Sans forcément le savoir, et même si son nom ne nous dit absolument rien, nous connaissons tous une œuvre d’Albert Edelfelt. De l’inventeur du vaccin contre la rage, dont on fête justement cette année le bicentenaire de la naissance, Il existe en effet une image qui, pour avoir été partout reproduite, reste gravée dans toutes les mémoires : le Portrait de Louis Pasteur présenté au Selon de 1886 est devenu une icône, une référence, au point d’incarner LE portrait de savant par excellence. Et il y a quelques semaines, Wanderer publiait le compte rendu d’une Histoire du Lied par André Tubeuf, coffret de DVD dont le boîtier s’ornait précisément d’un paysage signé Edelfelt, Coucher de soleil sur les collines de Kaukola, exposé en 1890 au Salon de la Société nationale des Beaux-Arts.
On le comprend, Albert Edelfelt (1854–1905) eut une double carrière, dans sa Finlande natale et en France, sa vie s’étant partagée entre la Scandinavie et Paris – après un bref passage par la Belgique, puisqu’après une formation artistique à Helsinki, il partit passer un an à l’Académie royale des beaux-arts d’Anvers. Si l’on connaît aujourd’hui mieux son compatriote et contemporain Akseli Gallen-Kallela (1865–1931), plus audacieux, plus symboliste, Edelfelt fut en son temps l’artiste finlandais le plus apprécié hors de son pays, présent chaque année dans les différents salons parisiens. La première toile d’un peintre finlandais à entrer dans les collections publiques françaises fut Service divin au bord de la mer, œuvre récompensée par une médaille de deuxième classe au Salon de 1882. Edelfelt y reprenait une formule mise au point peu auparavant : l’évocation d’un moment de piété en pleine nature. En 1880, Le Convoi d’un enfant lui avait valu un certain succès, cette grande toile jouant à la fois sur le registre de m’émotion – c’est d’un convoi funèbre qu’il s’agit – et sur la représentation virtuose de la luminosité extrême du paysage, le soleil se reflétant sur l’eau où glisse la barque conduisant le défunt à sa dernière demeure (l’année suivante, le peintre en peignit une copie plus petite, pour laquelle, à la demande d’un commanditaire américain, il remplaça le décès par une naissance, la scène étant renommée En route pour le baptême).
C’est vraisemblablement sous l’influence d’artistes français qu’Edelfelt s’engagea dans la voie du « pleinairisme » : non pas des Impressionnistes, mais du groupe moins téméraire formé autour de Jules Bastien-Lepage. Le Finlandais ne goûtait guère l’avant-garde : en mai 1887, lorsqu’il expose à la galerie Georges Petit une grande toile lumineuse intitulée Au jardin du Luxembourg, il écrit à sa mère pour se plaindre des jeunes fous auxquels il se trouve mêlé : « Il y a là trop d’impressionnistes et leur cils clairs bleu de Prusse et outremer, leurs paysages jaunes et vert pomme et leurs ombres violettes tuent toutes les peintures honorables et décentes accrochées à leur côté ». De fait, Edelfelt revenait de loin, car il avait d’abord été l’élève de Gérôme et s’était rêvé peintre d’histoire. L’exposition du Petit Palais montre quelques exemples de sa production dans ce domaine. On voit l’artiste s’imaginer en Meissonnier finlandais (avec son Autoportrait en costume du XVIIe siècle) puis, avec Le Duc Charles insulte le cadavre de son ennemi Klaus Fleming, rivaliser ouvertement avec les maîtres français (le sujet rappelle Cromwell ouvrant le cercueil de Charles Ier de Delaroche, mais la composition est plus proche de Jean-Paul Laurens). Le salut viendra en 1879, lorsqu’il aura l’idée de situer une scène historique non plus dans un intérieur minutieusement reconstitué, mais dans un beau paysage neigeux.
C’est évidemment le côté ensoleillé que le Petit Palais a choisi de mettre en avant, retenant pour son affiche un sujet qu’aurait pu traiter à la même époque Joaquín Sorolla en Espagne ou Henry Scott Tuke en Angleterre : des enfants plus ou moins habillés jouant au bord de l’eau. Pourtant, Edelfelt sut aussi briller comme portraitiste. Pas seulement pour représenter des savants dans l’exercice de leur profession – le rapprochement que fait l’exposition avec d’autres portraits officiels de Pasteur est cruel pour Léon Bonnat ou François Lafon, tant le chef d’œuvre du Finlandais impose comme une évidence sa représentation du génie en pleine action – mais aussi pour toutes sortes de modèles, dont la sculpturale soprano Aino Ackté, native d’Helsinki mais qui connaissait alors un grand succès à l’Opéra de Paris. Bien sûr, il y a aussi dans sa production des œuvres plus clairement alimentaires, pour lesquelles il multiplie les représentations de Virginie, jeune Française qui lui servait de modèle, montrée dans des poses chastes mais aguicheuses ; des couples partageant un instant d’intimité au piano ou un moment de désarroi dans un paysage forestier ; des paysannes pittoresquement vêtues, éclipsées au Salon de 1888 par les Bretonnes au pardon de son ami Pascal Dagnan-Bouveret…
Le paysage reste néanmoins une source d’inspiration dominante, et un moyen de résister à la domination russe, alors même que l’artiste fut sollicité pour peindre les enfants du tsar Alexandre III. Un soupçon de symbolisme apparaît dans quelques œuvres à caractère patriotique. Et quand Edelfelt se retire sur ses terres, à Haikko (où il mourra à 51 ans en 1905), il peint plus librement, sans toujours se soucier de « finir » ses toiles comme il aurait dû le faire s’il avait souhaité les exposer. Certains grands formats peints en 1899 laissent même deviner un tout autre artiste qui se cachait peut-être derrière le visage plus académique du Finlandais. Si l’on regarde sa Vue sur Haikko ou sont Port de Nyländska, on se croit presque devant les œuvres d’un autre peintre : cette facture si différente, ces lignes simplifiées, ces couleurs tellement plus crues… il y a erreur, se dit-on, et c’est comme si s’était introduit dans l’exposition consacrée à Edelfelt son voisin norvégien Edvard Munch ! S’il avait vécu plus longtemps, l’artiste aurait peut-être évolué vers d’autres possibilités, mais mieux vaut se réjouir de celles qu’il eut déjà le temps de développer, la diversité de sa production étant ici d’autant mieux représentée que l’Ateneum d’Helsinki, actuellement en travaux, a généreusement prêté les toiles de sa collection pour cette exposition qui, inaugurée à Paris, ira ensuite à Göteborg avant de terminer au pays natal de ce Finlandais si français.
Catalogue publié par Paris Musées, 224 pages, broché, 35 euros, ISBN 978–2‑7596–0522‑4