Le Pays lointain (1995)
de Jean-Luc Lagarce (1957–1995)

Mise en scène : Clément Hervieu-Léger

Interprétation : Aymeline Alix, Louis Barthélémy, Audrey Bonnet, Clémence Boué, Loïc Corbery (de la Comédie-Française), Vincent Dissez, François Nambot, Guillaume Ravoire, Daniel San Pedro, Nada Stancar, Stanley Weber.

Scénographie : Aurélie Maestre
Lumière : Bertrand Couderc
Son : Jean-Luc Ristord
Musique : Pascal Sangla
Maquillage/Coiffure : David Carvalho Nunes
Assistante à la mise en scène : Frédérique Plain

Régie générale : Philippe Zielinski
Régie lumière : Alban Sauvé
Régie son : Wilfrid Connel
Stagiaire assistante à la mise en scène : Sabrina Benavent

Production et diffusion : Magali Clément
Production déléguée : Compagnie des Petits Champs

Coproduction : Théâtre national de Strasbourg, Théâtre de Caen, Châteauvallon – Scène nationale, Célestins – Théâtre de Lyon, Scène nationale d’Albi, L’Entracte – Scène conventionnée de Sablé-sur-Sarthe

Le texte de la pièce est publié aux Solitaires Intempestifs

Lyon, Théâtre des Célestins, le 25 avril 2018

Pensionnaire de la Comédie-Française depuis 2005 et co-directeur avec Daniel San Pedro de la compagnie des Petits Champs, Clément Hervieu-Léger peut être considéré comme un hyperactif de la scène. De ses rôles au Français ou en dehors, à ses collaborations pour l’opéra notamment avec Patrice Chéreau, jusqu’à ses propres mises en scène, il est toujours présent dans le paysage théâtral, discret et réfléchi, choisissant des projets dans lesquels il s’engage avec discernement, semblant suivre un itinéraire artistique nourri de ses lectures comme de ceux qu’il a rencontrés au fil de la vie. Lagarce fait partie de ces rencontres, comme Molière et Marivaux dont il dit qu’ils l’ont « naturellement conduit » vers son théâtre. Ainsi, mettre en scène Le Pays lointain dans sa version intégrale, s’est imposé dans cette trajectoire singulière. Montée d’abord au Théâtre national de Strasbourg à l’automne 2017, la pièce est jouée aux Célestins de Lyon du 24 au 28 avril et Wanderer ne pouvait manquer ce rendez-vous.

Entrant dans la salle, on est frappé par le décor en place : un bord de route comme il en existait beaucoup il y a une vingtaine d’années. Une cabine téléphonique dont on devine la vétusté. Une automobile sur cales, inclinée, en appui sur le talus bordant la chaussée. Usée, elle aussi. Un lampadaire à la lumière blafarde. Un mur en fond, surface bétonnée, palissade massive et opaque, apparemment sans commencement ni fin. Sans âge. Voilà une représentation spatiale de ce qui pourrait être appartenir à un pays lointain, au moins dans le temps. Un lieu théâtral où la temporalité abolie pourrait s’incarner. Entre alors Louis – Loïc Corbery qui en livre une interprétation déchirante jusqu’à la mise à nue finale et ce, même si ce choix de la nudité du comédien lors de sa sortie peut paraître discutable.

Louis va alors « faire le chemin à l’envers, » convoquer « son monde, à l’heure de mourir. » Et tous vont entrer. La famille de sang et la famille choisie. Les vivants. Les morts aussi. Les personnages individuels mais aussi ceux qui en représentent d’autres catégories. La construction de la pièce libre de didascalies fait la part belle aux voix qui se croisent, s’entremêlent. Ces voix qui restent en suspens dans cette atemporalité rendue de façon très fine par la mise en scène. Pas d’interruption, pas de déplacement qui traduirait le mouvement, tous les comédiens restent sur scène jusqu’à la fin, y compris pendant l’entracte – sorte de digression à vue, festive et relaxante pour eux. Tous parlent. Et tous s’installent pour écouter les autres : à la cime du talus, dans la voiture, près de la cabine téléphonique, surplombant l’ensemble de la cime du mur. Ils s’installent même aux limites de l’espace scénique, à l’avant-scène ou vers les coulisses. A la frontière du drame dont ils ne sortent pas.

Ce temps de la parole n’est donc pas le temps qui passe pour ces personnages situés en permanence devant le public. Comme dans une espèce d’éternité proustienne. Au seuil de sa vie, Louis fait venir ceux qui appartiennent à son histoire : il regarde, écoute ces « fantômes-vivants » pour reprendre les mots de Patrice Chéreau, qui le hantent, le constituent comme autant d’éléments de sa propre existence et qui, discrètement, se passent le volume du Pays lointain publié aux Solitaires Intempestifs. La mise en abîme explicite nous rappelle que ce n’est malgré tout que du théâtre mais que c’est aussi la vie humaine. Par conséquent, la nôtre.

La famille de sang est cimentée autour de ses faux-semblants et ses non-dits comme la mère – Nada Stancar très juste – tente de sauver les apparences, ignorant elle-même depuis quand précisément ; ou encore Suzanne, la jeune sœur devant ce frère inconnu trop durablement absent, oscillant entre enthousiasme et rancœur – signalons la bouleversante interprétation d’Audrey Bonnet, en particulier dans un face-à-face d’une tension extrême, avec son partenaire Loïc Corbery-Louis.

C’est aussi l’occasion de la première rencontre dans cette famille, celle que la longue absence justifie. En effet, Catherine – Aymeline Alix, époustouflante, laisse sans voix – est la belle-sœur que Louis n’a jamais vue. Parce que cela ne s’est pas fait. Pleine d’une application maladroite, dans une frénésie de paroles tellement hors de contrôle que cela en devient véritablement comique, elle essaye de rattraper le temps perdu. En vain, bien sûr. Antoine l’interrompt et, en dépit, des protestations des uns comme des autres, le flot des mots comme tout ce qu’il porte en creux s’arrêtent. Maintenus comme tout et comme tous en suspens. La famille de cœur, elle non plus, n’échappe pas aux silences, à la dissimulation : l’Amant mort déjà, Hélène, Longue Date – la forme jumelle de Louis comme réfléchie par un miroir, finement portée par Vincent Dissez – tous se font entendre. Les multiples positionnements des comédiens face au public semblent bien nous interpeller. En définitive, c’est vers nos propres êtres aimés que nous, spectateurs, sommes implicitement renvoyés. Vers ceux qui vivent en nous, ceux qui font nos vies. À leurs propres voix comme à leurs silences, couverts à peine par le son mat des percussions qui retentissent. Peut-être pour les faire entendre par contraste encore plus.

Enfin, il y a les amants. Ceux qui sont restés comme ceux qui ont juste croisé la route de Louis. Ces amours masculines empreintes de sensualité traversent la pièce, et s’incarnent grâce aux deux personnages chorals que sont Un Garçon, Tous les Garçons et Le Guerrier, Tous les Guerriers, prêtant visage et corps aux Autres qu’ils représentent sur scène, évoquant par cette nouvelle mise en abîme une certaine toute-puissance de la théâtralité. Ces multiples amants, partenaires d’un soir ou plus durablement fréquentés, sont également montrés au public par un affichage de photos sur la palissade auquel tout le monde, à l’exception de la famille de sang, participe avec enthousiasme. Une série de visages fixés sur papier glacé, alignés comme autant de fenêtres ouvrant sur un pan de l’histoire de Louis. Et par ces procédés, si lointains et paradoxalement si proches de nous.

C’est également le cas pour les dix personnages rassemblés autour de Louis. Les corps se frôlent, se touchent peu si ce n’est dans des moments de brusque violence. Louis et l’Ami qui devient fou cèdent à l’attirance irrésistible entre eux et se déshabillant à la hâte, s’isolent derrière la voiture pour une relation sexuelle rapide. Antoine et Louis se saisissent avec brusquerie et se battent dans un bref combat qui pourrait devenir fratricide. Peu de tendresse, peu de gestes affectueux entre ces êtres insulaires, durablement maintenus sur scène mais inévitablement maintenus à distance les uns des autres. Lointains et proches personnages à la fois.

De cette mise en scène éclairée du Pays lointain, on retiendra enfin la célébration de l’écriture de Lagarce dont Clément Hervieu-Léger dit qu’elle « emprunte autant à la métrique racinienne qu’à la conversation courante. » On peut légitimement penser que c’est précisément cette utilisation singulière de la langue qui permet de ressentir pleinement ce questionnement essentiellement humain de la présence au monde et aux Autres, pendant plus de quatre heures de représentation. Achevant le texte de la pièce – il mourra quinze jours plus tard des suites du SIDA – Lagarce rédige une note d’intention sur sa mise en scène à venir. Il écrit que « c’est le récit de l’échec, le récit de ce qu’on voulut être et qu’on ne fut pas, le récit de ce qu’on vit nous échapper. » On retrouve ce même désenchantement à travers le personnage de Toboso dans Quichotte  comme par exemple, dans sa mise en scène de Phèdre. Cette forme de désespérance traverse toute son œuvre en fin de compte. Tout doit s’arrêter. Louis doit mourir et il y aura des regrets, comme l’indiquent ses dernières paroles. Fatalement. Pourtant cette dernière pièce, somme de toutes les autres, s’apparente à une authentique quête d’éternité par la création d’un temps scénique hors du temps justement, permettant de renvoyer vie et mort dos à dos. Soutenu par l’engagement de tous les comédiens, le travail de Clément Hervieu-Léger lui donne une forme sensible. Une forme qui va jusqu‘à faire croire volontiers, comme l’écrit Lagarce lui-même à propos de sa mise en scène de La Cantatrice chauve que « la vie recommence ou continue. » À tout jamais.``

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Thierry Jallet
Titulaire d'une maîtrise de Lettres, et professeur de Lettres, Thierry Jallet est aussi enseignant de théâtre expression-dramatique. Il intervient donc dans des groupes de spécialité Théâtre ainsi qu'à l'université. Animé d’un intérêt pour le spectacle vivant depuis de nombreuses années et très bon connaisseur de la scène contemporaine et notamment du théâtre pour la jeunesse, il collabore à Wanderer depuis 2016.

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