Trop connu. Trop médiatique. Trop emblématique, même, trop représentatif de ces années 1970 qui, vouées aux gémonies aussitôt après par ceux qui les avaient vécues – subies ? – peuvent maintenant, recul du temps aidant, être envisagées avec fascination comme un lointain âge d’or. Georges Mathieu (1921–2012) fut tout cela, jusqu’à devenir omniprésent dans le quotidien dans Français (la pièce de 10 francs, le logo d’Antenne 2…). Et après avoir été adulé, il fut rejeté, oublié. Au bout d’une traversée du désert qui aura duré près d’un demi-siècle, le public est-il mûr pour porter un œil neuf sur cet art tellement inscrit dans son époque ? C’est le pari que fait l’exposition coproduite par l’Hôtel de la Monnaie, où elle est présentée, et le Centre Pompidou, qui possède la plus importante collection publique d’œuvres de Mathieu. Ces toiles de souvent très grand format peuvent-elles encore séduire ou convaincre ? Elles n'ont en tout cas rien perdu de cette qualité hautement décorative qui leur a toujours été reconnue et qui faisaient du peintre l’incarnation d’une modernité acceptable, recevable par des esprits éclairés – rien d’indécent chez Mathieu, rien de « sale » à part la tenue qu’il portait lorsqu’il peignait – au même titre que cette autre icône des années 1970, Victor Vasarely, son adversaire victorieux lorsqu’un concours les opposa en 1969 pour concevoir la façade du siège de RTL rue Bayard (l’exposition montre la maquette réalisée, mais non retenue).

Que faut-il donc retenir de Mathieu ? Il peut paraître souhaitable de se confronter à ses œuvres seules, en oubliant la personnalité parfois envahissante de l’artiste, qui aimait un peu trop montrer sa tignasse et sa moustache, aux caméras qui filmaient ses performances, aux journalistes qui détaillaient avec complaisance sa mégalomanie – son appartement parisien indiquait bien qu’il se prenait un peu pour Louis XIV. L’exposition ne fait pourtant l’impasse ni sur ses déclarations et contradictions, ni sur l’incontestable déclin que révèle l’immense (deux mètres sur cinq) Libération d’Orléans par Jeanne d’Arc, peinte en 1982. Trop facile, trop abordable apparaît alors l’art de Mathieu, qui conserve les marques d’une modernité digérée par les médias tout en rassurant la foule par l’inscription claire d’éléments empruntés au réel, église, lances, étendards… Cette toile ne faisait pourtant que pousser à l’extrême une démarche entamée une quinzaine d’années auparavant : quand Air France (l’un des partenaires de la présente exposition) lui commande en 1966 une série d’affiches correspondant aux principales destinations desservies par la compagnie, Mathieu accepte de « mettre du cuivre figuratif dans l’or de ses abstractions », pour laisser voir un temple grec ou le masque de Toutankhamon.
Mathieu savait occuper l’espace, et pas seulement l’espace médiatique. L’exposition s’ouvre sur une démonstration de ce talent-là, en rapprochant trois très grandes compositions des années 1950–60, qui résument bien l’histoire de la présence de l’artiste dans les collections nationales. Les Capétiens partout ! fut donné par un galeriste en 1956, La Bataille de Bouvines fut acquis grâce à une dation en 2015, et La Victoire de Denain tout récemment offert. Au passage, on peut s’étonner de ces titres, dignes de Jean-Paul Laurens ou de Cormon, dont le caractère historique revendiqué – le moderne Mathieu se proclamait monarchiste – semble aller à l’encontre de l’abstraction de l’image, abstraction en partie contredite par le schéma produit par l’artiste pour expliquer le sens de chaque trait, de chaque tache de sa Bataille de Bouvines. Plus fort encore, ces gigantesques huiles sur toile furent peintes en un temps record, souvent très peu avant d’être présentées au public, comme si Mathieu s’était mis au défi d’avoir un résultat à montrer. Sans doute, comme Whistler face à Ruskin qui lui reprochait d’avoir jeté un pot de peinture à la face du public avec sa toile proto-abstraite, Nocturne in Black and Gold – The Fallling Rocket, le peintre pouvait-il compter sur « the knowledge of a lifetime » pour peindre une œuvre en quelques heures, et l’on ne mesurait plus en 1950 la qualité d’une œuvre au temps consacré à sa réalisation.

Curieuse coïncidence, en tout cas, qui permit à Pollock et à Mathieu d’inventer en même temps l’expressionnisme abstrait des deux côtés de l’Atlantique, le Français étant plutôt vertical là où l’Américain avait plutôt tendance à laisser couler la peinture sur ses toiles posées au sol. Les films montrent Mathieu danser devant le canevas vierge, bondir pour y projeter ses éclaboussures ou y écraser les tubes. Et le produit fini ne manque jamais d’impressionner, qu’il brille par une quasi horror vacui (on ne voit plus guère le fond dans La Bataille de Bouvines) ou au contraire par un dépouillement qui évoque la philosophie zen. Il y a quelque chose d’asiatique chez Mathieu, dans le choix de l’idéogramme, par le choix d’une palette limitée mais fortement contrastée, le blanc, le rouge et le noir étant ses trois valeurs de prédilection. Pourtant, il fut aussi parfois bariolé, notamment dans sa période « orthogonale », à partir de la deuxième moitié des années 1960, autant qu’il put opter pour le gris pâle et le blanc sur blanc (l’exposition inclut deux superbes toiles aux teintes délicates mais tout aussi efficaces, Prière et Guermantes).

Aimant le Moyen Âge – la féodalité, les premiers rois, comme en témoignent Hommage à Louis XI et Hommage à Louis IX –, vénérant le Grand Siècle – l’amateur de bataille médiévales rend aussi Hommage au maréchal de Turenne –, Mathieu aimait aussi la musique qu’on ne qualifiait pas encore de baroque. Athys, malgré son H, et Arsilda, deux toiles peintes en 1970, empruntent leur titre à Lully et à Vivaldi. L’exposition présentée en 1971 à la Monnaie de Paris utilisait comme affiche un Hommage à Delalande et incluait, dans le grand escalier, Les Nymphes de Diane, renvoyant à Rameau. Et plus qu’à Embryons desséchés d’Erik Satie, c’est plutôt au désespoir du rejeté qu’il faut attribuer un titre comme Rêves desséchés, œuvre des années 1990, où Mathieu honni après avoir été adoré traduit son malaise et par laquelle il parvient, au-delà de l’histrionisme de sa personnalité publique, à toucher le public d’aujourd’hui. Pour souligner la modernité durable de Georges Mathieu, le visiteur est ensuite convié à découvrir une deuxième manifestation qui, au rez-de-chaussée du bâtiment, fait dialoguer le disparu avec une demi-douzaine de créateurs actuels, pratiquant l’art urbain et le graffiti, qui se sont emparés des murs et même des vitres de l’Hôtel de la Monnaie afin de rendre visible ce qui les relie à cette urgence de la dépense physique caractérisant l’art de Mathieu.
Catalogue sous la direction de Christian Briend, Béatrice Coullaré, Eric de Chassey, 23 x 28, 128 pages, Editions Centre Pompidou, 30 euros