Après avoir passé les contrôles en vigueur en ces temps de restrictions sanitaires, on pénètre dans l’enceinte non sans éprouver une vive émotion de pouvoir se retrouver là – enfin ! Le spectateur habitué des lieux découvre avec curiosité la nouvelle structure des gradins dont Olivier Py a très efficacement soutenu la mise en œuvre. Après avoir déambulé dans les méandres des coursives, toujours chaleureusement guidé par le personnel du Festival, on sort pour retrouver alors la Cour, les murs qui l’entourent et le plateau. Sa vastitude ne manque jamais de frapper le regard qui s’attarde ensuite sur le dispositif en place : un nombre considérable d’anciennes chaises, datant d’avant la rénovation, sont installées en six rangées sur toute la longueur du plateau. Bien que majoritairement grises, certaines d’entre elles sont néanmoins d’un rouge vif, leur agencement régulier faisant apparaître un triangle coloré dont le sommet le plus haut se trouve au centre, à l’avant-scène. Comme une espèce de facétieux miroir opposant le renouveau du lieu avec son ancien équipement. Comme si déjà le théâtre par une habile mise en abyme se faisait l’écho du monde de La Cerisaie – et du nôtre aussi qui sait ? De part et d’autre du plateau, on remarque aussi trois estrades montées sur des rails. Des lustres à pampilles sont suspendus à des structures chromées posées sur les estrades mobiles. On est loin des murs décrépis utilisés pour la mise en scène de Peter Brook au début des années 80. Ici, ces éléments de décor sont plutôt comme un signe persistant du faste de cette Russie du passé. Comme une évocation lointaine et stylisée des arbres de la cerisaie également.
Un homme – formidable Adama Diop qui joue le rôle de Lopakhine – vient prendre place sur une des chaises de la première rangée, face au public qui continue de s’installer. Il lit sans prêter vraiment attention à ce qu’il se passe devant lui. Derrière lui, une jeune femme en tenue de service – Suzanne Aubert, très juste, tenant le rôle de Douniacha en pantalon noir et large robe-tablier par-dessus – s’affaire entre les chaises, jetant des regards vers les gradins. Elle paraît impatiente, comme si elle attendait quelqu’un ou quelque chose. Puis, les autres comédiens s’installent côté cour, comme dans une coulisse à ciel ouvert. Et c’est alors que retentit le son si connu des trompettes de Maurice Jarre. Quelques derniers mouvements dans les gradins encore et tout peut commencer.
Lopakhine est un marchand, fils de moujik, lui-même « théâtre d’un conflit insoluble » selon les mots de Patrice Pavis : à la fois fier d’être un fils de serf ayant fait fortune et honteux de son manque de culture, en proie à un sentiment permanent d’infériorité. « Petit moujik » a grandi et a prospéré mais quand il lit un livre, il s’exclame : « Je lis, je m’endors ». Se référant continuellement à la valeur du travail, il est affectivement lié à Lioubov Andreevna qu’il est en train d’attendre – « je la vois comme si c’était hier ». Elle l’a en effet réconforté après que son père l’a battu quand il avait quinze ans. Du point de vue des couleurs, il porte d’ailleurs un costume qui est l’inverse de celui de sa bienfaitrice : pantalon et costume fuchsia et manteau vert.
Lioubov et Ania sont de retour, après un long séjour à l’étranger. Une atmosphère de fête s’installe et les musiciens sur leur estrade jouent et chantent pour célébrer les retrouvailles. « Ici, pour toujours. De retour, de retour ». Ces morceaux originaux composés par Hélder Goncalves et dont les paroles ont été écrite par Tiago Rodrigues lui-même, s’entremêlent au texte auquel ils renvoient parfois un écho teinté de mélancolie. Certes, la joie semble dominer alors. Pourtant, chacun à son tour entonne le refrain sans conviction, laissant comme un sentiment de vague mélancolie, comme les accents d’une résignation sourde toute tchekhovienne.
Isabelle Huppert campe Lioubov toujours à la frontière de l’hystérie, entre éclats de rire et sanglots, inconséquente et brisée par la mort de son fils, irrésolue jusque dans ses sentiments, ruinée car dépensière. Sans ancrage ni perspective. Une femme à la dérive entre la nostalgie d’un passé révolu et un futur vers lequel elle peine à avancer, comme prise entre les couloirs du temps que semble figurer le dispositif scénographique des rangées de chaises. On est naturellement magnétisé par cette interprétation qui laisse pourtant voir davantage l’actrice que l’on connaît, souvent trop en surplomb par rapport à son personnage, ce qu’on peut ici regretter un peu. Il demeure que le jeu de l’ensemble des comédiens se caractérise par sa justesse et en résonance avec ce seuil temporel dans lequel leurs personnages sans allant ni boussole se trouvent tous coincés – et c’est parfois drôle – entre un passé à l’agonie et un avenir nouveau qui peine encore à se dessiner.
On peut notamment évoquer Tom Adjibi jouant avec bouffonnerie Epikhodov « Mille Malheurs » ; Océane Caïraty incarnant une Varia tout en longueur et gravité, abandonnée brutalement par Lopakhine à la fin ; David Geselson qui campe remarquablement un Trofimov « Mité » caricatural jusqu’à la contradiction. Suzanne Aubert encore dont l’interprétation de Douniacha révèle les vaines aspirations d’une jeune domestique voulant s’élever de sa condition mais fumant bien maladroitement le cigare face à un Iacha plus hardi, joué par Nadim Ahmed. Citons enfin la présence de Marcel Bozonnet – quelque peu discret – en Firs perdu dans les dédales de sa mémoire, paralysé à jamais dans cette propriété correspondant pour lui à un âge d’or perdu, celui d’un ordre social supposé rassurant.
Le personnage dominant de la pièce reste tout de même cette cerisaie qui, sans être distinctement figurée, emplit les yeux et l’esprit des personnages, dévore discrètement l’espace par sa douce luxuriance à travers l’immensité de la Cour d’honneur. Personne ne la voit et tout le monde finit par la voir. Comme un lieu fantomatique obsédant.
Et c’est justement à une danse des spectres que l’on assiste lors de la fête à l’acte III qui est le plus intéressant du point de vue rythmique, après les deux premiers actes dont la cadence paraît s’essouffler un peu par moments. Alors que les échanges ont lieu sur l’avant-scène, derrière une rangée de chaises tournées vers le lointain, les personnages entrent dans une sorte de transe au ralenti, aussi étrange que fascinante. Comme autant de fantômes piétinants, dans des mouvements lents et contenus, tenant un vêtement tel un partenaire, parfois se recouvrant avec. Figurant des êtres au corps sans consistance réfugiés dans un imaginaire qui bloque toute forme de dessillement, qui empêche toute accélération vers la modernité déjà en route vers eux. Les chaises ont été entassées à cour dans les deux premiers actes, ce qui constitue une masse informe près de laquelle tous s’agitent, éloignés d’un réel trop insupportable. Et l’arrivée de Lopakhine va tout modifier, quand il annonce qu’il a acheté la cerisaie. Au rythme des riffs de guitare, il va alors se lancer dans un mouvement plus rapide, défaisant brusquement le tas de chaises, intimant aux autres de faire de même au son de ses tonitruants « Allez ! » Dans un élan collectif, tous l’accompagnent suivant docilement ce tempo « allegro vivace » dont parle Tiago Rodrigues lorsqu’il parle de « la puissante et inexorable force du changement ». Moment de transition, moment de violence, moment – bref moment – de dessillement aussi. Les bruits sourds au loin se rapprochent depuis longtemps. Le changement s’approche et rien ne semble pouvoir l’arrêter. La totalité des chaises est empilée à jardin : tout devait disparaître, tout a par conséquent disparu. Le plateau est vide tandis que Lioubov face au public, assise à l’avant-scène au pied de la seule structure supportant les lustres encore en place, semble toujours en déconnexion avec ce qui est en train de se passer. Concernant ce moment de transition vers l’acte IV, on rappellera une fois encore le jeu puissant d’Adama Diop tout à fait remarquable, figurant le « petit moujik » devenu authentique maître d’œuvre.
La cerisaie vendue, chacun doit désormais prendre une route différente mais seulement au gré des opportunités que la vie leur offre, exactement comme au gré du vent qui souffle en rafales sur la scène. Malgré tout, le présent reste encore sans détermination, inexorablement vide et tragique. Reste justement Firs oublié de tous, allongé sur la sol, lâchant dans un éclair de clairvoyance. « La vie, elle a passé, on a comme pas vécu ». Rien n’a donc vraiment changé. Pas encore du moins. Finalement, la vie est toujours devant. Inconnue.
Malgré quelques réserves, cette Cerisaie tient ses promesses, prenant appui sur le texte finement traduit par Françoise Morvan et André Marcowicz qui démontre, si c’était nécessaire, l’extraordinaire modernité de Tchekhov. En effet, nous laissant dans le noir final, la mise en scène efficacement portée par les comédiens, nous ramène à notre présent tout aussi incertain devant les mutations inédites qu’il annonce. Sous les projecteurs de la Cour d’honneur, Tiago Rodrigues nous rappelle ainsi la marche de l’Histoire et nous invite à « nous regarder ».
Merci pour cet article si bien écrit, c'est toujours un plaisir
Merci 🙏
Je suis assez d’accord avec cette critique après avoir vu le spectacle ce vendredi 😊
Les actes 2 et 3 n’ont pas la même clarté de lecture que les 3 autres actes.