Programme

Johannes Brahms (1833–1897)
Concerto pour piano et orchestre n°2 en si bémol majeur op 83 (1881)

Antonin Dvořák (1842–1903)
Symphonie n° 8 en sol majeur B. 163 op.88

Igor Levit, Piano

Wiener Philharmoniker
Direction : Jakub Hrůša

 

Lucerne, KKL, mardi 5 septembre 2023, 19h30

Tout aussi traditionnellement que les Berliner Philharmoniker, les Wiener Philharmoniker visitent le Lucerne Festival dans les premiers jours de septembre, qu’ils peuvent certaines années clore par deux ou trois concerts prestigieux. Ils ne manquent pas à l’appel cette année non plus, par deux concerts donnés les 5 et 6 septembre, l’un dédié à Brahms et Dvořák, l’autre à Janáček, Smetana et Rachmaninov.
Nous avons assisté au premier concert donné aussi à Paris le 14 septembre, qui proposait un dialogue en écho Brahms-Dvořák, à travers deux œuvres phares du répertoire, le
Concerto pour piano n°2 en si bémol majeur op.83 de Brahms, et la Symphonie n° 8 en sol majeur B. 163 op.88 de Dvořák, c’est-à-dire un programme ad-hoc pour une tournée, une option très différente du choix des Berliner la semaine précédente, ce qui permet de mettre en perspective les deux démarches.
Le concert du 5 septembre réunissait deux représentants de la « nouvelle » génération de musiciens, le pianiste Igor Levit, 36 ans, devenu en quelques années une des stars incontestées du clavier (et mondialement admiré depuis ses concerts quotidiens lors du confinement pendant la période du covid) et le chef Jakub Hrůša, 42 ans, actuel directeur musical des Bamberger Symphoniker et bientôt du Royal Opera House Covent Garden de Londres, qui est l’une des baguettes les plus réclamées des grands orchestres internationaux, dans la pure tradition des chefs tchèques, et notamment de Jiří Bělohlávek dont il a été l’élève.
L’intérêt de ce concert a notamment résidé dans une sorte de confrontation entre des traditions diverses, lisible dans l’approche du concerto de Brahms, assez contrasté, que dans une Symphonie de Dvořák plus consensuelle.

 

À chaque fois que j’entends et je vois Igor Levit, je suis frappé par deux caractères de son jeu, d’une part l’extrême précision et virtuosité, de l’autre une indicible poésie, une intériorité dont l’épaisseur est immédiatement perceptible par la salle, avec cette subtilité d’un toucher jamais brutal, même dans les moments les plus vifs, qui garde toujours quelque chose d’aérien, de subtil qui montre une maturité dans l’expression correspondant à un artiste beaucoup plus avancé en âge.
On en est d’autant plus frappé quand on constate qu’il n’a même pas encore 40 ans. Engagé dans le jeu comme il l’est dans la cité, avec depuis longtemps des positions nettes, profondément humanistes, sur tous les problèmes de ce temps, Igor Levit est un cas presque unique aujourd’hui parmi les artistes de ce calibre.
C’est dire l’attente qu’il provoque à chacune de ses apparitions, et à Lucerne en particulier où il a régulièrement été accueilli, tant dans le Festival d’été que dans le Festival « piano » de Novembre désormais remplacé par un week-end en mai, appelé Klavier-Fest, dont justement Levit est le directeur artistique (9–12 mai 2024).
Depuis cette saison en effet les rencontres musicales du Festival de Lucerne divisent l’année en Sommer-festival (Festival d’été), Forward-festival (17–19 novembre 2023) plus spécialement tourné vers le contemporain, Frühling-Festival (Festival de Printemps) qui revient sous une forme concentrée autour du Lucerne Festival Orchestra dirigé par Riccardo Chailly (du 22 au 24 mars 2024) et le Klavier-Fest (Fête du piano ) en mai que nous évoquions plus haut, courtes rencontres intenses, d’une ambiance un peu différente qu’en été, notamment la Fête du piano qui s’ouvre au-delà du classique, jusqu’au Jazz.
Igor Levit, habitué du KKL, se produit dans le cadre d’une tournée des Wiener Philharmoniker et ce programme donné à Salzbourg le 29 septembre a été repris outre à Lucerne, à Bucarest (10 sept) Prague (13 sept), et enfin Paris le 14 septembre au théâtre des Champs Elysées.

Jakub Hrůša, Igor Levit

Est-ce parce que l’agenda d’été des Wiener Philharmoniker est surchargé (même si les musiciens alternent, et qu’il y a aussi des surnuméraires) que j’ai trouvé l’orchestre assez indifférent surtout dans Brahms, puisqu’entre entre concerts et opéras depuis le 27 juillet et jusqu’à ce concert à Lucerne ils ont été mobilisés pendant 35 soirées ce qui est proprement énorme.
Les Wiener sont évidemment toujours très professionnels, mais pas forcément engagés dans le jeu musical (comme pouvaient l’être les Berliner Philharmoniker, qui eux, revenaient de leurs vacances d’été (à peu près deux mois), et c’est là ce qui a fait pour moi la singularité de ce concert, et sa petite déception.

En effet, entre l’approche très singulière d’Igor Levit, qui surprend par sa délicatesse et sa retenue et celle assez classique de l’orchestre, il ne semble pas y avoir de rencontre, chacun allant son chemin.
Comme on est entre gens de bonne compagnie et de haut niveau professionnel et artistique, aucun choc frontal, mais jamais de rencontre artistique entre le jeu léger et aérien de Levit et un orchestre au son franc et marqué par une tradition dont visiblement ils ne se détachent pas.
C’est que Brahms est un pilier du répertoire symphonique des Wiener, un viennois pour les viennois et pour la tradition viennoise : le premier concert insérant une œuvre de Brahms (la sérénade n°2) remonte au 8 mars 1863 et ce concerto a été joué pour la première fois par l’orchestre sous la direction de Hans Richter et avec Johannes Brahms au piano le 26 décembre 1881 soit un mois et demi après la création pragoise le 9 novembre de la même année. Autant dire qu’il fait partie de l’ADN de l’orchestre.

Alors entre deux univers qui n’ont pas visiblement trop envie de convoler, Jakub Hrůša est conduit à faire en sorte que les équilibres essentiels soient maintenus, ce qui dans une salle à l’acoustique aussi généreuse que le KKL, n’est pas trop problématique.

Brahms
À l’attaque au cor, comme venue d’un abîme lointain, répond un Igor Levit sensible, jamais appuyé toujours fluide et qui refuse le brillant, intérieur et concentré et jamais spectaculaire.  Il nous a plus habitués à son Beethoven dont il est aujourd’hui l’un des interprètes de référence et il entre en Brahms ici comme par effraction et c’est à la fois inattendu et prodigieusement intéressant. Évidemment, le troisième mouvement, Andante-più adagio, avec le dialogue insistant avec le violoncelle magnifique de Peter Somodari prend dans cette perspective une singulière valence presque chambriste évoquant une sorte de nostalgie mélancolique, de cette mélancolie dont Brahms parle dans une de ses lettres au moment de la composition du concerto. Ce moment contemplatif, qui fait presque ressembler à un double concerto, est pour moi le sommet de l’exécution parce qu’enfin on a l’impression d’un discours unifié entre orchestre et soliste. Aussi bien dans le deuxième mouvement, le scherzo (Allegro appassionato), que dans le rondo final, souriant et très dansant (allegretto grazioso), on entend parfaitement le son plein et assuré de l’orchestre viennois, sans une bavure, mais sans trop d’invention non plus, pas vraiment transparent, dans un brio presque indifférent, mais varié, dans une effervescence un peu superficielle. De l’autre, c’est un piano aérien, sur un souffle, aux équilibres subtils, mais sans jamais que le son du piano ne se noie dans le flot orchestral. Le Brahms de Levit est à l’évidence ailleurs, il y a là une clarté dans le phrasé, et une précision de toucher qui fait que tout est entendu, même si effleuré, même si évanescent, toujours limpide, même si par ailleurs il est parfaitement au rendez-vous dans les moments plus affirmés, ceux avec lesquels il doit par force rencontrer l’orchestre.

Il y a un orchestre présent et net, et un soliste tout en filigrane, net et prévis lui aussi, jamais en défaut, sans jamais de sons triomphaux-en-soi, on y entend le Brahms des Lieder, des intermezzo, comme celui qu’il donne en bis, extrait des 3 intermezzi op.117 , (le premier en mi bémol majeur ) qui est un moment de suspension éthéré, retenu, intime, une pure goutte de paradis, thème du Festival 2023, comme mis là à dessein dans une continuité de lecture d’un Brahms qu’il n’entend décidément pas comme brillant et monumental. Une rencontre entre un univers orchestral et un univers du soliste où l’on s’observe en pleine conscience l’un de l’autre, sans rien céder chacun, mais en plein respect d’un rendu global dont le chef est dépositaire. Étonnant, singulier, et finalement passionnant.

Après l’entracte, orchestre et chef se retrouvent « enfin seuls » dans une œuvre qui est un pilier du répertoire symphonique international (créé en février 1890 à Prague, et à Vienne par le Philharmonique le 4 janvier 1891 sous la direction de Hans Richter) et du répertoire atavique de Jakub Hrůša : on entend presque une sorte de libération devant une œuvre joueuse, joyeuse et évocatoire qui va conclure la soirée, de la manière spectaculaire qu’affectionnent les publics. Alors, on entend une liberté nouvelle exubérante, qui exalte cette inventivité mélodique de Dvořák, avec un allant, une joie de jouer plus engagée et moins « indifférente » que précédemment, une œuvre qui allie des musiques populaires tchèques mais aussi d‘autres échos, singulièrement brahmsiens d’ailleurs.
Jakub Hrůša dirige avec une précision notable et une énergie marquée, avec un rendu classique sans tension, mais avec une vraie respiration, et une mise en scène dramaturgique du son par exemple dans le deuxième mouvement Adagio, non dénué de nostalgie, ni de mystère, bientôt ouvert avec de belles phrases reprises par les bois.

Il y a là des échos agrestes, une poésie de la terre qu’on retrouve si souvent chez Dvořák, mis en son ici avec une liberté et un allant qui marque l’excellente relation du chef et de l’orchestre, qu’on perçoit ici bien plus nettement que précédemment. On y entend toutes les facettes heureuses d’un état d’âme dans une expression très directe (ce qui fait la popularité de l’univers symphonique de Dvořák) qui touche directement l’auditeur et qu’on retrouve dans l’allegretto grazioso dansant et universellement connu, d’une fluidité étonnante, et d’une belle transparence. Et le dernier mouvement Allegro ma non troppo, est construit en un crescendo parfaitement maîtrisé avec une sorte d’évidence naturelle qui correspond parfaitement à cette musique de la nature, aux reflets pastoraux, à l’horizon élargi, et qui se finit ici en tourbillon spectaculaire parfaitement maîtrisé (les bois, la flûte !) aux échos quasiment beethovéniens.

Au total une très belle soirée, avec un bis viennois triomphal (Polka rapide de Johann Strauss Muthig Voran op.432, de 1888, donc assez contemporaine de la symphonie) qui montre néanmoins des Wiener Philharmoniker tout de même peu enclins à sortir des rails, malgré leur impressionnante maîtrise. Par la charge de leur agenda, le temps pour les répétitions ne peut être si élastique, d’où un repli sur les habitudes plus que sur le risque d’explorations d’autres possibles de l’interprétation. En celà ils diffèrent totalement des Berliner Philharmoniker, et on comprend pourquoi Kirill Petrenko ne les dirige pas si souvent. Les Wiener, masse de granit référentielle, impressionnante et classique, à mon avis risque d’y perdre un peu de son lustre. Leipzig, Dresde, BRSO sont des phalanges peut-être plus engagées qui commencent à mordre sur le piédestal. Berlin étant hors compétition.

Avatar photo
Guy Cherqui
Agrégé de Lettres, inspecteur pédagogique régional honoraire, Guy Cherqui « Le Wanderer » se promène depuis une cinquantaine d’années dans les théâtres et les festivals européens, Bayreuth depuis 1977, Salzbourg depuis 1979. Bouleversé par la production du Ring de Chéreau et Boulez à Bayreuth, vue sept fois, il défend depuis avec ardeur les mises en scènes dramaturgiques qui donnent au spectacle lyrique une plus-value. Fondateur avec David Verdier, Romain Jordan et Ronald Asmar du site Wanderersite.com, Il travaille aussi pour les revues Platea Magazine à Madrid, Opernwelt à Berlin. Il est l’auteur avec David Verdier de l’ouvrage Castorf-Ring-Bayreuth 2013–2017 paru aux éditions La Pommerie qui est la seule analyse parue à ce jour de cette production.
Crédits photo : © Patrick Hurlimann / Lucerne Festival
Article précédentUne cage si bien remplie
Article suivantDeux saints en trois actes

Autres articles

LAISSER UN COMMENTAIRE

S'il vous plaît entrez votre commentaire !
S'il vous plaît entrez votre nom ici