Même si le terme allait connaître grâce à d’autres une fortune inattendue, « surréaliste » est un mot qu’inventa Guillaume Apollinaire pour qualifier son drame Les Mamelles de Tirésias, sinon dès 1903, date de la rédaction de la majeure partie du texte, au moins en 1917, lorsqu’il fut joué et publié. Par ce néologisme, il désignait une sorte de « réalité augmentée », un mode théâtral allant au-delà du naturalisme : « Quand l’homme a voulu imiter la marche, il a créé la roue qui ne ressemble pas à une jambe. Il a fait ainsi du surréalisme sans le savoir », écrivait le poète dans sa préface. Et lorsqu’André Breton s’empara du mot en 1924 pour son manifeste, ce fut pour lui donner un tout autre sens : « Automatisme psychique […] Dictée de la pensée, en l’absence de tout contrôle exercé par la raison, en dehors de toute préoccupation esthétique ou morale ». Très loin du combat féministe de « Thérèse qui n’est plus femme » et devient Tirésias, les Surréalistes ne brillèrent pas par une attitude révolutionnaire en matière de relations entre sexes, et cantonnèrent à un rôle subalterne celles qui osaient vouloir être leurs consœurs : comme devait le dire une de leurs proches, « la plupart des disciples de Breton n’en étaient pas moins machistes pour autant. Parmi eux, les femmes avaient tendance à être ‘autorisées mais non nécessaires’. »

Malgré tout, le surréalisme ne connut pas que des muses passives, il eut aussi ses artistes actives. Quelques-unes ont réussi à laisser un nom dans l’histoire de l’art : le Déjeuner en fourrure de la Suissesse Meret Oppenheim est aussi célèbre que le téléphone-homard de Dalí, Dora Maar fut photographe autant qu’elle fut un moment dans la vie de Picasso, et le Musée d’art moderne de la ville de Paris a récemment remis la Tchèque Toyen sous le feu des projecteurs. Il a donc bien existé un surréalisme féminin, un surréalisme « au fémininé, pour reprendre le titre de l’exposition que propose ce printemps le Musée de Montmartre. Et s’il fallait s’en justifier, l’institution plus associée aux impressionnistes et au tandem Valadon-Utrillo nous rappelle que le bâtiment qu’elle occupe fut la résidence de Pierre Reverdy, dont la revue Nord-Sud publia Aragon, Breton et Soupault, que de 1922 à sa mort en 1966, Breton eut son atelier rue Fontaine, non loin de la place Blanche, 1930 L’Âge d’or de Buñuel et Dalí fut projeté en avant-première au Studio 28, première salle d’art et d’essai au monde, et que le groupe surréaliste avait ses habitudes dans un café du boulevard de Clichy.
Les surréalistes étaient donc chez eux à Montmartre, et les surréalistes sont maintenant chez elles au Musée de Montmartre. L’exposition conçue par Alix Agret et Dominique Païni rassemble cinquante artistes que l’on peut rattacher au mouvement dans un sens très large, puisqu’elle présente des œuvres crées au XXIe siècle, la mort officielle du surréalisme ayant pourtant été déclarée en 1969. Parmi ces cinquante créatrices, trois sont encore en vie (Yahne Le Toumelin, née en 1923, Myriam Bat-Yosef, née en 1931, Aube Elléouët, née en 1935) ; la plus éloignée de nous dans le temps est Valentine Hugo, née Gross en 1887, et la plus proche, bien que décédée en 2008, est Josette Exandier, née en 1944. Et bien sûr, les œuvres rassemblées dépassent le strict contexte parisien ou même français : il y eut un surréalisme belge, qui ne se limite pas à Magritte, un surréalisme britannique, dont les militantes ne sont pas totalement méconnues, grâce aux études féministes anglo-saxonnes (Eileen Agar, Leonora Carrington, ou Dorothea Tanning), mais également un surréalisme nordique ou américain. Ne pouvant les montrer toutes dans le cadre limité du musée, l’exposition a choisi de se focaliser sur quelques thèmes permettant de refléter la diversité du surréalisme au féminin.

Diversité des styles, d’une part. Même si l’esprit voudrait s’en défendre, l’œil est fatalement tenté de rapprocher les œuvres de noms masculins plus familiers La Hongroise Judit Regl se pose en rivale de Max Ernst avec Ils ont soif insatiable de l’infini (1950), titre tiré des Chants de Maldoror et toile offerte à André Breton, ce qui lui vaut d’appartenir aujourd’hui au Centre Pompidou, l’Anglaise Marion Adnams évoque Tanguy avec des toiles comme Emperor Moths/Thunder (1963) ou A Candle of Understanding in Thine Heart (1964), on peut songer au Magritte de la « période vache » en admirant le Couple d’oiseaux anthropomorphes (1946) de sa compatriote Suzanne Van Damme, et l’incroyable Navigation de Braun (1955–60) de Yahne Le Toumelin rappelle Roberto Matta. Diversité des supports, également. La peinture est loin d’être la seule forme pratiquée ici : l’exposition donne aussi à voir des dessins, des photographies (Emila Medková), des sculptures (Isabelle Waldberg), de curieux assemblages d’éléments du quotidien (Objet méchant hérissé de clous par Joyce Mansour, 1975–80), des meubles (guéridon à pattes d’oiseaux par Meret Oppenheim), des films (Maya Deren) ou des performances éphémères . Il faut aussi parler des étonnantes boîtes comme celles de Josette Exandier, de Jane Graverol, ou surtout de la Canadienne Mimi Parent : l’exposition s’ouvre sur l’une des rééditions d’une œuvre initialement réalisée en 1959 avec Marcel Duchamp, Boîte alerte, qui pose d’emblée la question de la différence sexuelle, et l’on retient, plus loin, Maîtresse, martinet au manche de cuir dont les lanières sont deux nattes blondes, « mes tresses »…

Evidemment, le sexe n’est jamais loin lorsque l’on prétend donner une traduction visuelle du « fonctionnement réel de la pensée » (dixit Breton). Alors que les organes-fétiches sont forcément très présents – on a retenu pour l’affiche Le Sacre du printemps (1960) de Jane Graverol, où un oiseau noir vient picorer un sein nu – mais certaines images sont plus elliptiques. Ainsi Ithell Colquhoun, à laquelle la Tate consacrera prochainement une rétrospective, intitule La Cathédrale engloutie une curieuse île rose triangulaire abritant un sanctuaire type Stonehenge dont le tracé reproduit le symbole de l’infini, et Equinoxe d’automne (1949) une figure debout, possiblement féminine, mais dont le sexe, la poitrine et le visage se résument à trois « cibles », trois groupes de cercles concentriques. A chaque visiteur de faire son miel de toutes ces œuvres si diverses, paysages d’une douceur presque enfantine de Paule Vézelay, qui utilise les mêmes courbes en sculpture, les femmes rêveuses de Rita Kernn-Larsen, ou les sombres cauchemars de la très tourmentée Unica Zürn. Autant d’univers qui témoignent de la richesse de ces surréalismes féminins, que leurs créatrices aient été ou non adoubés par le pape du mouvement, qu’elle s’y soient reconnues ou pas.
Catalogue bilingue, 176 pages, 29 euros, Musée de Montmartre. Textes d’Alix Agret et Dominique Païni, Sacha Llewellyn, Michel Draguet, Saskia Ooms, Patrick de Haas, Marie Sarré, Gérard Durozoi, Camille Morando, Albna Romano-Pace et Fabrice Flahutez