C’est à l’un des plus grands pastellistes du long XIXe siècle, Odilon Redon, que l’on doit cette belle formule, conçue afin d’expliquer pourquoi il avait cessé d’utiliser le noir et blanc du fusain : « au fond, nous ne survivons que grâce des matières nouvelles. J’ai épousé la couleur depuis, il m’est difficile de m’en passer. » Si toutes ces épousailles ne furent pas l’occasion de ruptures aussi spectaculaires, si certains mariages n’eurent qu’une durée limitée et si leur fruit ne fut pas toujours aussi admirable, on reste étonné par le nombre d’artistes qui, durant la période, choisirent eux aussi de s’unir avec le pastel, avec ce pigment pur présenté en bâtonnets. Mariage ambigu puisque l’usage du pastel se situe à mi-chemin entre le dessin et la peinture, avec des effets qui n’appartiennent qu’à lui. Il y a quelques saisons (de septembre 2017 à avril 2018), le Musée du Petit Palais donnait à voir son fonds lors d’une exposition intitulée « L’art du pastel, de Degas à Redon » ; Christophe Leribault ayant quitté cette institution pour devenir directeur du Musée d’Orsay, y propose maintenant « Pastels, de Millet à Redon ».
Là aussi, il s’agit d’exploiter les collections maison, avec une fourchette temporelle un rien plus large. Les œuvres les plus anciennes sont, avec celles de Millet, les quelques vues de plage de Boudin, qui datent elles aussi des années 1860 ; à l’autre extrémité du spectre, on dépasse de plusieurs décennies la borne jadis fixée à 1914, puisque les paysages de Lévy-Dhurmer – dont l’essentiel de la production remonte au tournant du siècle – datent de 1925 et 1936. Il s’agit pour une écrasante majorité de peintres français, les exceptions se comptant sur les doigts des deux mains, surtout si l’on se limite aux œuvres d’artistes étrangers n’ayant pas été conçues à Paris : un étonnant Départ pour la pêche (Zuiderzee) de Mondrian, Le Dernier labeur du jour de Segantini et la Femme nue assise de William Rothenstein, entre autres. Une centaine de pastels français ou assimilés, donc, accrochés dans la plus petite des deux zones d’exposition dont dispose désormais le Musée d’Orsay, la plus grande étant destinée à accueillir très prochainement une confrontation Manet/Degas. Il est d’autant plus remarquable que tant de pastels de ces deux artistes aient d’ailleurs pu être inclus.

Compte tenu du grand nombre d’artistes inclus – une cinquantaine, et ils auraient sans doute pu être plus nombreux encore, puisque le musée détient environ cinq cents pastels – c’est une présentation thématique qui a été choisie, même si elle finit par céder la place à quelques grands ensembles : les Degas sont plus ou moins concentrés dans une des salles, les Lévy-Dhurmer sont eux aussi réunis, seuls les deux paysages mentionnés plus haut étant isolés, et presque tous les Redon sont regroupés en fin de parcours. Aurait-il été possible d’envisager une présentation chronologique, ou par affinités esthétiques ? Le grand public se repérera mieux, peut-être, dans ces thèmes, malgré des frontières parfois assez poreuses : « Terre et mer » rassemble des paysans de Millet et des scènes bretonnes, mais inclure la Jeune Fille au bonnet bleu de Redon au prétexte que sa coiffe a quelque chose de breton est un peu capillotracté. « Modernités » est également un titre assez élastique, apte à accueillir bien des œuvres diverses : des plages de Boudin, une repasseuse et une modiste de Degas, un plongeur de Caillebotte… On ne fera pourtant pas la fine bouche, tant la plupart des pièces offertes à la contemplation sont superbes, et parce que beaucoup n’ont pas été vues depuis longtemps.
Après une rapide évocation de l’objet pastel, à travers boîtes, nuanciers et échantillons de pigments, le visiteur est accueilli par une salle d’effigies, mondaines pour la plupart, comme le magnifique Portrait de Marie-Louise Revillet, dite Sarah Valanoff d’Antonio de La Gandara ou l’anonyme dépeinte par Jacques-Emile Blanche. On reconnaît l’épouse de Pascal Dagnan-Bouveret dans son Portrait de jeune femme en deuil, presque exempt de toute couleur. On ne saurait passer sous silence l’étonnant portrait en forme de trompe‑l’œil du peintre stéphanois Jean-Marie Faverjon.

Guère plus connu du profane que Faverjon, Fernand Legout-Gérard est l’auteur d’un beau Port de pêche breton aux couleurs audacieuses, Léon Lhermitte restant fidèle à ses sujets de prédilection avec ses Moissonneurs. C’est également dans cette salle consacrée aux humbles que l’on peut voir un Petite Gardeuse de porcs de Gauguin. La salle « Essence de la nature » rassemble elle aussi des paysages très variés dans leurs styles, du réalisme des uns au symbolisme des autres : l’étrange Îlot en pleine mer de Degas pousse à se demander si l’artiste y a caché une tout autre forme, et le Parc la nuit de Rippl-Rónai est plus proche des inquiétantes visions d’un Degouve de Nuncques. De même, parmi les « Intérieurs » se trouvent aussi bien des scènes familières (Vuillard, forcément) que des atmosphères lourdes de menace (Le Vestibule de George Lebrun doit énormément à son compatriote Xavier Mellery). Certaines œuvres, comme celles de Mary Cassatt, pourraient déjà se placer dans la rubrique « Intimités », qui est en fait réservée au nu, avec deux somptueux murs de Degas, l’un consacré à des personnages réduits à un contour au fusain, à peine teintés de chair ou d’un bleu plus étonnant, l’autre juxtaposant les salles de bain multicolores où s’essuient de jeunes femmes. Des nus, il y en a aussi dans « Arcadies », mais loin de tout prétexte réaliste : les artistes y vont ici de leurs mythes personnels, qu’il s’agisse du Berger de Puvis de Chavannes, de la Scène mythologique de Ker-Xavier Roussel, des muses déclinées par Osbert ou des curieux Tireurs à l’arc de Desvallières.

Sous le titre « Âmes et Chimères » sont présentés deux groupes de pastels : d’abord Lévy-Dhurmer, avec des images iconiques comme La Femme à la médaille (l’affiche de l’exposition) ou Le Silence, Méduse ou le portrait du très symboliste romancier belge Georges Rodenbach, ensuite et pour clôturer le parcours, Odilon Redon, avec ses grands chefs d’œuvre bien connus – le Bouddha dans son cadre doré, le Char d’Apollon (couverture du catalogue) – mais aussi des images plus rarement vues comme Vision sous-marine. De quoi nous convaincre amplement de la réussite de ce mariage dont parlait l’artiste, qui ne fut heureusement pas le seul à épouser la couleur.
Catalogue : 144 pages, 19 x 25 cm, 112 illustrations, Musée d’Orsay et de l’Orangerie / RMN, 29 euros
Merci pour ce compte rendu d’une très belle exposition.