« Giovanni Bellini, influences croisées ». Musée Jacquemart-André, du 3 mars au 17 juillet 2023.

Commissariat : Neville Rowley, conservateur des peintures et sculptures italiennes des XIV 9e et XV 9e siècles à la Gemäldegalerie et au Bode-Museum de Berlin ; Pierre Curie, conservateur général du patrimoine.

Scénographie : Hubert le Gall

Catalogue : relié, 184 pages, Fonds Mercator, 39,95 €

Exposition visitée le jeudi 2 mars à 9h30, vernissage presse

Les collections du Musée Jacquemart-André ont deux points forts : le XVIIIe siècle français et la première Renaissance italienne. Il est donc tout à fait logique que cette institution présente ce printemps une exposition consacrée à Giovanni Bellini, peintre vénitien qui reste encore injustement dans l’ombre de ses meilleurs disciples.

Aucune exposition française n’avait encore été consacrée exclusivement à Giovanni Bellini, et c’est donc une nouvelle naissance pour ce peintre fondateur de l’école vénitienne, injustement relégué au second plan alors que ses élèves Giorgione et Titien occupent le devant de la scène. Longtemps, l’école vénitienne se résuma à ces deux noms, formant trinité avec Tintoret, Bellini n’étant guère qu’un « primitif » digne de moins d’attention. Les rois de France ne semblent guère avoir voulu en acquérir (en dehors du double portrait dont on croyait jadis qu’il représentait Giovanni et son frère Gentile, et qui est désormais l’œuvre d’un anonyme), et si la France n’est pas totalement dépourvue d’œuvres belliniennes, c’est grâce à la politique récente des musées : ceux que possède le Louvre ont été légués ou achetés aux XIXe et XXe siècle, et c’est dans le dernier quart du XIXe, probablement sans en connaître l’auteur, que Nélie Jacquemart devint propriétaire de la grande Vierge à l’enfant, aujourd’hui attribuée à Bellini. Rien d’étonnant donc, à ce qu’une rétrospective Bellini soit présentée par le Musée Jacquemart-André, dans le prolongement de ce qui est l’un des fleurons de sa collection. Evidemment, les chefs‑d’œuvre de très grande taille qu’a peints Bellini plutôt vers la fin de sa vie sont restés à Venise, soit à l’Accademia, soit dans leurs églises respectives – seul Napoléon avait osé rapporter en France le sublime retable de San Zaccaria, l’un des plus beaux tableaux du monde selon Ruskin – , mais avec un peu moins de cinquante pièces venues notamment d’Italie et d’Allemagne, l’exposition n’en donne pas moins une bonne vision de sa production.

Gentile et Giovanni Bellini, Annonciation, vers 1475, détrempe sur panneau (133 x 124 cm), Museo Thyssen-Bornemisza, Madrid © Museo Nacional Thyssen-Bornemisza, Madrid

 

Né vers 1435, fils illégitime de Jacopo Bellini, demi-frère de Gentile Bellini, Giovanni devait presque inévitablement devenir peintre lui-même et, à peine sorti de l’enfance, il entra dans l’atelier paternel. Si Jacopo est encore un peintre gothique, comme en témoigne la superbe Vierge d’humilité du Louvre, ses fils évoluent vers un art à nos yeux immédiatement plus modernes, même s’il appartiendra à Giovanni de franchir le pas vers les nouveautés que Gentile semble avoir été beaucoup moins empressé d’adopter. Comme le souligne parfaitement l’exposition, et comme le précise le sous-titre « Influence croisées », la carrière de Giovanni Bellini se fit au gré de rencontre et d’influences successives, comme autant de nouvelles naissances qui révélèrent le peintre à lui-même.

Une première naissance au sens artistique intervient ainsi en 1453, lorsque Nicolosia, la demi-sœur de Giovanni, épouse le Mantouan Andrea Mantegna, qui introduit toute une série innovations que Bellini s’empresse d’adopter, sans pour autant renier sa propre personnalité. A celui qui est désormais son beau-frère, il reprend les références à l’architecture de l’Antiquité, ou l’usage de guirlandes de fleurs et de fruits suspendues en haut du tableau, au-dessus des personnages, mais Giovanni conserve un intérêt pour le paysage que Mantegna n’a jamais manifesté. L’influence de Donatello s’exerce aussi sur lui, notamment dans la représentation du drapé (voir la grande Sainte-Justine), mais ce qui n’appartient qu’à Bellini, c’est une certaine manière de montrer la douceur de la lumière, qui le conduira à faire disparaître les contours visiblement tracés et à estomper les formes, anticipant sur le sfumato léonardesque.

Autre nouvelle naissance de Bellini : la présence à Venise d’Antonello de Messine en 1475–76, par l’intermédiaire duquel se fait sentir une certaine connaissance de la peinture du nord. Alors que Bellini ne semble pour ainsi dire jamais avoir quitté sa ville natale, le Sicilien est un voyageur qui a pu admirer l’art des Flamands et qui l’acclimate en Italie. C’est ce que reflète parfaitement le rapprochement de deux Crucifixions, l’une de 1459, l’autre de 1475. Toutes deux se situent dans un paysage minutieusement détaillé, mais la seconde va vers un dépouillement total, en supprimant tous les éléments considérés comme annexes, y compris la Mater dolorosa et saint Jean au pied de la croix. Dans cette salle se trouve l’œuvre retenue pour l’affiche de l’exposition, un magnifique Christ mort soutenu par deux anges prêté par le Gemäldegalerie de Berlin, où l’immense sérénité du personnage principal, digne de l’Esclave apaisé de Michel-Ange, est comme contredite par les traces de sang ayant coulé de ses plaies.

Giovanni Bellini, Vierge à l’Enfant avec saint Jean-Baptiste et une sainte (Sainte Conversation Giovanelli), vers 1500, peinture sur bois (55 x 77 cm) Gallerie dell’Accademia, Venise © G.A.VE Archivio fotografico – su concessione del Ministero della Cultura

 

L’influence des artistes flamands est également évoquée à travers les représentations du visage du Christ, mais aussi dans la peinture allégorique. Bellini a peint très peu de sujets païens, peut-être pour des raisons « géographiques ». Ses commanditaires étaient soit des congrégations religieuses, pour lesquelles il multiplie les scènes empruntées au Nouveau Testament, soit les autorités temporelles de la République de Venise, qui ne fantasmaient pas un rapport à l’empire romain ; seul Alphonse d’Este lui commandera à la fin de sa vie le Festin des dieux aujourd’hui à Washington. Pourtant, l’exposition montre quatre petits panneaux (plus un, dont l’attribution est discutée) représentant – peut-être, car les sujets se prêtent à de multiples hypothèses – la Fortune, la Calomnie ou la Prudence, sujets qu’on attend davantage à voir traiter par un Botticelli, mais pour lesquels Bellini peut s’être inspiré de modèles nordiques, comme les panneaux d’un triptyque de Memling (Musée des beaux-arts de Strasbourg) présentés en regard.

Bellini connut une nouvelle naissance à travers ses émules et imitateurs. La composition de ses Vierges dans un paysage inspira Cima da Conegliano, celui-ci n’hésitant pas à signer l’une de ses œuvres « Ioannes B. », ce qui rappelle étrangement le « Ioannes Bellinus » inscrit en bas de la magnifique Sacra conversazione Giovanelli prêtée par l’Accademia. Mais vers la fin de sa vie, Bellini voulut renaître une fois de plus, en se mettant à l’école de ses élèves les plus audacieux, Giorgione et Titien, auxquels il n’hésite pas à emprunter des éléments, malgré son grand âge.

Giovanni Bellini, L’ivresse de Noé ou La Dérision de Noé, vers 1513–15, huile sur toile (103 x 157 cm), Musée des Beaux-Arts et d’Archéologie, Besançon © Besançon, musée des beaux-arts et d’archéologie – Photographie C2RMF Thomas Clot

Prenant son bien où il le trouvait, Bellini continua à mêler innovations et archaïsmes, comme en témoigne l’extraordinaire Dérision de Noé, légué en 1894 à la ville de Besançon par le collectionneur Jean Gigoux, et dont une restauration récente a fait réapparaître le pan de ciel bleu parmi les vignes. Au-dessus du corps nu du vieillard, à la posture anguleuse digne d’un Balthus, les trois fils de Noé se penchent : les plus âgés sont laids, le visage de l’un d’eux est déformé par un rire grotesque, mais celui du plus jeune est auréolé de douceur, tandis qu’ils couvrent d’un superbe tissu rose dont ils couvrent la nudité de leur père, et qu’une coupe de vin achève de se vider, penchée vers le spectateur (ce qui, joint à son format en longueur, a fait penser que cette œuvre était peut-être d’un dessus de porte).

En 1506, de passage à Venise, Dürer rendit visite à Bellini : « Il est très vieux, et toujours le meilleur en peinture ». En effet, Giovanni Bellini avait su admirablement négocier le virage du quattrocento au cinquecento, et ses dernières œuvres, comme la Femme à sa toilette qui n’est hélas pas venue du Kunsthistorisches Museum de Vienne, ouvrait de la plus belle manière ce qu’on appellerait le siècle de Titien.

 

 

 

 

 

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Laurent Bury
Ancien élève de l’ENS de la rue d’Ulm, auteur d’une thèse consacrée au romancier britannique Anthony Trollope (1815–1882), Laurent Bury est Professeur de langue et littérature anglaise à l’université Lumière – Lyon 2. Depuis un quart de siècle, il a traduit de nombreux ouvrages de l’anglais vers le français (Alice au pays des merveilles de Lewis Carroll, Orgueil et préjugés de Jane Austen, Voyage avec un âne dans les Cévennes de Stevenson, etc.) ; dans le domaine musical, on lui doit la version française du livre de Wayne Koestenbaum, The Queen’s Throat, publié en 2019 par les éditions de la Philharmonie de Paris sous le titre Anatomie de la folle lyrique. De 2011 à 2019, il fut rédacteur en chef adjoint du site forumopera.com, puis rédacteur en chef de novembre 2019 à avril 2020. Il écrit désormais des comptes rendus pour plusieurs sites spécialisés, dont Première Loge.
Crédits photo : © Museo Nacional Thyssen-Bornemisza, Madrid
© G.A.VE Archivio fotografico – su concessione del Ministero della Cultura
 © Besançon, musée des beaux-arts et d’archéologie – Photographie C2RMF Thomas Clot

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