Alors qu’on entre dans la salle, on est immédiatement attiré par ce qui se passe sur le plateau. Sur fond du célèbre « Shanana » devenu l’hymne du XV de France pour la coupe du monde de rugby, on a l’impression qu’on vient d’entrer dans les vestiaires d’un stade : deux armoires en métal avec des placards en fond, un banc, des joueurs de football américain en tenue avec casques, plastrons et épaulières. Une espèce de mascotte à tête de cheval galvanise les spectateurs qui montent dans les gradins.

Chaude ambiance pour un jour de tournoi. C’est inattendu et on s’y laisserait prendre si ce n’est le nom de ces « guerriers modernes » floqués au dos de leur maillot rouge pour les Achéens : AGAMEMNON, AJAX, ACHILLE (joué d’ailleurs par une des comédiennes de la compagnie). C’est en effet le camp de Grecs qui est rassemblé dans ce lieu si éloigné des rivages troyens. On lit même le mot « Olympe » tracé avec un néon flexible sur le mur du lointain, en surplomb du plateau. Ainsi, les doutes s’installent : voici a priori une mise en scène fantaisiste et un peu facile qui se dessine. Le texte homérique est reformulé, mis au goût du jour. Les acteurs sont jeunes, le parti pris est celui d’une pop culture hautement revendiquée. Ce spectacle aurait pu être une énième transposition comme il peut en exister beaucoup dans le Off comme ailleurs, un spectacle honnête facilitant – ou compromettant selon – l’accès à un grand texte pour le plus grand nombre. Toutefois, il se révèle fort heureusement bien plus que cela.

La transposition fidèle de l’Iliade d’Homère à notre époque fonctionne d’abord très bien et même de manière stupéfiante. Deux couleurs, deux équipes d’adversaires. Les guerriers – hommes et femmes indifféremment – sont des compétiteurs. Comme dans le football américain, ils ont le sens du collectif, de l’équipe, du camp à défendre – on sait le pacte solidaire qui unit les princes grecs et qui les fait tous entrer en guerre contre Troie. Comme eux, ce sont des lutteurs, harnachés dans leur équipement, prêts à tout pour gagner. La guerre dure depuis près de dix ans et c’est un match épuisant ici. Les vestiaires sont un lieu de refuge où les doutes, les fragilités s’exacerbent. La rivalité entre Agamemnon et Achille se manifeste précisément à cet endroit-là. Le vestiaire est aussi le lieu où l’individu reprend la main sur le collectif. Chacun entre en soi pour son propre accomplissement – sa moïra. Chacun, guerrier antique ou footballeur moderne, lutte avec lui-même – l’hybris est si redoutable – pour atteindre à une harmonie intérieure, une paix avec soi-même grâce à ce que les Grecs appelaient « logos », cette tempérance se fondant sur l’usage de la raison. Et ce temps d’introspection est nécessaire pour retourner à la guerre comme dans le match. Malgré la légèreté apparente du spectacle, chaque spectateur est ainsi invité à méditer profondément là-dessus, comme à la lecture du récit homérique très fécond dans ce domaine.

De même, la place des dieux n’est pas aussi extravagante qu’elle pourrait le laisser penser. Certes, on arrive sur l’Olympe quand le néon flexible s’allume et que les lumières de face sont plus chaudes. Une musique vaguement hawaïenne s’élève. Mais tout évoque plus un club pour milliardaires désœuvrés : une île plus qu’une montagne depuis laquelle les dieux dominent la terre. Ici, il s’agit bien encore de domination depuis un espace à distance des ahanements, de la sueur et du sang. Mais cela semble plus une île lointaine où les dieux modernes à l’allure clinquante sont de riches financeurs des combats : Zeus installe un transat imprimé avec sa foudre ; Hermès ne se sépare jamais de sa tablette, organisant les flux du marché… En maillot de bain à imprimé léopard, en déshabillé pour un bord de piscine, allongés sur des serviettes, oisifs, maladroits, lascifs et magouilleurs, ils représentent une survivance des figures divines originelles tout en reflétant un monde moderne, déshumanisé par le pouvoir et l’argent – les dieux ne sont pas des hommes, en effet. Le parallèle est intriguant mais là aussi, fonctionne et revitalise le texte d’Homère en lui conférant une fois de plus une surprenante actualité.
Le personnage d’Hélène enfin retient l’attention. Dans une robe de strass, très près du corps, couronnée d’une tiare brillante également, la comédienne et metteuse en scène Lysiane Clément s’avance et s’installe devant un micro sur pied pour s’adresser au public. « Hélène. Je m’appelle Hélène… » Les rires fusent, certaines séries télé marquent durablement les esprits. « Et oui, vous l’avez… » Il y a d’emblée quelque chose de désabusé dans cette amorce décalée. Très vite cependant, elle semble prendre une forme d’autonomie de parole. Elle insiste sur le fait que les rapports entre les hommes et les femmes sont compliqués en raison de la mythologie. Elle dénonce son statut de femme-objet, réduite au rang de simple butin convoité par des hommes sans considération pour elle finalement. « Mais ce n’est peut-être pas le sujet… » Ou si ? Le spectacle ravive à un moment inopiné l’essentiel débat sur la place des femmes face aux hommes. Sans didactisme grossièrement amené. En mettant en lumière aujourd’hui ce qui brille déjà dans l’épopée grecque, comme la tenue que porte Hélène.

Le travail de Thai-Son Richardier et Lysiane Clément n’évacue en rien les passages terribles de l’épopée : la fragilité de Pâris, les craintes de Thétis pour son fils, les angoisses d’Andromaque, la mort de Patrocle, le déchaînement de violence vengeresse d’Achille envers Hector – extraordinairement rendu dans un corps à corps très esthétique, ou encore le désespoir de Priam réclamant la dépouille de son fils à Achille. Le fil narratif est parfaitement respecté.

Ingénieusement pensé par les deux metteurs en scène, la scénographie fait apparaître derrière une des armoires retournée deux journalistes avec micro-casque vissé sur le crâne, en costume cravate – Loïc Bonnet et Laurent Secco (en alternance avec Yann Ducruet) – à moitié dissimulés par des panneaux publicitaires évoquant les compétitions sportives support de publicités et de placement de produits. Comme une distanciation facétieuse, les deux journalistes reprennent les codes du commentaire sportif, animé et bruyant, relatant les événements tels ceux d’un championnat que la radio – objet désuet mais emblématique des retransmissions sportives, posé sur une des armoires métalliques – diffuse abondamment. Le monde antique et le monde moderne se confondent pour le plaisir du public qui en reste songeur.
Sans évoquer ici l’issue de la guerre voulue par les dieux milliardaires, – et la fin savoureuse du spectacle où un simple 31 sur le maillot d’Ulysse plein de sa métis relance les rires du public, finissons par la figure de l’aède qui revient fréquemment. Avec son masque de cheval, rendu mascotte officielle de ce « match historique » il est à la charnière à la fois entre les deux équipes-armées, entre la fable qui se déploie sur scène et la salle également. Il installe une atmosphère musicale en jouant de la guitare, il commente et traduit ce qui se passe. Dans son accoutrement désacralisant sa fonction, il incarne une rupture continuelle avec l’illusion théâtrale, recherchée activement pour accompagner la réflexion des spectateurs.
Ainsi, loin d’être un simple moment divertissant, l’adaptation de l’Iliade dans une mise en scène enlevée et portée par des comédiens remarquables, est un spectacle dont la profondeur interpelle les contemporains que nous sommes, ramenant ce récit fondateur dans le monde d’aujourd’hui pour l’éclairer un peu plus. Et cela, avec succès.