Spectacle hors normes et non-stop puisque, avant et entre chaque pièce, la radio Grand Siècle rend sonores et palpables les grands débats et frivolités de l’époque. Un studio de radio jouxte l’amphithéâtre, les comédiens s’y pressent, endossant d’autres rôles. Ou les leurs. Tout ici respire la fantaisie et l’érudition : interview de Mazarin, justifiant la loi salique, ou de Monsieur (sous la forme d’un jeu action ou vérité), révélations sur les horaires de travail de Psyché, publicités pour les lavements (« Clystère et fils, purgeurs depuis mille six-cent vingt-deux »), les corsets (« deux achetés, un sel de pamoison offert ») et le masque de fer « à mémoire de forme » (mon préféré), questions des spectateurs et debrief post mise en scène façon on refait le match… Le tout est entrecoupé de chansons plutôt rock, jingles et riffs de guitare, agrémentant les entractes dînatoires de spectateurs attentifs ou distraits.
Sorti du jardin, le public prend place pour Le Tartuffe, sous l’œil inquisiteur de Mazarin, qui, comme Darmanin au Stade de France, veille à notre confort et notre sécurité.
« Le ciel, la nuit, le texte, le peuple, la fête » : par ces cinq mots, Jean Vilar définissait le Festival d’Avignon. Deux mots manquent ici dans l’énoncé du programme mais les voici : sur scène, des sièges accueillent quelques spectateurs, le peuple, à proximité immédiate des comédiens. Le Tartuffe se joue donc en bi-frontal.
Le texte ? Il est omniprésent, on y reviendra.
La scène ? Une acrobatie et un enfermement : une courte allée de planches, comme un étroit couloir que cernent deux portes, accueille les protagonistes dans un face à face mouvementé, parfois encombré tant l’espace est réduit. C’est un ping-pong verbal et la longueur de l’espace oriente le regard des spectateurs d’un côté à l’autre, comme s’ils regardaient un match de tennis.
Les costumes sont d’époque et le noir domine. Les comédiens se font face car ce dispositif leur impose de s’affronter à tout instant. La violence sourde de ces face à face n’exclut en rien le caractère comique qui s’exprime par des surprises visuelles comme sonores. Ainsi de Tartuffe, podagre dans une antique chaise roulante, dont il actionne parfois vivement les roues minuscules, démentant son état maladif.
Le Tartuffe © Thierry Cantalupo
Ainsi de Madame Pernelle, jubilatoire Lazare Herson-Macarel aux aigus digne d’un Claude Piéplu, engoncée dans une robe et un fichu du noir le plus strict, bigote revêche et grotesque jusqu’à la moelle. Et que dire d’Orgon qui, au moment où Elmire piège le dévot, s’extirpe de la table où il se dissimulait en passant par la jupe de son épouse ? Ou de Mariane, raide, maladive au point d’adopter une gestuelle d’automate, qui déglutit bruyamment au moment d’affronter son père ? Le comique se joue des costumes sombres et des visages poudrés.
D’autres effets sonores régalent l’ouïe. Ainsi des vers prononcés à l’occitane pour peaufiner la versification :
« Quelques efforts que nous préparions tous,
Ma plus grande espérance, à vrai dire, est en vousse. »
Fastes and furious
Ou encore cette diction, aussi précise qu’elle est véloce. Ramassé en une heure et demie, ce Molière se dit vite, il galope. Mais cela permet étrangement de ménager des lenteurs, des silences, des ruptures de rythme qui surprennent et réjouissent. Des étrangetés s’invitent : Tartuffe, yeux rougis, voix larmoyante, poussae brusquement la chansonnette, au point qu’il en devient presque attendrissant.
Ce Molière déroutant reste étrangement classique. Preuve s’il en était besoin de la force d’une pièce qui n’a rien perdu de son acuité et délivre, lorsqu’elle est bien mise en scène et au moins aussi bien jouée, une force comique inépuisable.
Avant Psyché, conclusion rose en rouge vif, décadente et rock’n roll, c’est Don Juan qui occupe la scène. On retrouve les gradins aux sons de Veridis Quo, sucrerie doucereuse des Daft punk entre Bach et Cerrone, même s’il s’agit ici d’évoquer Mozart. On les quittera en entendant Psyché rock, wizz dzziii ding ding pon, de Pierre Henry, invitation à rester jusqu’au bout de la nuit des Molières (oui, bon, ok).
Psyché @Thierry Cantalupo
Don Juan. L’exercice est périlleux, qui dévoile un Molière moins caustique et plus sombre. Ici, la brutalité et la liberté dessinent une violence narrative singulière. Impossible de s’abriter derrière la comédie. Alors, la troupe du Nouveau théâtre populaire opte pour la détermination et le choc des corps. On se bat, on se défie, on glisse, on court, on chute, on virevolte, on saute. A ce jeu, Sganarelle l’emporte haut la main, qui ne cesse de tomber et multiplie acrobaties et glissades.
D’emblée, Don Juan, qui se déshabille et ne garde qu’un boxer et des chaussettes jaune pâle, parcourt à grandes enjambées la scène puis court en haut des gradins, d’où il s’adresse, sonore et expansif, à Sganarelle. Cette irruption de l’acteur dans le public est parfois factice, voire gênante. Elle peut aussi être légitime, et plus encore nécessaire comme chez Pommerat (Ca ira (1) Fin de Louis). Elle annonce ici ce qui va suivre : une course éperdue vers la mort, dérisoire et je‑m’en-foutiste, aux yeux de tous. Il n’est évidemment pas question de séduction.
La défaite du slip
De fait, Don Juan se joue de ces codes-là : il tire sur son slip, hâbleur, rigolard, tue‑l’amour en diable. Soudain, idée, image sublimes, quand Sganarelle prétend ne pas s’adresser à son maître…
« Je ne parle pas aussi à vous, Dieu m’en garde ! (…) C’est bien à vous, petit ver de terre, petit mirmidon que vous êtes (je parle au maître que j’ai dit), c’est bien à vous à vouloir vous mêler de tourner en raillerie ce que tous les hommes révèrent ? »
… il s’adresse directement à la braguette de Don Juan. Le moment est drôle et éloquent. La force d’une mise en scène est là : dans la découverte d’un ressort caché du texte, qui le révèle alors qu’on le croyait connaître par cœur. Et, de même, lorsque Mathurine et Charlotte découvrent qu’elles ont été pareillement bernées, loin de se poser en victimes, les voici qui s’embrassent à pleine bouche, revendiquant ainsi la liberté de leurs plaisirs.
Et de ce jeu avec le texte, les spectateurs seront à leur tour victimes, avec le faux final du faux repentir de Don Juan, qui déchaîne des applaudissements.
Don Juan © Thierry Cantalupo
Les acteurs saluent, sans doute cette duperie était espérée. Et les voici qui repartent à l’assaut, jusqu’à ce que Sganarelle, enfin, ne pleure ses gages à jamais perdus. Le public, penaud et ravi, applaudit encore.
De ce spectacle hors normes, on ressort ébahi autant qu’émerveillé. Ce Molière connu et découvert à la fois relève de la performance. Et, comme il s’agit d’un travail de troupe, avec ders acteurs qui enchaînent et se partagent les rôles, l’on se gardera bien de saluer le talent de celle-là ou l’émotion transmise par celui-ci. C’est plutôt la réussite d’un projet, « quelque chose de populaire, dans le sens où l’on (essaye) d’amener les gens à revisiter des classiques », qui force l’admiration.
Décidément, tu forces l'admiration, toi aussi…