« Matisse. Cahiers d’art. Le tournant des années 30 ». Musée de l’Orangerie, du 1er mars au 29 mai 2023

Commissariat : Cécile Debray Présidente du musée national Picasso – Paris, Claudine Grammont, Directrice du musée Matisse à Nice, et Matthew Affron, The Muriel and Philip Berman Curator of Modern Art au Philadelphia Museum of Art.

Scénographie :

Catalogue : 256 pages, 24 x 32 cm, 188 illustrations, 49 €, coédition Musée d’Orsay et Réunion des Musées Nationaux

Exposition visitée le jeudi 2 mars à 11h, vernissage presse

Fructueuse décennie pour Matisse que celle qui précéda la Seconde Guerre mondiale : confronté à de nouveaux défis, le peintre sut admirablement se renouveler et engager son art dans des voies originales, avec une générosité et une inventivité prouvant qu’il méritait bien que la revue Cahiers d’Art suive de près sa production.

En cette année de commémoration du cinquantenaire de la mort de Picasso, il est heureux que ne soit pas pour autant négligé celui que l’on a pu présenter comme son rival, comme l’autre grand peintre de la première moitié du XXe siècle. Autre raison de se réjouir : l’exposition actuellement présentée par le Musée de l’Orangerie confirme que, comme tous les génies, Matisse a toujours su se renouveler, et que ces années 1930, dans lesquelles il entra à 61 ans, furent une période non seulement féconde, mais aussi lumineuse et pleine de joie.

Autre revanche de Matisse, en quelque sorte, l’exposition se focalise sur la présence de l’artiste, tout au long de la décennie, dans ces Cahiers d’Art qu’avait fondés Christian Zervos, bien connu comme zélateur de Picasso et auteur du catalogue de son œuvre en trente-trois volumes. Zervos n’était pourtant pas exclusif, et la revue qu’il créa en 1926 eut à cœur de présenter le travail des plus grands artistes de son temps. Matisse y fut très régulièrement honoré, de nombreux articles étudiant ses œuvres les plus récentes à grand renfort d’illustrations, ou faisant le point sur toute la trajectoire du peintre, seul ou confronté à ses contemporains. L’exposition de l’Orangerie juxtapose donc œuvres de Matisse et vitrines contenant les numéros des Cahiers d’Art dans lesquels il avait mis en avant.

Évidemment, il y a toujours quelque chose d’un peu artificiel à vouloir débiter la vie d’un artiste en tranches correspondant au découpage du calendrier civil, mais dans le cas de Matisse, l’exercice n’a rien d’arbitraire, et il est possible de superposer aux millésimes des événements significatifs. L’année 1930 est marquée par le voyage le plus ambitieux que l’artiste ait entrepris, et par la réalisation, sur commande, de son œuvre ayant les plus grandes dimensions. A l’autre bout de la décennie, c’est en 1938 que Matisse achète un appartement dans l’hôtel Regina de Nice où, après avoir envisagé l’exil quand la guerre éclate, il s’installera et dont il ne bougera plus jusqu’à la fin de sa vie, en 1954.

Cahiers d'Art, 1936, N° 3–5, pages 88–89, numéro consacré aux dessins d'Henri Matisse, introduit par un texte de Christian Zervos « Automatisme et espace illusoire » © Editions Cahiers d’Art, Paris 2023 © Succession H. Matisse

 

L’exposition commence par faire le point sur la fin des années 1920, où Matisse jouit d’une réputation solidement établie : son rôle historique est rappelé en 1926, par l’exposition à la galerie Paul Guillaume de toiles appartenant à sa plus glorieuse période créatrice : les Baigneuses à la rivière où il pousse le cubisme aussi loin qu’il l’osera (1909–1917) ou La Leçon de piano de 1916. Mais après le succès de ses sages Odalisques, Matisse traverse une période de doute.

Il en sortira heureusement grâce à la commande passée par le docteur Barnes pour sa maison de Merion : une gigantesque décoration murale, plus ambitieuse encore que le diptyque La Danse – La Musique commandé en 1908 par Chtchoukine, et pour laquelle le peintre revient non seulement au sujet chorégraphique, mais propose une sorte de réélaboration du même motif. C’est la même ronde qui réapparaît dans les premières esquisses conçues pour ces trois dessus de fenêtre voûtés, mais dont l’élaboration progressive amènera l’artiste à s’éloigner pour donner aux personnages des positions bien différentes. Après avoir envisagé différentes gammes colorées, Matisse opte finalement pour des corps gris clair sur fond de zébrures noires, roses et bleues, les aplats préfigurant les papiers découpés de ses ultimes années. De même, c’est peut-être seulement dans les années 1940 et 1950 que se révélera l’influence du voyage entrepris à Tahiti en 1930, qui débouche dans l’immédiat sur les deux versions de Fenêtre à Tahiti et sur la sculpture Le Tiaré.

Henri Matisse (1869–1954), Nymphe dans la forêt (La Verdure), 1935–1942/1943, huile sur toile, 245,5 × 195,5 cm. Paris, musée d’Orsay, en dépôt au musée Matisse de Nice, 1978 © Succession H. Matisse. Photo Musée Matisse, Nice / François Fernandez

Pour le moment, c’est un univers plus « classique » qui semble le préoccuper, en relation avec les illustrations que l’éditeur Skira sollicite pour un volume de poèmes de Mallarmé : L’Après-midi d’un faune suscite toute une imagerie païenne, que prolonge en 1933 la commande d’illustrations pour Ulysse de James Joyce. Matisse retient les titres mythologiques choisis par l’Irlandais et ses images, bien que la stylisation y frôle parfois l’abstraction, renvoient non pas à la journée de Leopold Bloom dans Dublin en 1904, mais à une Antiquité rêvée, stylisée, celle des dieux et des héros grecs. Le faune et la nymphe sont les protagonistes de plusieurs dessins, ébauches, projets laissés inachevés mais fascinants par leur incomplétude même, qui montrent l’artiste cherchant sa voie : en témoigne Nymphe dans la forêt, qui aurait dû devenir un carton de tapisserie, mais dont les personnages à jamais esquissés renvoient à tous les croquis autour de la « Bataille de femmes » conçue pour Ulysse.

Les années 1930 sont aussi celles qui voient surgir une nouvelle muse : Lydia Délectorskaya. Matisse la dessine pour la première fois en 1933, et elle devient très vite son modèle privilégié, inspirant quantité de dessins où le trait se fait plus ondoyant que jamais, les formes du corps nu de la jeune femme ayant pour contrepoint les motifs des tissus sur lesquels elle est étendue, renversée, occupant la feuille en diagonale. C’est aussi Lydia Délectorskaya qui pose pour ces toiles dont la photographie a capté la lente élaboration, comme le Grand nu couché (nu rose) : en vingt-deux images, on voit Matisse passer d’une représentation presque académique d’un nu allongé à une image de plus en plus détachée du réalisme, uniquement guidée par le plaisir des lignes et des courbes, où les membres s’allongent, se simplifient, se tordent.

Henri Matisse (1869–1954), Grand nu couché (Nu rose) 1935, huile sur toile, 66,4 × 93,3 cm, Baltimore Museum of Art © Succession H. Matisse. Photo Baltimore Museum of Art / Mitro Hood

Les dernières salles de l’exposition sont une explosion de couleurs, avec toute une série de toiles où plantes, fleurs et femmes se rencontrent dans des intérieurs. Matisse y donne libre cours à son goût pour les formes végétales autant que pour les formes géométriques de ces blouses roumaines alors à la mode (le parcours se termine sur La Blouse roumaine d’avril 1940). Le peintre a su dépasser la période des odalisques pour proposer de nouvelles images grouillant d’une vie neuve, stupéfiante seconde jeunesse d’un créateur qui était encore loin d’avoir dit son dernier mot.

Avatar photo
Laurent Bury
Ancien élève de l’ENS de la rue d’Ulm, auteur d’une thèse consacrée au romancier britannique Anthony Trollope (1815–1882), Laurent Bury est Professeur de langue et littérature anglaise à l’université Lumière – Lyon 2. Depuis un quart de siècle, il a traduit de nombreux ouvrages de l’anglais vers le français (Alice au pays des merveilles de Lewis Carroll, Orgueil et préjugés de Jane Austen, Voyage avec un âne dans les Cévennes de Stevenson, etc.) ; dans le domaine musical, on lui doit la version française du livre de Wayne Koestenbaum, The Queen’s Throat, publié en 2019 par les éditions de la Philharmonie de Paris sous le titre Anatomie de la folle lyrique. De 2011 à 2019, il fut rédacteur en chef adjoint du site forumopera.com, puis rédacteur en chef de novembre 2019 à avril 2020. Il écrit désormais des comptes rendus pour plusieurs sites spécialisés, dont Première Loge.
Crédits photo : © Editions Cahiers d’Art, Paris 2023 © Succession H. Matisse
© Succession H. Matisse. Photo Musée Matisse, Nice / François Fernandez
© Succession H. Matisse. Photo Baltimore Museum of Art / Mitro Hood

Autres articles

LAISSER UN COMMENTAIRE

S'il vous plaît entrez votre commentaire !
S'il vous plaît entrez votre nom ici