Accroché à flanc de montagne en plein cœur du Massif des Écrins, le village de La Grave fait face au majestueux glacier de La Meije qui culmine à près de 4000 mètres. Ce décor en blanc et bleu accueille tous les étés depuis 1998 le Festival Messiaen au pays de la Meije – une manifestation où la création contemporaine s'invite dans des lieux insolites, dialoguant avec les ors somptueux d'un retable baroque ou l'austérité d'une voûte romane. Liés à la figure du maître, des pianistes comme Pierre-Laurent Aimard, Roger Muraro et bien sûr son épouse Yvonne Loriod, ont compté parmi les premières personnalités qui portèrent le festival sur les fonts baptismaux. On ne compte plus désormais les compositeurs et interprètes qui firent de La Grave un centre important de concerts et de conférences-ateliers autour de la musique contemporaine. Cette édition présentait les noms de Bertrand Chamayou (à l’occasion de la sortie de la nouvelle parution discographique des Vingt Regards sur l'Enfant-Jésus), Barbara Hannigan, Vanessa Wagner, le Quatuor Arditti et des formations orchestrales comme L’Itinéraire, Le Balcon ou encore l’Orchestre National de Cannes.
La première étape nous attend au terme d'une promenade qui nous mène jusqu'à l'église du hameau des Hières. Dans la nef aux dimensions modestes se presse un public venu écouter les quatre étudiants du CNSM de Paris, placés sous la coordination artistique de la violoniste Hae-Sun Kang de l'Ensemble Intercontemporain. Hommage dans l'hommage, ce concert fait un clin d'œil à l'anniversaire de Betsy Jolas dont on rappelle ici qu'elle fut l'élève d'Olivier Messiaen et dédicataire du duo Ohimé – Hommage à Betsy Jolas (1992) de Pascal Dusapin qui ouvre le programme. On retient de cette pièce son austère et rugueuse couleur, réhaussée par la noblesse de l'alto de Nicolas Garrigues interrogeant en ostinato la ligne continue du violon de Camille Garin, l'obligeant à une diffraction et des bribes mélodiques qui tentent de s'élever et retombent continuellement. À retenir également, le jeu délicat et virtuose de Takahiro Katayama dans le très elliptique Turtle Totem de Dai Fujikura et la très rare première version des Domaines de Pierre Boulez pour clarinette seule, ou les belles nuances de Guillem Vega Gonzalez dans une sélection des difficiles Papillons de Kaija Saariaho. Le Sixième Quatuor de Betsy Jolas réunit les quatre solistes dans un effectif qui place donne à la clarinette un rôle central, en référence directe aux chefs‑d'œuvres chambristes de Mozart et Brahms.
Tout juste débarqué d'Aix-en-Provence où était donnée la création de son dernier opéra Il Viaggio, Dante, Pascal Dusapin vient inaugurer une série de concerts sur deux semaines avec notamment le cycle de mélodies O Mensch !, les études pour piano et une quasi intégrale de ses quatuors à cordes. Donnés dans l'acoustique mate et précise des églises de La Grave, des Hières et La Salle-les-Alpes, la sélection des cinq quatuors révèle une esthétique dont le déploiement, né à l'orée des années 1980 s'est poursuivi en continu jusqu'au 7e et dernier opus en date (2009). Admirablement servis par le jeu vif et engagé du Quatuor Arditti, ces partitions font la part belle à cet équilibre entre couleur et structure qui rapproche souvent l'écriture de Dusapin de celle de Wolfgang Rihm. Malgré sa révision en 1996, le premier Quatuor cherche encore ses marques sans vraiment se dégager du carnet d'esquisses. Le Second puise dans une matière autrement plus riche et cohérente, inspirée par le concept d'un "quatuor infini" en 24 mouvements, comme autant de fuseaux horaires auxquels le sous-titre de Time Zones fait allusion. L'auditeur circule dans cette architecture temporelle sans jamais se laisser envahir par l'ampleur de la durée et du format. Ce jeu complexe de propositions et commentaires offre à l'écoute un vaste origami de formes et de timbres dont la variété est propulsée par des archets à la rythmique implacable. Dynamiquement assez fades et en un sens, moins habités, les 3e et 4e quatuor cèdent en intérêt à l'ultime Open Times, composé à partir de 21 variations enchaînées sans aucune pause autour d'une courte cellule rythmique imposée par l'alto de Ralf Ehlers. L'écriture prolixe et multiforme tisse un discours volumétrique abrupt dans lequel s'intercalent des modes de jeu et des timbres inédits.
Défini par Dusapin (qui fut son seul et unique élève) comme une personnalité "au-delà de la figure du maître", Iannis Xenakis est présent à travers des pièces comme le quatuor ST/4, qui constitue l'une des premières tentatives de composition assistée par ordinateur. Nettement plus convaincant, Ikhoor fait la part belle à toute une gamme expressive de gestes sonores avec glissandis et cordes percutées par le bois de l'archet, pulsant un son assimilé par l'étymologie du titre au sang qui circule dans les veines des dieux. Réflexion entre son et hauteurs, Tetras séduit par le chatoiement et l'étirement des lignes qui circulent dans un continuum d'espace-temps où s'agitent, explosent et fusionnent les cellules. Véritable "frère allemand" selon Dusapin, le compositeur Wolfgang Rihm offre dans le court et impressionnant Fetzen I une variation autour de la thématique du "lambeau" ou du "débris". Donnée lors du dernier concert, la pièce Grave déploie une palette expressive d'une profondeur exceptionnelle. Écrit à la mémoire de Thomas Kakuska, altiste du Quatuor Alban Berg, ce lamento étire le temps en divisant les couches de timbres à la façon d'une émouvante peinture à fresco. Une économie et une pertinence qui manquent cruellement au modeste Quatuor de Samy Moussa dont les sages géométries se bornent à l'exercice de style.
Élève d'Olivier Messiaen et Manuel Rosenthal, le compositeur, chef d'orchestre et pédagogue Alain Louvier présente au Festival Messiaen l'intégralité de son Clavecin Non Tempéré, grand cycle composé durant quatre décennies et dédié à un instrument qui fut au cœur des expérimentations menées par théoriciens dans la lignée de Rameau. Au-delà de l'abord désuet d'une sonorité liée à la corde pincée, Alain Louvier travaille à la transcription d'une réflexion mathématique où géométrie du son reflète la question de la micro-tonalité. L'austérité n'est ici que de façade, pourvu que l'écoute et l'intellect croisent leur intérêt autour de la question théorique de la division du ton en quarts, tiers, cinquième, sixième… ou 14e de ton. Modifiant le tempérament d'une épinette ou d'un virginal, Alain Louvier glisse non sans humour des références aux figures thématiques baroques aux modulations abstraites. Humour également lors du dernier concert en compagnie de l'ensemble Le Balcon et son directeur musical Maxime Pascal avec deux pièces dont la matière littéraire a été composée par Louvier lui-même dans le style des Caractères de La Bruyère. La seconde pièce impressionne par son décalage à la Marcel Duchamp : une fugue silencieuse à 14 "voix" composée uniquement par les gestes que font les musiciens, uniformément masqués et alignés sur le bord de scène.
Ce concert, donné dans l'étouffante chaleur de la Salle du Dôme du Monêtier-les-Bains, était précédé par les six mélodies des Chants de Terre et du Ciel qu'Olivier Messiaen composa un an après les Poèmes pour Mi. Le cycle réunit l’amour terrestre et l’amour spirituel en célébrant la naissance de son fils Pascal, dénommé "Bébé-Pilule"… Accompagnée par le pianiste Alphonse Cemin, la soprano Jenny Daviet déploie un écrin vocal fait d'une large gamme d'affects et de tenues pour magnifier un texte dont l'énergie et la bonhommie supplantent largement la valeur purement littéraire. La seconde partie est toute entière occupée par la transcription par Schoenberg (elle-même revue et corrigée par Rainer Riehn) du Chant de la Terre de Gustav Mahler. Le ténor Kévin Amiel est à la peine dans l'initial et redoutable Das Trinklied vom Jammer der Erde, presque à la rupture et manquant de détimbrer quand le volume instrumental expose dangereusement la voix. Plus à son aise dans les reliefs goguenard de Von der Jugend, il trouve un juste milieu expressif dans Der Trunkene im Frühling. Léa Trommenschlager plie sa voix de soprano au registre mezzo – cherchant ses marques dans la ligne suspendue de Der Einsame im Herbst mais dominant pleinement son sujet dans Von der Schönheit, préambule à l'ultime Abschied où la direction souple et sensible de Maxime Pascal offre aux solistes du Balcon l'assurance et l'espace pour exprimer pleinement des qualités de tout premier plan.