans une sorte de danse macabre. Comme un surgissement incontrôlé du chaos dans lequel ils sont plongés, quand les mots ne  le dissimulent plus à grand-peine, dans le resserrement de la tension dramatique qui s’amplifie. A cela s’ajoute l’effet très esthétique des projections imposantes derrière la palissade à claires-voies, montrant des corps, leurs détails dans plusieurs tableaux de la peinture chrétienne, renvois inséparablement sacrés et sacrilèges à l’Homme devant Dieu.

De la même façon que nous pouvons voir une interprétation contradictoire ambiguë des images, Benjamin – Kęstutis Cicėnas formidablement inquiétant  – s’empare du texte biblique pour en faire son propre discours, pour en proposer sa propre lecture qu’il plaque sans nuance dans son quotidien d’adolescent au lycée, affrontant avec ses certitudes les Autres, cet Enfer : sa mère qui l’élève seule bien sûr ;  Markus Dörflinger, son professeur d’éducation physique ; Willy Batzler, le proviseur ou encore le père Dieter Menrath qui enseigne la religion et avec qui il prend également ses distances, prétendant qu’il défend « un Dieu hippie » alors que pour lui, « tout cela n’est que de la merde », dans « cette grande maison vide » qu’est l’Église. Les rares jeunes qu’il côtoie sont eux aussi lointains : la séduisante Lydia – même si elle le perturbe en lui dévoilant sa poitrine – ou encore Georg, le boiteux qui voit en lui un ami unique ; un amant qu’il embrasse avant d’être répudié pour son homosexualité ; un gentil gourou surtout qui, dans une scène mémorable de guérison fantaisiste, digne des « Miracle Services » sur certaines chaînes de télévision américaines, tente d’allonger la jambe que le jeune handicapé a plus courte, à grands renforts de « Grandis ! » En pure perte évidemment.

La plus rude adversaire de Benjamin reste cependant Erika Roth, le professeur de sciences – lumineuse Beata Tiškevič – qui s’acharne à vouloir l’affronter sur le terrain de la raison et essaye de démonter ses arguments un à un, après avoir effectué une lecture méticuleuse de la Bible. Ne désarmant pas, elle maintient ses positions  alors que, provocateur, il monte sur la table et baisse son pantalon lors du cours d’éducation sexuelle, sur le port du préservatif. Ou encore lorsqu’il refuse d’enlever son masque de gorille pendant un cours sur l’évolution. Elle résiste toujours devant la recherche de consensus voulue par le proviseur, entre démarche scientifique et respect d’un enseignement religieux. Erika va même jusqu’à mettre l’équilibre de son couple avec Markus en péril pour tenter sans relâche de gagner le combat des idées avec cet adolescent qu’elle considère comme égaré et qu’elle cherche à ramener « dans le droit chemin » de la pensée.

Pourtant, à leur façon, tous ces personnages contribuent à la radicalisation de Benjamin : la complaisance des uns, la légèreté des autres ne voyant là qu’un état critique passager. Même l’attitude apparemment bienveillante d’Erika nourrit sa haine de l’Autre, l’ancre plus solidement dans sa folie mystique, le poussant vers l’antisémitisme – d’une haine l’autre. Et, devant un Benjamin torturé intérieurement, c’est justement Erika qui finira crucifiée par tous les autres sur la palissade à claires-voies. Figure christique féminine, dénudée sous la lumière rougeoyante, elle devient l’ultime victime de la barbarie et du grand délire collectif, souffrant sous les coups retentissants qui deviennent ceux des marteaux qui la clouent face à un public-témoin happé dans le spectacle, renvoyé vers ses propres contradictions, ses propres intoxications morales et intellectuelles, ses propres excès furieux et redoutables.

En somme, si Marius von Mayenburg rappelle ici que personne n’est exempt de se perdre dans les voies de l’intégrisme, la mise en scène brûlante d’Oskaras Koršunovas contribue à ce que nous nous interrogions sur ce qui y conduit. Pour tenter de finalement mieux comprendre le réel sans doute.

 

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Thierry Jallet
Titulaire d'une maîtrise de Lettres, et professeur de Lettres, Thierry Jallet est aussi enseignant de théâtre expression-dramatique. Il intervient donc dans des groupes de spécialité Théâtre ainsi qu'à l'université. Animé d’un intérêt pour le spectacle vivant depuis de nombreuses années et très bon connaisseur de la scène contemporaine et notamment du théâtre pour la jeunesse, il collabore à Wanderer depuis 2016.
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