« Matisse, Derain et leurs amis. L’avant-garde parisienne des années 1904–1908 »
Kunstmuseum Basel, exposition du 2 septembre 2023 au 21 janvier 2024.

Commissaires : Arthur Fink, Claudine Grammont, Josef Helfenstein

Catalogue existant en version allemande et en version anglaise. 352 pages, 200 illustrations, 28,5 x 21,5 cm, relié, 58 euros. Deutscher Kusntverlag, septembre 2023

Kunstmuseum Basel le 25 septembre 2023

C’est un somptueux rassemblement d’œuvres de Matisse et de Derain surtout, mais aussi de Vlaminck, de Braque, de Dufy et de Marquet, entre autres, que propose cet automne le Kunstmuseum de Bâle. Le fauvisme, si éphémère qu’il ait pu être, y apparaît dans toute sa diversité, non sans révéler quelques aspects encore à redécouvrir.

 

Les mots « fauve » ou « fauvisme » seraient-ils trop français pour figurer dans l’intitulé d’une exposition organisé dans la partie germanophone d’un pays où une partie de la population parle malgré le français ? Ou est-ce simplement pour éviter toute confusion avec la manifestation présentée jusqu’en janvier prochain par la Fondation Gianadda, à Martigny, « Les Années Fauves » ? Toujours est-il que l’exposition ouverte depuis peu au Kunstmuseum de Bâle préfère mettre en avant deux peintres emblématiques, en précisant qu’ils ne sont pas seuls, et avec un sous-titre qui élargit encore plus le sujet mais en en délimitant clairement les bornes temporelles. Autrement dit, il s’agit clairement du fauvisme, dont la naissance officielle coïncide avec le Salon d’Automne 1905 (mais il fallait bien que des œuvres aient été produites au cours des mois, voire des années qui précédèrent) et dont on a coutume de situer la fin en 1908.

Parmi les « amis » de Matisse et Derain, il est bien sûr devenu presque obligé d’inclure quelques amies, dans un souci louable visant à rappeler que, même si leur rôle est resté longtemps nié par les historiens de l’art, les femmes n’ont jamais été absentes du monde de la peinture et de la sculpture. Sans bouleverser notre perception du fauvisme, ces inclusions n’en viennent pas moins compléter le tableau, à des degrés divers de pertinence et d’intérêt. Même si elle fut en son temps surnommée « la fauvette », Marie Laurencin n’a que bien peu à partager avec Matisse ou Vlaminck ; l’une des quatre œuvres figurant dans l’exposition est un portrait d’Alice Derain, ce qui montre qu’elle côtoyait les Fauves, mais ni les sujets traités, ni le style déjà très personnel ne révèlent un véritable lien avec le reste de la mouvance. On est un peu plus convaincu par la Finlandaise de Sonia Delaunay, dont les couleurs ont indéniablement quelque chose en commun avec les rares visages humains peints par les Fauves. Berthe Weill n’était pas artiste mais galeriste, et il n’est que justice de lui rendre hommage puisque, dans sa galerie parisienne ouverte en 1901, elle accueillit des œuvres de Matisse et Marquet dès 1902, de Dufy dès 1903 (voir le passionnant essai ouvrant le catalogue, que Peter Krompanns consacre aux relations des Fauves avec le marché parisien de l’art). Outre quelques documents exposés en vitrine, comme ses mémoires Pan ! dans l’œil ou Trente ans dans les coulisses de la peinture moderne 1900–1933, Berthe Weill est évoquée par un portrait dû à Emilie Charmy (1878–1874). Avec cette artiste encore inconnue du grand public, la possibilité d’un fauvisme au féminin se concrétise réellement. Plus encore que son vigoureux Paysage corse de 1910, c’est son autoportrait de 1906 qui prouve combien Charmy possédait une authentique personnalité artistique et mérite d’être rattachée au fauvisme par-delà le fait qu’elle fut la compagne de Charles Camoin entre 1906 et 1910. De même, Amélie Parayre fut l’épouse d’Henri Matisse et posa pour La Femme au chapeau, l’une des toiles reproduites dans le fameux article paru dans l’article que L’Illustration consacra au Salon d’Automne de 1905. Mais, ainsi que l’explique Claudine Grammont dans un chapitre du catalogue, sur les Fauves et la mode, elle fut aussi une source d’inspiration pour son conjoint et pour leurs amis, par l’exotisme de ses tenues, kimono japonais ou robe en batik.

Salle 7 de l’exposition « Matisse, Derain et leurs amis ». A gauche, Nu rouge de Maurice de Vlaminck, huile sur toile (1905), 85 x 85 cm, collection particulière ; à droite, Trois personnages assis dans l’herbe, d’André Derain (1906), Musée d'Art Moderne de Paris ; au centre, Les Jumeaux, sculpture d’André Derain (1906), Lehmbruck Museum, Duisburg. © 2023, ProLitteris, Zurich, photo : Max Ehrengruber

Pour le reste, il serait difficile d’affirmer que les Fauves accordèrent aux femmes une place plus importante que celle de sujet de contemplation, de préférence dénudé. Vlaminck en particulier s’est intéressé aux prostituées (voir l’article de Gabrielle Houbre dans le catalogue) et a conçu un assez étonnant Nu rouge (1905) influencé par un masque africain comme le précise Maureen Murphy dans son essai. La première salle de l’exposition réunit quatre nus peints lors de la même séance de l’hiver 1904–1905, à laquelle participèrent Matisse et Marquet dans l’atelier de Manguin ; l’exposition donne pour « Anonyme » la toile qu’on a longtemps attribuée à Matisse et qui témoigne d’un attachement persistant au pointillisme que le peintre pratiquait déjà en 1899, et dont il ne s’affranchira que peu après 1905. L’influence de Signac est également sensible dans les premiers paysages de Vlaminck (éblouissant poudroiement lumineux du Sous-bois) ou de Derain (miroitement des eaux bleues du port de Collioure). La dernière salle de la manifestation bâloise propose une ouverture sur le contexte international, et confirme – à distance, hélas – ce que laissaient pressentir les œuvres visibles bien auparavant : avec Pont sur le Riou (1906) ou Le Cheval blanc, Derain s’aventure dans la direction que Kandinsky prendra peu après, de l’autre côté du Rhin : le paysage, dont la profondeur est simplement suggérée par étagement de ses élements constitutifs, semble sur le point de se libérer des règles classiques de composition et de perspective, auxquelles les Fauves n’étaient pas prêts à renoncer, malgré leurs audaces en termes de couleur. Alors que le Russe osera l’abstraction, le Français optera, lui, pour un retour à une figuration néo-classique. Pourtant, avant cet assagissement, précédé d’une adhésion à un cubisme tiède, Derain aura su produire ce que le fauvisme a peut-être donné de meilleur, ces vues de Londres dont l’exposition donne à voir un magistrale échantillon, avec six toiles de toute beauté. Matisse n’est pas en reste, mais certaines de ses toiles fauves laissent entrevoir qu’il était destiné à aller au-delà de la simple explosion de couleur. Dès l’Intérieur à Collioure (La Sieste), face à une utilisation des pigments qui s’affranchit bien plus de toute dimension illusionniste et qui laisse flotter les objets dans un espace presque indéfini, on ne s’étonne pas que les recherches de l’artiste l’aient poussé au fil des décennies suivantes jusque dans des expériences plus hardies que celles de ses confrères.

Henri Matisse, Intérieur à Collioure (La Sieste), huile sur toile (1905), 60 x 73 cm, Sammlung Gabriele und Werner Merzbacher, Dauerleihgabe im Kunsthaus Zürich, Zürich © Succession H. Matisse / 2023, ProLitteris, Zurich

L’avant-dernière salle isole la production graphique des Fauves et leurs créations en trois dimensions. Que reste-t-il de fauve dans les croquis au crayon ou à la plume signés Matisse ou Vlaminck ? Privés de la couleur, les paysages rappellent les dessins de Van Gogh, mais c’est avec le nu que s’affirme un trait dépouillé, plus spécifiquement Matissien, tandis que l’aquarelle, en réintroduisant la couleur, permet à Derain d’admirables réussites, que ce soit dans les scènes de rue peuplées de prostituées ou dans les images à tendance allégorique, variations sur le thème de la danse. La céramique permet aussi à l’artiste de manifester une vraie modernité décorative, qu’il s’agisse du « Carnet fauve » dont il a orné la couverture de motifs géométriques, du grand vase autour duquel défile une théorie de nus féminins ou du Vase à décor stylisé bleu et blanc dont on a peine à croire qu’il date de 1906–1907.

Même si elle ne fut pour beaucoup qu’une étape avant d’aborder de tout autres rivages, la parenthèse fauve n’en reste pas moins une fête pour l’œil et l’esprit, à laquelle nous convie le Kunstmuseum de Bâle.

Avatar photo
Laurent Bury
Ancien élève de l’ENS de la rue d’Ulm, auteur d’une thèse consacrée au romancier britannique Anthony Trollope (1815–1882), Laurent Bury est Professeur de langue et littérature anglaise à l’université Lumière – Lyon 2. Depuis un quart de siècle, il a traduit de nombreux ouvrages de l’anglais vers le français (Alice au pays des merveilles de Lewis Carroll, Orgueil et préjugés de Jane Austen, Voyage avec un âne dans les Cévennes de Stevenson, etc.) ; dans le domaine musical, on lui doit la version française du livre de Wayne Koestenbaum, The Queen’s Throat, publié en 2019 par les éditions de la Philharmonie de Paris sous le titre Anatomie de la folle lyrique. De 2011 à 2019, il fut rédacteur en chef adjoint du site forumopera.com, puis rédacteur en chef de novembre 2019 à avril 2020. Il écrit désormais des comptes rendus pour plusieurs sites spécialisés, dont Première Loge.
Crédits photo : © 2023, ProLitteris, Zurich, photo : Max Ehrengruber
© Succession H. Matisse / 2023, ProLitteris, Zurich

Autres articles

LAISSER UN COMMENTAIRE

S'il vous plaît entrez votre commentaire !
S'il vous plaît entrez votre nom ici