Giuseppe Verdi (1813–1901)
I Lombardi alla prima crociata (1843)
Dramma lirico in quattro atti
Libretto di Temistocle Solera
dall’omonimo poema di Tommaso Grossi

Orchestre et chœur du Teatro Regio di Torino

Direction musicale             Michele Mariotti
Mise en scène                      Stefano Mazzonis di Pralafera
Décors                                   Jean-Guy Lecat
Costumes                              Fernand Ruiz
Lumières                               Franco Marri
Assistant à la mise en scène
Gianni Santucci
Chef de Choeur          Andrea Secchi

Arvino, figlio di Folco
signore di Rho                                Giuseppe Gipali
Pagano, figlio di Folco
signore di Rho, poi un eremita   Alex Esposito
Viclinda, moglie di Arvino           Lavinia Bini
Giselda, sua figlia                          Angela Meade
Pirro, scudiero di Arvino             Antonio Di Matteo
Un priore della città di Milano   Joshua Sanders
Acciano, tiranno d’Antiochia      Giuseppe Capoferri
Oronte, suo figlio                           Francesco Meli
Sofia, moglie del
tiranno d’Antiochia                      Alexandra Zabala

Nouvelle production
en coproduction avec l’Opéra Royal de Wallonie-Liège

Teatro Regio di Torino, 28 avril 2018

C’est au milieu de la tourmente née des démissions successives du Sovrintendente Vergnano, en poste depuis 19 ans, accusé de « mauvaise gestion », démission à laquelle n’est pas étrangère la maire « Cinque Stelle » de Turin, Chiara Appendino,  puis de Gianandrea Noseda, directeur musical depuis 11 ans que cette production musicalement magnifique apporte un démenti éclatant sur la qualité du Teatro Regio devenu l’un des théâtres les mieux reconnus internationalement de la péninsule dans un paysage dévasté. Dans les traficotages politiques auxquels le fameux mouvement populiste, en dépit qu’il en ait, ne rechigne pas à recourir, c’est l’imbécillité qui triomphe.
Alors consolons-nous en constatant la magnifique qualité musicale de ces
Lombardi alla prima crociata, absents de Turin depuis 1926, un des premiers opéras de Verdi créé à la Scala en février 1843 à la suite du triomphe de Nabucco l’année précédente et qui sera réadapté en Grand Opéra pour l’Opéra de Paris sous le titre Jérusalem en 1847.

Acte I : la fausse repentance de Pagano (Alex Esposito) à genoux

Commençons par le moins passionnant de la représentation la mise en scène indigente de Stefano Mazzonis di Pralafera utilisée à Liège pour la version française de l’opéra Jérusalem. On a dû donc ici ajouter la scène initiale de Sant’Ambrogio au décor vaguement inspiré des décors de Giovanni Agostinucci de la vieille production de Gabriele Lavia à la Scala (1984) .
Il paraît que nous tenons là un expert de mise en scène d’opéra. Si c’est le cas, c’est bien méprisable pour la mise en scène d’opéra.
Une fois de plus, on confond mise en scène et pâle illustration. Ce type de mise en scène dont on dit qu’elle respecte le livret et la partition est au contraire le suprême manque de respect pour l'œuvre dont elle ne dit rien .
Qu’on veuille une production classique est respectable, qu'on réutilise par exemple des décors en toile peinte à la manière du XIXème, ce serait une excellente idée, mais il s’agit ici d’une production sans intérêt aucun. Pensez : des conspirateurs en cape noire qui avancent en se cachant le visage entre cape et chapeau, des hallebardiers au moment d’un des nombreux chœurs qui battent (mal) la mesure avec leur hallebarde en un mouvement risible. Des costumes (de Fernand Ruiz, assez réussis au demeurant) qui (volontairement ?) distinguent peu les musulmans installés à Jérusalem et les croisés conquérants, au point qu’on comprend mal l’idée (oui, une idée…) du chœur final où les uns les autres dans une réconciliation générale échangent leurs emblèmes (comme au foot entre les deux capitaines) : la conquête de Jérusalem par les croisés vue comme arrivée d’une paix universelle et partagée, c’est un peu hardi, mais c’est une manière de provoquer un happy end, par les temps qui courent dans cette région du monde…

À part ça, des décors assez frustres,  pilastres d’une église sur les côtés, qui s’inclinent pour figurer la grotte, et fond changeant : façade de Sant’Ambrogio, puis arceaux arabes pour indiquer le côté des musulmans (avec un amoncèlement de matelas sur lequel est étendu Acciano, le tyran d’Antioche que des figurants débarrassent ensuite maladroitement), enfin arceaux gothiques pour indiquer qu’on est chez les chrétiens. Du pur génie…

Enfin, du point de vue de la gestion des groupes et des chœurs, c’est un face à face avec le chef, dans des mouvements années 50 (1850 évidemment), donc sans aucune gestion des foules, ni aucune gestion des gestes des chanteurs laissés à eux-mêmes. Pour des chanteurs comme Meli qui n’ont jamais été de grands acteurs, ça passe, pour un Esposito dont la capacité à incarner un personnage est part de son génie artistique, c’est plus gênant.

Heureusement, face à cette médiocrité affligeante, c’est la musique qui va tenir l’ensemble, avec un incroyable bonheur . Car I Lombardi alla prima crociata est un de ces titres qui ne supportent pas la médiocrité du chant et un orchestre sans raffinements. Les rares enregistrements comprennent évidemment celui de la série du jeune Verdi chez DECCA sous la direction de Lamberto Gardelli (Cristina Deutekom, Placido Domingo, Ruggiero Raimondi) auquel je préfère celui de Gianandrea Gavazzeni à Rome en 1969 (un « Live ») avec Renata Scotto, Luciano Pavarotti et Ruggiero Raimondi. Gianandrea Gavazzeni avait le génie de rendre même intéressantes des partitions qui n’ont pas la réputation de l’être (Fedora, de Giordano par exemple), avec une clarté notable dans la lecture : dans I Lombardi alla prima crociata, il évite le côté « tsum pa pa » en exaltant les raffinements de Verdi, qui montrent que « le jeune » Verdi est déjà le grand Verdi. Et c’est cette approche que me rappelle Michele Mariotti (qui dirige l'œuvre pour la première fois) à la tête des forces excellentes du Teatro Regio de Turin, que le chef italien a bien en main, et qui livre une lecture qui n’est jamais vulgaire, jamais m’as-tu vu, jamais excessive. Il accompagne avec beaucoup d’élégance le plateau, avec un son jamais envahissant, maîtrisant parfaitement les volumes sans rien abdiquer de l’énergie qui traverse certaines scènes. C’est un Verdi équilibré et approfondi, avec une lecture qui fouille dans la partition et qui en laisse deviner aussi les possibles. Mariotti, spécialiste de Rossini, sait ce qu’orchestration veut dire, ce que chant veut dire notamment dans ce répertoire du « jeune » Verdi si facilement galvaudé, si facilement emporté dans un tourbillon acrobatique et bruyant. Il propose une lecture qui surprend tant il y a des moments étonnants, comme ce prélude du 3ème acte avec l’impressionnant solo de violon du premier violon Stefano Vagnarelli ou l’accompagnement de certains airs (comme la prière de Giselda au premier acte te, vergine nata, invoco ) ou même comme le prélude très contenu, à la couleur sombre et en même temps frémissante qui renvoie à bien des moments du Verdi plus tardif.
Michele Mariotti, en spécialiste du bel canto est attentif aux accents, à la couleur et montre que Verdi ne regarde pas seulement vers les modes du temps, dont il sait exalter les qualités, mais aussi vers le futur, tant on reconnaît des moments d’opéras de la maturité. Il maîtrise l'ensemble et soutient une distribution équilibrée aux protagonistes exceptionnels.
Le choeur du Teatro Regio (direction Andrea Secchi) fait honneur à son théâtre : il est excellent, impressionnant même, puissant, à la diction impeccable, et sachant moduler et chanter avec les variations de couleurs voulues. Décidément les forces du théâtre sont remarquables.

La grotte de l'ermite (Alex Esposito à gauche) et mort d'Oronte (Francesco Meli)

Un seul élément plus faible dans une distribution très homogène dans la plupart des rôles, Joshua Sanders dans le rôle du prieur, voix mal projetée, diction problématique, manque de volume. Pour le reste, tous montrent de réelles qualités, Antonio Di Matteo dans Pirro est assez impressionnant (y compris par la taille) voix profonde, beau timbre même s'il manque un peu de projection. En dehors de Giselda, les personnages féminins, les deux mères, Viclinda femme d’Arvino et mère de Giselda (Lavinia Bini) et Sofia mère d’Oronte, et femme du tyran d’Antioche (Alexandra Zabala) s’affirment dans les ensembles par des voix très présentes même dans des rôles plutôt réduits. Acciano, le tyran d’Antioche est chanté par Giuseppe Capoferri à la présence vocale correcte.
Giuseppe Gipali (Arvino) a un beau timbre, une voix de ténor claire, des aigus bien tenus et projetés, mais le personnage reste quand même secondaire, même si c’est le « premier » des seconds rôles.

Alex Esposito est Pagano. Le baryton-basse aux éminentes qualités scéniques et au chant si expressif, plein de relief, à la diction impeccable, rompu au bel canto mais pas seulement, offre ici un double personnage, d'abord le méchant, jaloux, prêt à toutes les traitrises pour se venger, très incarné en scène dans le premier acte, avec une belle présence : la voix à la fois profonde et claire fait impression. Pendant tout le reste de l’opéra, il est l’ermite, plus retenu,très intérieur, moins démonstratif si l’on veut (et la mise en scène qui le laisse faire à peu près comme il veut n’aide pas) mais qui sait montrer un chant encore habité, plus intérieur, techniquement impeccable (tenue de souffle, modulation du volume vocal, diction). Une belle démonstration de qualités au relief qui confirme qu'il est l’un des grands protagonistes du chant en Italie.

 

Francesco Meli (Oronte) et Alexandra Zabala (Sofia)

Francesco Meli est Oronte, même si l’œuvre est rare sur les scènes, Meli est l’un des seuls à l’avoir déjà chantée (au Sferisterio de Macerata) mais a‑t‑on entendu interprétation plus maîtrisée depuis Carreras ? La voix a gagné en volume- Meli aborde des rôles plus tardifs allant jusqu’à Puccini -, mais dans ce répertoire, il reste difficilement remplaçable à cause d’un timbre lumineux, d’une technique très maîtrisé et d’un contrôle vocal accompli, mezze voci, modulations, couleur. Je ne suis pas persuadé que le chanteur ait si intérêt à changer son répertoire, tant il semble irremplaçable dans les rôles belcantistes : un phrasé impeccable, une diction d’une rare clarté. Bien sûr, il reste scéniquement un peu emprunté, mais la mise en scène ne lui demandant pas grand-chose, il n’a pas grand-chose à démontrer.
C’est donc sur la voix que tout repose et comme la voix est exceptionnelle, l’ensemble de la prestation est exceptionnelle, d’autant que les aigus sont parfaitement dominés comme dans La mia letizia infondere  et surtout le style parfaitement maîtrisé dans la cabalette qui suit come poteva un angelo avec sa reprise mezza voce et ses modulations, particulièrement réussies. Autre moment de réussite absolue, les duos et ensembles de l’acte III (la conversione) qui annoncent les œuvres de la maturité. Grand moment du chant italien.

 

Angela Meade (Giselda)

Angela Meade est Giselda. La chanteuse américaine, bien connue dans son pays depuis quelques années (je l’entendis au MET dans un Ernani mémorable dirigé par James Levine)((lire compte rendu dans le Blog du Wanderer à l’URL http://wanderer.blog.lemonde.fr/2015/03/22/metropolitan-opera-new-york-2014–2015-ernani-de-giuseppe-verdi-le-20-mars-2015-dir-mus-james-levine-ms-en-scene-pier-luigi-samaritani-avec-placido-domingo/  )) est peu connue en Europe, et les grands théâtres feraient bien de s’y intéresser. C’est en effet une des voix verdiennes les plus sûres et les plus accomplies qu’on puisse entendre, elle a le volume, elle a les agilités, elle a la technique, et elle a la diction – très claire- et les accents. La partie finale de l’acte II avec O madre da cielo soccorri al mio pianto et le merveilleux cantabile Se vano è il pregare avec ses cadences et ses filati est anthologique tout autant que l’ensemble du final. C’est la voix idéale pour les rôles du jeune Verdi, car elle a la technique du bel canto, avec des filati à se damner et une agilité vocale qu’on rencontre aujourd’hui assez peu. Certes, elle est à rebours des modes physiques de l’époque, mais avec Sondra Radvanovski, elle est sans doute ce qui se fait de mieux aujourd’hui dans Verdi, pour la sûreté technique et la vérité du rendu. On l’attendrait dans Les Vêpres Siciliennes, dans Ernani bien sûr et dans Attila où elle serait une magnifique Odabella. Elle est une Giselda anthologique. On n’a pas entendu un tel style, une telle puissance, une telle technique depuis longtemps, et elle remporte un triomphe mérité.

Si l’on excepte la mise en scène hors d’âge, il s’agit sans doute du Verdi le plus idiomatique, le plus « italien » entendu ces dernières années : on croyait que ce style dans sa perfection avait disparu, on croyait que les chanteurs manquaient, le Regio de Turin a réuni là la distribution et le chef qu’il fallait, proches de l’idéal, I Lombardi alla prima crociata sont rendus à leur lustre et portés au triomphe justifié et tellement émouvant. Bravissimi tutti.

Scène finale, mort de Pagano (en ermite, à terre)(Alex Esposito)
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Guy Cherqui
Agrégé de Lettres, inspecteur pédagogique régional honoraire, Guy Cherqui « Le Wanderer » se promène depuis une cinquantaine d’années dans les théâtres et les festivals européens, Bayreuth depuis 1977, Salzbourg depuis 1979. Bouleversé par la production du Ring de Chéreau et Boulez à Bayreuth, vue sept fois, il défend depuis avec ardeur les mises en scènes dramaturgiques qui donnent au spectacle lyrique une plus-value. Fondateur avec David Verdier, Romain Jordan et Ronald Asmar du site Wanderersite.com, Il travaille aussi pour les revues Platea Magazine à Madrid, Opernwelt à Berlin. Il est l’auteur avec David Verdier de l’ouvrage Castorf-Ring-Bayreuth 2013–2017 paru aux éditions La Pommerie qui est la seule analyse parue à ce jour de cette production.
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