Continuant à honorer ce qui était jadis sa vocation – exposer les œuvres modernes – le Musée du Luxembourg consacre une exposition à deux figures majeures du XXe siècle. Du moins, c’est ce que l’on croit en voyant l’affiche : c’est évidemment Picasso qui frappe l’œil, avec une des études réalisées alors qu’il s’apprêtait à peindre Les Demoiselles d’Avignon. L’esprit s’étonne un peu que le nom de l’artiste ne vienne qu’en second, en cette année où l’on commémore pourtant le cinquantième anniversaire de sa mort, mais pourquoi pas. L’inévitable sous-titre, à condition qu’on en déchiffre les petits caractères, peut surprendre aussi : « L’invention du langage ». Est-ce à dire qu’on ne parlait pas auparavant ? On admet qu’un langage a bien été inventé, presque simultanément, par le peintre et par l’écrivain. Pourtant, la visite de cette exposition révèle qu’il ne s’agit pas tout à fait de cela.
Bien sûr, il ne pouvait être question pour le Musée du Luxembourg de refaire, forcément en moins ambitieux, ce qu’avait proposé le Grand Palais à l’automne 2011 sous le titre « Matisse, Cézanne, Picasso… L’aventure des Stein », coorganisée avec San Francisco et New York. Dans cette vaste rétrospective, les peintres étaient mentionnés en premier, mais le fil conducteur était la collection accumulée au début du XXe siècle par Leo Stein et sa sœur Gertrude, Michael Stein et son épouse Sarah. On imaginait donc que le propos se recentrait sur la relation entre Gertrude Stein et celui qui laissa d’elle le plus célèbre des portraits (même si l’Américaine fut aussi immortalisée par Vallotton ou Picabia).

Ce programme se révèle n’être celui que du premier tiers de l’exposition du Musée du Luxembourg. Même si le visiteur découvre d’abord un portrait de Gertrude Stein réalisé par Andy Warhol en 1980, le parcours s’ouvre bien sur quelques salles dévouées à Stein collectionneuse, de Cézanne, par exemple, mais aussi de Braque et de Picasso surtout. Sans surprise, les œuvres viennent du Musée Picasso de Paris et du Centre Pompidou : on retrouve réuni à peu près tout ce que la France possède en matière de peintures ayant immédiatement précédé Les Demoiselles d’Avignon. Braque est représenté par ses natures mortes et par un paysage auquel répond le Paysage aux deux figures de Picasso : on voit en effet s’élaborer, en 1907–1908, un nouveau langage pictural, une autre manière d’évoquer l’espace tridimensionnel sur la surface d’une toile. En parallèle, Gertrude Stein fait paraître en 1909, dans la revue Camera Work d’Alfred Stieglitz, deux Word Portraits consacrés à Picasso et à Matisse : l’écrivain est également à la recherche d’un langage personnel, que ce soit à travers la description de la figure humaine, comme Picasso avec ses têtes d’homme ou de femme, ou par l’évocation des choses, les poèmes de Stein répondant aux guitares et bouteilles de Picasso. Le compagnonnage tourne court avant même que n’éclate la Première Guerre mondiale, puisque les œuvres du peintre deviennent vite trop coûteuses pour que Gertrude Stein puisse continuer à en acquérir ; elle se rabat donc sur les natures mortes de Juan Gris, auquel elle rendra hommage dans plusieurs textes.

C’en est donc fini de Picasso (sauf indirectement, lorsque Robert Rauschenberg inclut une reproduction de son portrait de Stein aux côtés d’autres œuvres d’art occidental dans sa lithographie de 1969 Certificate Centennial MMA), et les deux tiers restants de l’exposition se focalisent presque exclusivement sur Gertrude Stein, en tant que source d’inspiration pour beaucoup d’artistes, américains d’abord, européens ensuite, qui ont trouvé en elle une figure tutélaire, surtout à partir des années 1960. Peut-être parce qu’elle avait écrit le livret de deux opéras pour son compatriote Virgil Thomson (Four Saints in Three Acts, 1934, et The Mother of Us All, 1947), Stein fut d’abord adoptée par les compositeurs, sa langue opérant une déconnexion entre sons et sens se prêtant à la mise en musique. Dès 1932, John Cage s’empare de Useful Knowledge (1928) pour concevoir une de ses premières œuvres, Three Songs ; en 1940, un conte pour enfants de Stein lui inspire Living Room Music pour quatuor de percussions et voix parlées, où « n’importe quels objets domestiques » peuvent être utilisés dans le premier et le dernier mouvement. L’école minimaliste américaine ne cache pas non plus sa dette envers la révolution opérée par Gertrude Stein, les énumérations qui caractérisent Einstein on the Beach rappelant les répétitions lancinantes de l’écrivain. L’auteur suscite aussi diverses formes de théâtre expérimental, tandis que Merce Cunningham, Lucinda Childs et Trisha Brown appuient leurs chorégraphies sur les textes et les idées de Stein.
C’est aussi le côté répétitif de l’œuvre de certains plasticiens américains qui, à en croire les cartels de l’exposition, suggère une possible parenté avec Gertrude Stein. Jasper Johns, avec ses motifs inlassablement repris, aurait ainsi « une posture steinienne ». Bruce Nauman s’intéresse à la danse américaine moderne, « jalon très probable vers la poétique de Stein » et une vidéo où le mot « Thank you » est inlassablement réitéré peut en effet rappeler la circularité de la fameuse formule « Rose is a rose is a rose ». L’art conceptuel se rattache aussi aux audaces stieniennes, et c’est surtout le mouvement Fluxus qui se revendique de l’écrivain : Emmett Williams imprime en 1965 13 Variations on 6 Words of Gertrude Stein. Dans les années 60 et 70, James Lee Byars organise des happenings fondés sur des textes de Stein.

L’exposition se termine plus ou moins comme elle a commencé, avec Andy Warhol, et le vaste polyptique multicolore Ten Portraits of Jews of the Twentieth Century (1990), qui voisine avec les grands panneaux noirs du diptyque d’Ellen Gallagher, Dance You Monster (2000). A la sortie, face à une photographie des fleurs ornant la tombe de Stein et d’Alice Toklas par Felix Gonzalez-Torres, un haut-parleur diffuse le texte « If I Told Him », portrait en mots de Picasso écrit en 1923, comme pour rappeler que Picasso a (un peu) sa place dans cette manifestation où – le titre n’était donc pas trompeur – Gertrude Stein est très mise en avant.
Catalogue RMN-Grand Palais, broché, 20x 29 cm, 40 euros, 200 pages, 160 illustrations