Après avoir patienté dans le hall, le public attentif au signal du personnel, avance vers la salle, billet en main. Une fois le QR code reconnu, on peut alors entrer. Certains spectateurs sont déjà en salle puisqu’ils ont assisté à l’une, si ce n’est aux deux précédentes représentations qui ont permis de voir le début de la Trilogie du Troisième Type dans l’ordre. En ce premier week-end de festival, tous sont là pour voir Mickaël Délis dont ils connaissent le travail, comme les bribes de conversations entendues çà et là le confirment. Ce troisième volet à valeur conclusive pour le cycle commencé il y a deux ans, suscite un grand intérêt et à très juste titre. Il reste que l’acteur n’est pas encore arrivé : on remarque seulement de gros confettis rectangulaires blancs disposés en tas au centre de la scène.
C’est alors qu’il entre, tout de noir vêtu, portant une espèce de surchemise blanche attachée dans le dos. Il s’installe parmi les spectateurs, sur un tabouret haut, face à la scène. « Ouh là, y’a vachement de monde dans cet hôpital ! » La phrase amuse autant qu’elle désarçonne. Où nous trouvons-nous ? Les réponses ne tardent pas à arriver. La scène prend place dans un service hospitalier réservé au don de sperme. Il va bien être question de la semence masculine et de sa conservation par cryogénie – les fameuses « paillettes ».

Mickaël Délis fait décidément le tour de son sujet ouvert deux ans plus tôt avec Le Premier Sexe. Il endosse encore tous les rôles – y compris le sien – avec une lisibilité parfaite qu’on lui connaît parfaitement. Les personnages qu’on croise dans son parcours sont suffisamment typés pour être identifiés et véhiculent la force comique du spectacle, révélant l’absurdité des entraves du quotidien, les travers des proches égratignés affectueusement, les propres impasses et tourments que le comédien affronte ainsi sans doute – le théâtre, cet « espace où il est encore possible de réfléchir devant et avec les autres », comme le dit Georges Lavaudant.

C’est pourquoi on rencontre l’infirmière brute de décoffrage qui fait exploser un canon à confettis au moment de son souhait de faire un don de sperme ; on croise les couples de proches – mélanges subtils et fantaisistes de vécu et de fiction – avec les mamans un peu égarées (« PMA dans l’Ohio. GPA ? GPRD »), les papas un peu dépassés (« Ça se joue ailleurs pour le père ils disent en consult’, mais moi, j’ai pas encore trouvé où c’était, l’ailleurs… ») ; on croise le médecin du CECOS – Centre d’Étude et de Conservation des Œufs et du Sperme humain, pareil acronyme ne s’invente pas – qui « est APMS. Assez particulière mais sympa » ; on retrouve le docteur Jean-Daniel Deeck (à prononcer à l’anglaise évidemment) dans une nouvelle drôlissime démonstration au tableau – schéma des testicules à l’appui – convoquant en vrac données scientifiques et analogies entre la biologie, le MEDEF, Aristote, l’histoire, la pornographie, tout cela afin de rendre le propos des plus explicites, avec la même redoutable efficacité que dans les deux précédents spectacles.

Enfin, on reconnaît bien sûr les proches : sa mère aux inflexions de voix et à la gestuelle si reconnaissable dans son raffinement et son incorrigible tabagisme ; son frère jumeau, David « Dadou » qui ne l’épargne pas (Allez… Psychologie Magazine nous prépare un nouvel édito… ») comme un autre double de soi-même dont le théâtre permet de faire entendre les rudoiements à voix haute ; Lorenzo, l’ancien amant italien, d’abord acteur de film X puis pâtissier, qui le réconforte en lui préparant un tiramisu (« Remonte-moi ») et lui parle de sa propre future paternité en faisant la bibliographie de [ses] spectacles. « Si c’est pas marrante la vità des fois ».
Des fois, oui. Mais des fois non car la Paix déménage justement. Il y a aussi le père et le séisme de l’abandon ressenti par toutes et tous dans la famille. La solitude qui s’installe et ne dit pas son nom. La violence de l’événement par-delà les années qui laisse sédimenter les doutes sur soi, sur sa capacité à être père soi-même, à procréer, même pour autrui. Dans Les Paillettes de leur vie, la tonalité se voile par moments d’une certaine mélancolie qui ne semble jamais trop quitter le joyeux comédien. Les fêlures persistent et on entend en creux le besoin de la scène pour les travestir suffisamment dans le champ autofictionnel afin de les supporter. Alors, le sourire s’efface y compris chez le spectateur. Des fois, è così, pourrait dire Lorenzo.
« Y’a rien de plus galère qu’être papa quand t’es pédé. » Cette phrase prononcée au début du spectacle porte en substance le propos des Paillettes. Être père, être père homosexuel, être père dans l’ombre plus ou moins massive, plus ou moins transparente de son propre père, voilà ce que ce dernier opus aborde frontalement. Et ce sont autant de tempêtes sous un crâne que nous partageons avec Mickaël Délis, au fil du spectacle qui se déploie d’une séquence à l’autre, toujours sur le fil de l’émotion, jamais trop loin quand même d’une drôlerie qui désamorce même partiellement l’angoisse – celle de l’acteur autant que la nôtre très certainement.
Puis, il y a l’absence définitive que la mort impose inéluctablement. C’est une chose de voir partir son père pour une autre vie, avec une autre femme, loin de soi, de sa mère dévastée. Autant d’impacts qui laissent assurément des blessures longues à se refermer. C’en est une autre de vivre le deuil avec ces béances et son autre lot d’incertitudes sur soi. Bien sûr, le comédien convoque ses personnages qui nous sont devenus familiers, des éléments scéniques tout aussi reconnaissables (le tissu blanc modulable, le néon lumineux qui fait office de manche à balai…) mais, avec lui, à l’occasion de cette conclusion au rythme toujours aussi enlevé, nous franchissons un autre seuil, peut-être plus intime, plus émouvant, ouvrant sur les peurs qui nous habitent tous. Toujours aussi montaignien – son inspiration dans l’ancrage bordelais ? – Mickaël Délis fait de lui « la matière » de son spectacle, plus que jamais. Et on l’y voit « tout entier et tout nu » finalement. Cette démarche artistique est tout à fait remarquable tant l’acteur ouvrant sa propre boîte de Pandore, nous invite dans un reflet spéculaire à faire de même, avec une subtilité propre à lui.
Le spectacle est ici encore très écrit, charpenté avec rigueur et sa composition épouse avec justesse la courbe descendante de l’existence. Cela n’empêche évidemment pas le comique mais la gravité qu’il recèle toujours, scintille ici sous les paillettes. À l’aide des paillettes. Le corps du danseur qui n’est jamais loin, engagé dans une partition véritablement chorégraphique, exprime également tout cela avec beaucoup de grâce. On garde, par exemple, l’image – sublime – de Mickaël Délis exécutant des mouvements circulaires et emportant en l’air les paillettes au sol qui se soulèvent et volettent autour de lui, sous la lumière douce des projecteurs, comme un probable écho à ce besoin d’envoyer valser les inquiétudes.

Ce dernier voler aurait dû s’achever sur un premier noir au plateau mais la vie en décide quelquefois autrement. Dans un épilogue tout en pudeur, l’acteur évoque la disparition brutale de la figure tutélaire qui a dominé sa trilogie. L’absence soudaine de cette mère si présente conduit à regarder lucidement ce qu’elle lui laisse dans un dialogue imaginaire plein d’une tendresse qui fait briller les yeux : « un courage épatant, une liberté insolente et un amour qui déborde pour le monde entier ». L’hommage n’exclut pas la pudeur mais on sent vibrer le cœur de l’artiste pour celle qui est, sera « toujours là » et qui « danse ». Il était une fois, l’homo… Il était une fois, l’homme… Mickaël Délis nous a raconté un peu de notre histoire.