Le noir survient et des sifflements sourds se font entendre. Dans la pénombre surgit la silhouette d’Hippolyte, corps sculpturalement dessiné par une lumière bleu nuit, vêtu d’un simple boxer. Exilé dans les « sommets de la montagne de Cécrops, les vallées qui s’étendent sous les roches de Parnes, et les bords du fleuve qui coule à flots précipités dans les gorges de Thrie », il fuit les femmes, leur préférant les plaisirs de la chasse, chacun son truc. « Je les hais toutes, je les abhorre, je les déteste, les fuis », dira-t-il à la Nourrice, plein d’une fureur retenue.
Hippolyte © Marie Clauzade
Ne pas Budé son déplaisir ((Allusion à la collection Guillaume Budé des classiques latins et grecs aux éditions des Belles-Lettres que tout latiniste ou helléniste a labourée en tous sens))
La diction est précise, quelque peu solennelle, hésitant à traduire la fougue du jeune archer qui course biches et sangliers. Projetant sa main devant lui, il en appelle à Diane, dans un bruit de foudre saisissant. La scène suivante dévoile une Phèdre nonchalante, vêtu d’un déshabillé floral, allongée dans un transat. En évoquant le feu qui la dévore, sa main glisse dans son entrejambe et y esquisse une caresse, sous le regard impavide de sa Nourrice.
La Nourrice et Phèdre © Marie Clauzade
Ce sera là la seule audace du metteur en scène, a posteriori presque une concession à une adaptation moderne. De Thésée accablé à Hippolyte courroucé, de Phèdre rageuse ou désespérée au Messager sentencieux, en passant par la Nourrice confidente et entremetteuse (elle tente de convaincre Hippolyte…), tous sont tenus à la raideur d’un texte rigoureusement restitué, qui nie les corps et leur emballement.
Clouez ce sein que je ne saurais voir © Marie Clauzade
De fait, Georges Lavaudant privilégie l’esthétique de la statuaire antique : les attitudes, parfois figées, voire maniérées, évoquent ici la solennité des cariatides ou l’élan d’un discobole. Un choix visuellement réussi mais qui nuit à l’expressivité : on a connu Jean-Claude Gallotta plus inspiré et même iconoclaste.
Les protagonistes adoptent un ton hiératique, presque déclamatoire, qui accentue ce parti-pris et réduit malheureusement le texte à une énonciation aussi claire qu’elle est dénuée de vie. Ce qui est visuellement beau se perd dans une lecture empesée, qui ne rend guère justice aux dialogues. C’est d’autant plus regrettable que ceux-ci se découpent davantage en longues tirades qu’en vives réparties, appelant donc une mise en scène plus audacieuse et, osons le mot, dépoussiérée. Insidieusement revient le souvenir adolescent de lectures fastidieuses, celles de classiques Hatier aux photos en noir et blanc, qui momifiaient la tragédie antique.
Des images, pourtant, s’imposent parfois, qui esquissent ce qu’aurait pu être cette Phèdre. Il en est ainsi du récit fait à Thésée de la mort d’Hippolyte ou encore la mort que se donne Phèdre sur le corps de ce dernier, sous le regard broyé d’un mari et d’un père, qui se croyait à tort revenu des Enfers. Détaillé jusqu’au gore, le supplice d’Hippolyte méritait à l’évidence un traitement plus bestial qu’une tirade peu évocatrice :
« Le sang d’Hippolyte rougit au loin les campagnes ; sa tête résonne et se brise contre les rochers ; ses cheveux sont arrachés par les ronces, les pierres insensibles déchirent son noble visage, et sa beauté, cause de tous ses malheurs, disparaît sous mille blessures. Le char continue de fuir avec la même vitesse et d’entraîner sa victime expirante. »
C’est pas chair, mon fils !
A l’issue de la représentation, la perplexité s’impose. Parfois, en écho lointain ont surgi des mots qu’on aima chez Racine. La comparaison est cruelle : du théâtre de Sénèque, peu connu et encore moins joué, fallait-il proposer une lecture à ce point minimaliste ? L’absence du chœur, que ne compensent guère des bancs-titres maigrichons et repris par une voix enregistrée, doit-elle resserrer la trame, pour écarter le drame de la place publique et lui préférer un huis-clos ? Sans doute. Mais alors pourquoi tant de solennité dans les propos ?
« On pourrait presque dire que c’est volontairement austère », explique Georges Lavaudant dans le programme, en justifiant une mise en scène qui privilégie l’oral, pour « avant tout porter le texte. » Pari tenu ? Pas vraiment car les mots ici manquent cruellement de fureur et de larmes : sans doute par excès d’application, la passion fait défaut. D’une Phèdre « responsable de sa passion », l’on ne perçoit qu’un récit sans chair. En totale contradiction avec les intentions du metteur en scène pour qui « on ne peut pas comprendre l’histoire de Phèdre si on ne comprend pas le désir amoureux, le désir physique. » Et c’est précisément ce que l’on attendit en vain durant cette courte et décevante représentation.