Hokusai avait eu droit en 2008 à une grande rétrospective dans les grandes salles du sous-sol du Musée Guimet ; Hiroshige devra se contenter de la rotonde où sont d’ordinaire présentées les estampes. Pourtant, l’exposition présentée à Paris n’en est pas moins exceptionnelle car, au lieu de puiser dans son riche fonds propre, l’institution propose cette fois une sélection d’œuvres venues d’une collection privée. Jerzy Leskowicz, entrepreneur en immobilier, septuagénaire né en Pologne et émigré en France depuis le début des années 1970 (où il se rebaptisa Georges), possède l’un des plus beaux ensembles d’estampes japonaises aujourd’hui entre les mains d’un particulier (plus de deux mille pièces). Il a créé en 2015 la Fondation Jerzy Leskowicz pour que le grand public puisse à son tour profiter des trésors qu’il accumule depuis plusieurs années. Et il se trouve qu’un aspect bien spécifique de cette collection a tout récemment fait l’objet d’une publication scientifique, signée de Christophe Marquet (2022, In Fine Editions) : les éventails dessinés par Hiroshige, et c’est donc ce thème qu’a retenu le Musée Guimet.
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Si l’estampe ukiyo‑e se voulait représentation du « monde flottant », celui de notre réalité éphémère et en constant changement, et même si les Japonais ont longtemps vu avec un certain mépris cette production commerciale, à leurs yeux beaucoup moins artistique que la peinture, il est un type de gravure qui était peut-être encore plus flottant : les images destinées à orner les éventails, objets de consommation courante, jetés sitôt usés. Ustensile ô combien saisonnier, l’éventail survivait rarement au-delà de ses quelques mois d’utilisation, et seuls de très rares exemplaires ont été préservés. L’éventail plat, à la forme oblongue caractéristique, appelé uchiwa, était fabriqué en bambou, à partir d’une canne fendue en une soixantaine de brins formant l’armature de l’objet. Sur chaque face était collée une feuille de papier imprimée. La première salle de l’exposition, sur le palier qui précède la rotonde du musée, évoque la confection et la commercialisation de ces éventails, en montrant notamment des exemples d’images décollées du support en bambou, ou un exemple d’estampe incluant les deux faces prévues pour un éventail, le recto bénéficiant d’une illustration plus développée, dont le verso peut constituer une sorte de prolongement moins élaboré. D’abord vendus à la criée, les éventails furent bientôt vendus dans les magasins d’images et de livres illustrés, et pouvaient également servir à des fins publicitaires (on y reproduisait des portraits d’acteurs célèbres). Quelques estampes d’autres artistes que Hiroshige permettent de découvrir les multiples usages de l’objet, notamment pour chasser les moustiques (superbe Harunobu) ou capturer lucioles (beau triptyque d’Utamaro, hélas assez décoloré).
Sur les 650 estampes pour éventails que conçut Hiroshige au cours de sa carrière, Jerzy Leskowicz en possède 120, et il en a prêté 98 au Musée Guimet. Cette centaine d’œuvres permet d’apprécier la diversité de la production de Hiroshige dans ce domaine, dont témoigne d’ailleurs l’affiche de l’exposition : a été habilement retenue une estampe composite, dont l’image principale – deux femmes sur un fond monochrome rose – inclut un image moins grande, qui s’encastre dans le format de l’éventail, image pas du tout secondaire puisque c’est en réalité elle qui constitue le vrai sujet de l’œuvre, la vue d’une cascade avec un pont que traversent deux petits personnages.
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Autrement dit, des personnages et des paysages, même si la prédilection du public et des institutions en matière d’estampes semble aujourd’hui aller à ce deuxième genre. De fait, bien que les visages – sur des éventails présentant des femmes en buste, par exemple – et les corps – voyageurs représentés en pied et en grand – soient bien présents, c’est dans le paysage que Hiroshige trouva à s’épanouir, et c’est ce qui lui valut sa plus grande renommée, notamment en Europe où il fascina les impressionnistes. Il y a donc des personnages, féminins surtout, mais on remarque vite que Hiroshige n’est pas très inspiré par la représentation de l’humain, qu’il traite sans le raffinement qu’y mettaient beaucoup de ses contemporains. Toute la première section de la rotonde est d’ailleurs consacrée au paysage, où l’on retrouve les couleurs franches typiques de l’artiste. Précisons au passage que toutes les estampes pour éventails de la collection Leskowicz sont dans un état de conservation irréprochable, grâce au fait qu’il s’agit vraisemblablement de tirages conservés dans leurs archives par les fabricants, ainsi qu’au relatif désintérêt des premiers collectionneurs pour ce format : on sait les dégâts engendrés par le soleil sur certaines collections d’amateurs européens (les estampes de Monet, suspendues aux murs de Giverny, ont ainsi perdu à peu près toutes leurs couleurs).
L’exposition s’attarde successivement sur les différentes sources d’inspiration de Hiroshige : après le paysage, les légendes célèbres et œuvres canoniques de la littérature japonaise, traitées sérieusement ou sur le mode de la parodie (mitate), les diverses formes de théâtre, le plus souvent comique, marionnettes comprises, la représentation de la vie des quartiers populaires, et enfin les plantes et animaux. A côté d’images où se déploie la richesse graphiques des motifs des kimonos ou des décors, c’est aussi l’occasion d’admirer l’économie de moyens dont Hiroshige était capable. On admirera ainsi les Lièvres sous la lune d’automne, où les deux petites bêtes se détachent, en réserve et sans contours, sur le ciel nocturne ; l’étonnant Episode du pilier percé du Grand Bouddha de Kyoto, allusion à un épisode de roman burlesque, où l’artiste ne montre que le pilier en question, et le carrelage du temple qui l’entoure, pour un résultat de prime abord assez énigmatique ; ou encore le cadrage étonnant de l’image représentant Le char à la hallebarde de la fête de Gion à Kyoto (1858), sujet qu’il traitera l’année suivante de manière plus conventionnelle, mais dont il ne retient pour l’éventail que le sommet du char, la hallebarde qui semble surgir de nulle part. A signaler aussi, deux belles estampes aizuri‑e, monochromes bleus sur lesquels tranchent seulement les cartouches rouges contenant le titre, la date ou le nom de l’éditeur, et en particulier la vue quasi abstraite du Fleuve Tone-gawa à Konodai.
Apparemment, la collection d’estampes de Jerzy Leskowicz est aussi riche d’œuvres d’Utamaro et de Sharaku. Et si, une prochaine fois, le Musée Guimet s’intéressait aussi aux artistes qui se sont spécialisés non dans le paysage, mais dans le portrait ?
Catalogue en coédition MNAAG/RMN-GP, 96 pages, 70 illustrations, 13,50 €
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