DE DINGEN DIE VOORBIJGAAN (Les Choses qui passent)

Interprétation : Katelijne Damen, Fred Goessens, Janni Goslinga, Aus Greidanus Jr., Abke Haring, Robert de Hoog, 
Hugo Koolschijn, Maria Kraakman, Majd Mardo, Celia Nufaar, Frieda Pittoors, Luca Savazzi, Gijs Scholten van Aschat, Bart Slegers, Eelco Smits

Texte : Louis Couperus
Adaptation : Koen Tachelet
Mise en scène : Ivo van Hove
Chorégraphie : Koen Augustijnen
Musique : Harry de Wit
Scénographie, lumière : Jan Versweyveld
Vidéo : Theunis Zijlstra
Costumes : An D’Huys

Production : Toneelgroep Amsterdam, Toonelhuis
Coproduction : Ruhrtriennale

Avec le soutien de Ammodo, Jeroen van Ingen et Jaap Kooijman, Joost Houtman et Jeffrey Ong, Rob et Marijke van Oordt,  et pour la 72e édition du Festival d’Avignon : Dutch Performing Arts

Création le 16 septembre 2016 à la Ruhrtriennale, Gladbeck (Allemagne)

Festival d'Avignon, Cour du Lycée Saint-Joseph, 21 Juillet 2018

Le grand public a découvert le travail d’Ivo van Hove à l’occasion de la soixante-dixième édition du Festival d’Avignon où il avait créé avec la troupe de la Comédie-Française, l’adaptation théâtrale du film de Visconti Les Damnés, dans la Cour d’honneur du Palais des Papes. Pour autant, ce n’est pas moins d’une centaine de pièces, opéras et adaptations romanesques ou cinématographiques que l’artiste belge, directeur du Toneelgroep d’Amsterdam, compte à son actif aujourd’hui. De retour dans la Cité des Papes pour cette  édition 2018 du Festival, il propose une adaptation d’un roman de Louis Couperus : De dingen die voorbijgaan que l’on peut traduire par « Les Choses qui passent ». Grand lecteur de Zola et de Flaubert, ce dernier a développé les grands sujets naturalistes comme la question de l’hérédité, de l’influence de la famille sur la destinée de chacun, les tentatives de s’y soustraire. Ivo van Hove permet ainsi aux festivaliers d’aller à la rencontre de cet écrivain néerlandais qui reste peu connu en France, en explorant comme il l’indique « une nouvelle théâtralité ».

 

Tous tournoient autour des deux aînés (Gijs Scholten van Aschat et Frieda Pittoors)

La Cour du lycée Saint-Joseph est en grande effervescence en ce samedi de juillet. Le public semble véritablement se précipiter pour assister au spectacle qui va commencer dans quelques minutes, sous la lumière des projecteurs et un souffle de vent salutaire en cette fin de journée estivale. C’est qu’après le franc et légitime succès des Damnés dans la Cour d’honneur il y a deux ans, Ivo van Hove revient au Festival d’Avignon avec une nouvelle création aussi singulière qu’attendue. L’installation des spectateurs est bruyante et, avec la détermination de tout bien voir, chacun cherche à se placer opportunément quitte à échanger sa place avec un voisin, sur l’unique gradin imposant dans la cour du lycée. Face à nous, un plateau tout aussi imposant. À cour et à jardin, une rangée de chaises vides. Derrière ces chaises, des panneaux apparemment en plexiglas sur lesquels on distingue des formes grossièrement dessinées avec de la boue, des visages aux traits monstrueux. Au lointain, des panneaux-miroirs qui reflètent le public et se déforment sous les vibrations provoquées par le vent. Enfin, devant ces panneaux, une table horloge avec ses balanciers qui oscillent suivant un rythme monotone. Pas d’ultra-réalisme recherché donc dans cet espace énigmatique, vaste, aride et froid dont rien de rassurant ne se dégage.
Une femme de noir vêtue traverse soudain le plateau depuis l’accès à la cour du lycée et vient s’asseoir sur une chaise unique, placée derrière la rangée côté jardin. Son regard se porte sur les spectateurs qu’elle observe longuement en silence, sans expression particulière, pendant le temps où les derniers s’installent. C’est Anna, la servante. Sa position la place provisoirement à part. Entrent alors plusieurs personnages dont les deux futurs mariés, Lot et Elly, Aus Greidanus Jr.et  Abke Haring qui sont éblouissants jusqu’à la toute fin de la pièce. Les trajectoires lentes et aléatoires dans l’espace étendu que chacun emprunte les conduisent sur une des chaises disposées sur le plateau. Tous semblent suivre le plan d’un ballet tout en monotonie et monochromie, vêtus de noir, hommes ou femmes, jeunes ou plus âgés. Comme autant de formes endeuillées, presque spectrales dans un univers devenant peu à peu explicitement cauchemardesque. Ivo van Hove reconnaît avoir recherché cet effet chorégraphique pour figurer un chœur qui pourrait appartenir à un opéra. Qui pourrait également appartenir à une tragédie grecque dans la plus pure tradition antique.

Lot (Aus Greidanus Jr.) et sa mère Otillie (Katelijne Damen)

Lot et Elly vont s’unir et cet événement provoque un certain émoi dans la famille dont on comprend que tous les personnages sur scène sont les membres. On sent que cette union inquiète, considérée comme une nouvelle tentative d’échapper à la destinée du clan. À l’instar des Rougon-Macquart, la famille part d’une double union entre Grootmama Ottilie – poignante Frieda Pittoors, synthétisant Tante Dide et Thérèse Raquin, avec son mari défunt et Emile Takma dont on comprend vite qu’il fut son amant avant d’être son nouveau compagnon après la période de veuvage. Placés au centre, à l’avant-scène, face au public, Grootmama Ottilie et Takma président, figurant le couple d’ascendants au sommet de l’arbre généalogique. Ils voient graviter autour d’eux leur descendance : enfants, petits-enfants se succèdent. Pourtant, on est loin d’une joyeuse réunion de famille. Ce non-lieu angoissant par son immensité et le vide qui y domine n’est autre qu’une « sorte de purgatoire, de limbes entre deux mondes, entre le paradis et l’enfer », « une salle d’attente » selon les mots du metteur en scène lui-même. Nous sommes dans les ténèbres de ce clan de silhouettes sombres, éclairées par les puissants projecteurs ; réfléchies, déformées par les panneaux-miroirs au lointain ; écrasées par les faces grimaçantes reproduites sur les panneaux de plexiglas qui semblent les regarder en ricanant. Impossible d’échapper à leur destin fixé par la malédiction dont les deux aînés sont à l’origine et que tous finissent par connaître. Même la servante Anna se condamne à la subir en lisant par indiscrétion les lettres de la vieille dame qu’elle sert. Ils ont assassiné ensemble le mari d’Ottilie soixante ans plus tôt. Un véritable crime passionnel comme celui de Thérèse Raquin et de Laurent. Et comme l’héroïne de Zola, l’aïeule est sujette à des visions, prétendant qu’elle a souvent devant les yeux la « Chose ». Tel un nouvel œil de Caïn. Ce sang qu’ils ont sur les mains les rend responsables de la damnation de la famille. Alors qu’il s’apprête à épouser Elly, Lot ne dit-il à sa promise que « se marier, c’est se livrer pieds et poings liés à une femme » ? L’union qui s’annonce se révèle sans passion pour lui.
Certes, le bref deuxième acte montre la lune de miel des deux jeunes époux. Au soleil comme un coup de théâtre inespéré. S’inspirant du tableau de Manet Le Déjeuner sur l’herbe, Ivo van Hove fait naître des images empreintes d’onirisme, reproduisant les désirs du jeune couple se dénudant, se roulant dans la crème, le champagne et les fruits rouges. Ce moment très sensuel, physique est magnifié par le sublime morceau de Nina Simone Wild is the wind. Un moment de grâce à pleurer. Ce splendide ballet érotique se déroule aussi sous les yeux d’Ottilie la sœur ainée de Lot, portrait de Mama Ottilie – jouée par la même Katelijne Damen. La seule à être partie dans le Sud vivre une relation avec Aldo, le bel Italien bronzé et musclé, avec lequel elle forme un couple sublimée. Lot est jaloux, se voyant renvoyé à son infortune familiale, renvoyé au Nord où l’hiver arrive sans qu’on puisse l’en empêcher. « La mélancolie, l’angoisse fait partie de moi. Il n’y a rien à y faire », reconnaît-il vaincu. Même si, comme Couperus, il voit dans l’horizon méridional, « l’espoir, le paradis, la sensualité, le charnel », il doit effectivement y renoncer et Elly avec lui. Comme les autres spectres du chœur familial, ils sont privés de toute forme de plaisir, de tout penchant vers le moindre carpe diem. Toute jouissance doit être réprimée comme le fait scrupuleusement la tante Thérèse. Chez certains cependant ce plaisir interdit engendre des déviances malsaines comme les penchants ouvertement pédophiles de l’oncle Anton ou l’attachement exclusif et incestueux pour Lot de la part de Mama Ottilie

Le musicien et compositeur Harry de Wit

Ottilie, un prénom maudit transmis de génération en génération…  La question du temps qui passe est donc centrale. La table horloge rappelle visuellement son mouvement et le musicien Harry de Wit présent sur scène et jouant de plusieurs instruments comme le carillon par exemple, accompagne ces instants qui s’égrènent sans entrave. Les effets sonores sont autant d’échos lointains pour les personnages sans repère, en pleine cacophonie, désorientés dans le fil de l’existence où les plus jeunes se sentent âgés, où les plus âgés se sentent jeunes. Le metteur en scène belge pour accentuer cela a fait le choix que « de jeunes acteurs jouent de vieux personnages et des acteurs plus âgés jouent des jeunes », dans « un mélange plus théâtral que réaliste ». C’est aussi parce que les choses passent, que rien ne peut être vécu pleinement dans le présent : on sait bien que le temps est assassin. Comme Otillie et Takma. Les deux aïeux vont s’éteindre, et la disparition de la vieille femme laisse un bref instant tous les siens en suspens, sans le tic-tac fatal de l’horloge. Comme un vain espoir d’avoir retrouvé le temps. C’est là que les accents proustiens du romancier néerlandais apparaissent distinctement.

Par un habile retournement des panneaux-miroirs, on projette enfin sur l’autre côté des images en noir et blanc déformées évoquant des ruines causées par la guerre : celles à laquelle Elly choisit de se confronter, celles aussi du clan au terme de la pièce qui se referme comme une authentique tragédie. Lot, alors qu’il chancelle et se retrouve à terre, trouve encore la force d’espérer en des liens plus épanouissants au-delà de la famille qui dévore, achevant ainsi plus de deux heures d’un spectacle d’un grand raffinement – citons encore cette tempête de confettis gris qui s’abat sur le plateau et dont les personnages regroupés se protègent sous de noirs parapluies – prenant appui sur un texte d’une qualité littéraire et d’une profondeur philosophique indiscutables. D’un extraordinaire avant-gardisme. Nul doute que le souhait d’Ivo van Hove d’amener le public français vers l’œuvre de Louis Couperus a été de cette façon bien exaucé.

Grise pluie sur le plateau

 

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Thierry Jallet
Titulaire d'une maîtrise de Lettres, et professeur de Lettres, Thierry Jallet est aussi enseignant de théâtre expression-dramatique. Il intervient donc dans des groupes de spécialité Théâtre ainsi qu'à l'université. Animé d’un intérêt pour le spectacle vivant depuis de nombreuses années et très bon connaisseur de la scène contemporaine et notamment du théâtre pour la jeunesse, il collabore à Wanderer depuis 2016.
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