Folkoperan nous avait plutôt habitué ces dernières productions à des versions chambristes de grands titres, a priori plus adaptés à son grand frère de l’Opéra Royal : pour mémoire, un beau Don Carlos de Verdi l’an passé et un véritable succès critique et public, Norma de Bellini, en début de saison (articles à consulter en cliquant sur les liens). C’est presque une surprise de voir cette saison The Turn of the Screw de Britten en attendant, au printemps, un diptyque : Le Château de Barbe Bleu de Bartók couplé à une création contemporaine centrée sur le personnage Judith.
La production d’Annilese Miskimmon, actuelle chef de l’Opéra National Anglais et, auparavant, de l’Opéra Norvégien d’Oslo et de l’Opéra National Danois, s’impose tout d’abord par un décor unique et monumental qui traduit tout à fait les options de mise en scène tout en s’adaptant aux conditions de la salle (l’absence de fosse oblige les metteurs en scène à prendre en compte ce paramètre).
Soulignons d’abord les retranchements qu’Annilese Miskimmon opère dans The Turn of the Screw. Exit l’atmosphère victorienne pesante, l’omniprésence de la nature, les relations symboliques voire psychanalytiques des lieux (la tour phallique des apparitions de Quint, le lac féminin de celles de Miss Jessel), les relations possiblement sexuellement ambiguës entre les enfants et les « fantômes ». Après tout, Britten et sa librettiste, Myfanwy Piper, ont pris des libertés avec l’œuvre de James, en donnant corps et voix aux personnages de Quint et de Jessel.
La nouvelle est plus profonde et étonnante, véritable jeu d’écriture et de cache-cache avec le lecteur et ses attentes (notamment par l’emploi des pronoms et des italiques), annonçant Conrad et Proust. Nous nous rangeons donc du côté de la lecture qu’en fait Maurice Blanchot dans Le livre à venir, plutôt que dans une lecture privilégiant la folie de la Gouvernante (Souvenons-nous des regards hallucinés de Deborah Kerr dans Les Innocents (1961) de Jack Clayton) ou la simple histoire de fantômes d’un auteur marqué par Swedenborg. Pour s’en convaincre quelques exemples piochés dans la nouvelle de James :
La Gouvernante, à propos de Quint : “I saw him as I see the letters I form on this page”((Henry James, Turn of the screw chapitre 3, p. 76 de l’édition bilingue GF Flammarion))
Ou encore le lac fréquemment nommé « sheets of water » dans le chapitre 19. Les traces que James laissent de sa création de papier sont nombreuses…
Point de demeure de maître romantico-gothique, ni de campagne anglaise fantasmée sur le papier mais un intérieur petit bourgeois, une simple maison des années 50, surdimensionnée certes, s’étalant en hauteur et largeur, et enfermant un drame désormais familial. Des escaliers centraux, indiquant les deux voies possibles des personnages (ascension-rédemption vs descente aux enfers) et de hauts murs couverts d’une tapisserie brune, transparente, qui occultent, en partie, l’orchestre, soit la partie vivante qui anime l’esprit des lieux. Une métaphore de l’opéra…
Ce déplacement spatio-temporel est une focalisation sur la famille et son lieu de vie mais aussi un élagage de certains éléments de The Turn of the Screw. Annilese Miskimmon ne garde pas les éléments hautement dérangeants socialement, aujourd’hui, de l’œuvre de Britten comme la pédophilie (associée en un temps pas si lointain à l’homosexualité) pour ne garder que des figures thématiques tout à fait centrales dans les œuvres de fiction culturellement majoritaires acceptées et acceptables : le surnaturel, la magie, les fantômes, la famille dysfonctionnelle.
Le prologue est conservé, et semble dit par un ouvreur (chemise blanche et gilet rouge) en bas de la scène. Regard de la scène sur la mise en scène, comme Lars Von Trier ouvrant chaque épisode dans L’Hôpital et ses fantômes, mais aussi incursion méphistophélique puisque le même chanteur incarnera Quint.
Le recentrage sur la période des années 50 (l’opéra est créé à la Fenice de Venise en 1954) nous semble aussi être le signe d’une réactualisation moderne, plus proche de nous donc, et d’une volonté de marquer les derniers instants d’un monde ancien, encore corseté dans une éducation rigoureuse et non plus rigoriste. Le monde de Britten remplace le monde de James.
Un monde dans lequel l’adolescence, et non plus l’enfance, est vue comme la période de tous les dangers, des conflits de génération aussi, avant le grand basculement des années 1960 déjà en germe dans l’industrie des loisirs de masse et l’eldorado du marché de la jeunesse des désormais boomers.
D’où des Miles et Flora, adolescents, ayant donc déjà bien noyé la « cérémonie de l’innocence »((acte II, scène 1, Colloquy and soliloquy : « the ceremony of innocence is drown ». Pacte sauvage, ajouté par la librettiste, conclu par les spectres)), sans pour autant avoir flirté avec l’indécence, tout juste joué avec des esprits… La mise en scène reste de ce côté bien sage.
Le valet et la gouvernante ambigus, Quint et Miss Jessel, ont presque perdu leur statut social et leur métier pour ne plus errer dans la maison qu’au rang de spectres. C’est tout un monde cinématographique qui est alors convié : Miles et Flora communiquent avec les esprits d’un autre monde comme l’enfant de Shining de Kubrick via un rituel de messe noire (pentagramme à la craie sur le sol et bougies). Le rituel satanique évoque l’atmosphère de The Omen (1976) de Richard Donner (où l’on retrouve les éléments de James et de Britten : l’enfant maléfique, la gouvernante dépassée, avec une action qui se déroule en grande partie dans une demeure victorienne tout à fait terrifiante). Miss Jessel, en particulier dans son apparence, fait penser aux films japonais de fantôme, Ring (1998) de Nakata en particulier. Quant à l’atmosphère d’inquiétante étrangeté dans le milieu cosy de la famille traditionnelle, on ne peut que penser à Rosemary’s Baby (1968) de Polanski et à Twin Peaks (1990) de Lynch, qui ne faisaient que souligner, via le recours au fantastique, les dérangements profonds de la famille que provoque l’irruption d’un enfant dans un couple (l’un centré sur l’attente de l’enfant et sa naissance, l’autre sur l’adolescence). Ce dernier est plus ouvertement cité dans les évènements fantastiques, électriques, qui rythment l’apparition des fantômes, notamment les dysfonctionnements des éclairages qui perturbent efficacement l’atmosphère, jusqu’à contaminer par leurs flashes, rapides et circulants, l’espace des spectateurs. Totalement désorientant pour un dispositif somme toute minimal.
Tout le jeu et les atouts de la mise en scène sont sur ces tableaux-là. À défaut de se passer dans la tête de la Gouvernante et de Mrs Grose, infectée par la première (une des options de lecture du texte de James), toute l’action s’effectue dans cette maison-prison, coupée du monde (les rideaux occultant les fenêtres). Même le trajet en train de la Gouvernante recrutée au début du récit est raconté dans la maison, devant un circuit de train-jouet, occupation anormale pour un adolescent, tout autant que cette éducation d’un autre temps dans une maison-bastion, isolée du reste du monde, marigot éducatif propre à n’engendrer que des névroses (ou une somatisation… fantomatique).
Aux gestes étriqués et saccadés de la Gouvernante et de Mrs Grose répondent des événements surnaturels : trains roulant l’envers, éclairages perturbés, robinet s’ouvrant tout seuls et débordant avec force borborygmes (presque une irruption de musique concrète !), piano jouant lui aussi tout seul (superbe fondu de jeu entre Miles au piano et le piano de l’orchestre-mur) mais aussi gestes extrêmement violents des enfants. Alors que leur sens de la mesure accentue le plus souvent l’acceptation par les adultes de leurs débordements et évoque les adolescents atroces de Haneke dans Funny Games (1997) ou les enfants trop bien élevés (et donc hautement surnaturels) du Village des Damnés (1995) de Carpenter, ils sortent fréquemment de leurs gonds, hurlant, tapant du pied à des moments clés. Là où le surnaturel chez Britten surgit, Annilese Miskimmon fait rentrer du terre à terre, du concret et du pulsionnel. Musicalement, c’est aussi le moment où le chant enfantin et lyrique s’efface pour laisser la voix adulte, mûre, celle des choix personnels, pour donner enfin libre cours à sa vie propre, souvent dans le cri ou le parler-chanté. C’est très efficace.
Enfin, dernier point, cela permet de rendre les fantômes encore plus erratiques. Ils ne sont plus qu’apparitions, perturbant le jeu scénique et familial, mais moins centraux que les enfants en rébellion. S’ils sont omniprésents, affectant l’espace et les vivants (ils sont tour à tour vus ou non vus, circulant sur la scène perturbant ou non le jeu, l’intégrant parfois), ils perdent de leur pouvoir et de leur superbe, comme de vieux meubles qu’on ne voit même plus ou qu’on remarque d’un coup, subitement, presque par hasard.
Miss Jessel a beau être humide et quelque fois dénudée, le sens est presque comme évacué ou mis sur le même rang que le robinet qui coule, soit comme un événement étrange et perturbant, certes, mais qui n’appelle aucune résolution profonde, aucune interrogation personnelle (sur la sexualité, le rapport à autrui…).
C’est le sens du rituel satanique opéré finalement par la Gouvernante qui va congédier les spectres (du moins celui de Quint) et rompre le lien fatal entre Quint et Miles. Opération strictement magique donc, aboutissant à la mort du jeune Miles, celui finalement qui était le plus docile aux interactions. Flora, rugissant, tapant du pied, extériorisant son être profond tourmenté (et c’est peut-être comme cela que la metteuse en scène nous amenait à lire les apparitions des spectres : des sortes de persona des enfants) était donc la seule à être amenée à s’en « sortir » au sens propre et figuré et à quitter le monde des morts (voire des morts vivants : Gouvernante et Mrs Grose).
La thématique du double est surlignée par la metteuse en scène – ainsi la Gouvernante et Mrs Grose peuvent être vues comme les deux faces de la même personne : La mère et la maîtresse de maison. D’où l’arrivée, au début de l’opéra, de la Gouvernante, qui n’en est pas vraiment une (elle ne prend pas le train qui est un jouet). Elle est déjà là. D’où le même motif de vêtement brun écossais qui les habille (écho d’ailleurs du papier peint qui souligne les rapports structurels des figures éducatives et du lieu) et les distingue… à peine.
Enfin, cette thématique du double permet de donner du sens à la résolution finale (départ de Flora, mort de Miles). La jeune fille, plus sanguine dans son opposition à la mère (les rapports mère/fille tout en rivalité, lus sous l’angle freudien), échappe finalement à la relation mortifère (liquide son fantôme en quelque sorte) et quitte le giron familial. Miles, plus docile, plus emprisonné dans une relation œdipienne, ne peut que succomber… dans les bras de sa mère ou du moins de la figure maternelle((On note de nombreuses ambiguïtés (allusions à la sexualité?) liées à la relation qui unit Miles et sa gouvernante : « getting on » (chapitre 14, p 188), « the way you bringing me up » (chapitre 17, p 208) ou encore « you won’t keep me so close to you, will let me go and come. Well I come you see- but I don’t go” (chap 18 , p 218))).
On retrouve ici le sous-texte de James et de Britten, la référence à la « petite mort » même si, dans cette mise en scène, l’option incestueuse/pédophile est évacuée, comme nous l’avons souligné.
C’est l’indécision sur le rôle des fantômes et des doubles qui permet à la metteuse en scène de renouer avec les ambiguïtés du texte de James et du livret de l’opéra de Britten, alors que beaucoup d’éléments avaient été élagués et c’est assez malin.
La Gouvernante, Marie Arnet, et Mrs Grose, Hege Höisaeter, avec de belles voix mais assez grises et au spectre assez réduit, incarnent parfaitement leurs personnages de vieilles vierges effarouchées, de femmes étriquées, confites dans leur environnement. De belles couleurs sortent parfois mais de manière circonscrite comme si on ne leur permettait pas de s’épanouir ici : signes d’une éducation anglaise rigoureuse, protestante, toute de retenue, notamment pour les femmes, et dont les pulsions et fantasmes ne bourgeonnent que rarement et sous forme minuscule et tarabiscotée.
Tout le contraire des spectres, Quint, Kristofer Lundin, et Miss Jessel, Tessan-Maria Lehmussaari, qui développent leur chant, prennent tout l’espace sans difficulté, travaillent leur son. Ce sont des personnages qui donnent par leurs voix des couleurs profondes, sombres et terribles aussi dans les aigus.
Belle performance pour les adolescents, notamment Therese Bergknut qui est une Flora adolescente, pétillante et éclatante, très différente des attendues d’une Flora Brittenienne. Son jeu avec un ensemble de bébés mécaniques est effrayant. Elle trépigne, monte sur la table et hurle ( !) avec une voix claire et rayonnante. C’est un personnage étrange, tout en aspérités et douceurs. Adolescente en un mot. Une Flora étonnante.
Oscar Svensson est un beau Miles, lui aussi très adolescent, presque mûr. C’est sa qualité et son défaut car la voix est en plein changement et donc peu stable. Comme son jeu est assuré, il tire avantage de ce problème. La voix fragile et chantée est réservée pour les douceurs de l’enfance, le parler-chanté-crié pour les éclats de maturité et, entre les deux : une zone d’inconfort. La chanson de Malo est sur le fil donc mais on gagne en intensité de jeu et en finesse physique. Beauté angélique fragile et malheureuse mais aussi libération par le sacrifice, comme la position allongée qu’il prend par deux fois : position latérale de sécurité et posture du Pendu dans la lame de Tarot, symbole initiatique d’acquisition de connaissance.
Enfin, la musique. On a souligné l’importance des murs, du lieu qui encercle l’action et qui est l’antre caché d’un orchestre, qui littéralement déborde de son cadre. Le Kammarensemblen, ensemble de musique de chambre créé en 1984 et dédié à la musique contemporaine, produit tout sauf une musique papier-peint : elle est le tissu interstitiel qui lie le discours et l’espace. On est bien loin des scènes-tableaux prévues par Britten comme une extension des phrases choisies de James qui définissent l’action comme des œuvres picturales, par exemple :
“The man who looked at me over the battlements was as definite as a picture in a frame”((Henry James, turn of the screw, chapitre 3, p. 76. C’est nous qui soulignons)).
La direction de David Björkman accompagne en ce sens le choix d’Annilese Miskimmon de créer un continuum dans le même espace et de ne pas naviguer d’un lieu à l’autre. La musique circule, comme les spectres, discrète ou au premier plan, rythmant ou intervenant, mais ne cessant jamais d’œuvrer. Only another turn of screw pour citer James.
Elle est le 7e personnage, collant à l’action comme Quint se pare du même pyjama que Miles lors de la scène du Piano (Acte 2 scène 6). On ne distingue pas l’enfant du spectre, comme on ne distingue pas le piano joué par l’enfant de celui de l’orchestre (prodigieux jeu du Miles/Oscar Svensson).
Richesse de détails, douceur des cordes et des harpes, vents chatoyants, précision diabolique. C’est un Britten très moderne, très analytique qu’on entend ici par une formation dédiée au répertoire contemporain, attentive donc à la clarté (les cloches !), aux timbres, aux micro-masses. C’est l’énorme atout de cette production tout à fait en harmonie avec le décor monumental, mais riche en détails, et avec la circulation du surnaturel.
C’est d’ailleurs l’irruption du contemporain (musical ou non), au-delà du réel et du surnaturel attendu, qui rend ce Tour d’Ecrou presque urgent : rappelons que le « lac » de James est appelé par les personnages la mer d’Azov((“The lake was the sea of Azov”. Henry James, The Turn of the screw, chapitre 6, p. 112)), celle-là même qui donne son nom au bataillon Azov, aux tendances d’extrême droite option nazisme, justification de Poutine pour son « opération spéciale » mais qui est aussi, et c’est peut-être encore plus étonnant dans une lecture du jour, le lieu de l’arrivée des Huns en occident, selon l’ouvrage de l’abbé de Mably, familier à James, Observations sur l’histoire de France. Encore et toujours ces liens de résonnance entre l’art et le réel…