Ce ne fut d’abord qu’un nom presque risible, associé à un Saint-Sébastien remarqué au Musée d’Orsay. Théodule Ribot, prénom délicieusement démodé et patronyme sans gloire, auteur d’une toile religieuse en un siècle qui ne les réussissait plus guère, peinte dans un style qui évoquait curieusement une autre époque, et plus précisément l’art de Ribera ou de son élève Luca Giordano. Baudelaire aurait-il pu admirer chez Ribot cette « férocité bizarre » qui le ravissait chez les artistes espagnols du Siècle d’Or ?
Puis, une fois son nom mémorisé, ce fut, ici ou là, au détour de visites des musées de France, quelques autres toiles, lorsque l’on daignait les sortir des réserves. Enfin, au cours de l’hiver 2018–19, vint la surprise suprême : une exposition honorait le souvenir de Théodule Ribot, à Courbevoie, dans le cadre tout aussi improbable du Musée Roybet-Fould, naguère pavillon scandinave construit pour l’Exposition universelle de 1878. Dans un espace certes restreint, mais avec une audace digne de tous les applaudissements, l’art de Ribot s’y trouvait illustré dans toute son étrangeté, et un superbe catalogue dû à Dominique Lobstein se révélait une irremplaçable mine d’informations.
Et cette fois, c’est la reconnaissance officielle, puisque trois grands musées unissent leurs forces afin de le célébrer. Pourquoi Toulourse, Marseille et Caen ? Né dans l’Eure, Ribot passa toute sa vie adulte en région parisienne, mais le musée des beaux-arts de Caen possède notamment L’Huître et les plaideurs, un de ses plus grands formats (avec son Jésus parmi les docteurs d’Arras, qui n’est hélas pas du voyage) ; le Musée des Augustins détient son étonnante Chorale, et c’est du Musée des beaux-arts de Marseille que proviennent rien moins que quatre des œuvres de Ribot retenues pour l’exposition. Surtout, des prêts venus du monde entier complètent les richesses que détiennent Reims, Lille, Bordeaux, Rouen et bien d’autres : Cleveland, Toronto, Glasgow montrent que Ribot sut aussi plaire en terres anglophones.

89 numéros au catalogue, mais tous ne sont pas présents à chaque étape, et surtout, tous ne sont pas signés de l’artiste : le choix a été faits de rapprocher Ribot de ses contemporains, de ses propres enfants (une nature morte de son fils Germain, une autre de sa fille Louise, ses seuls élèves) et des maîtres dans la lignée desquels il s’inscrit. Au total, 35 œuvres qui ne sont pas de Théodule Ribot ; l’exposition de Courbevoie comptait 63 numéros, tous de Ribot, mais – c’est un aspect qui n’est pas du tout évoqué cette fois – un certain nombre de dessins et toute une série de gravures de commande exécutées pour orner des partitions. Le principe du rapprochement est judicieux, mais il ne semble pas toujours avoir été possible de trouver les exemples les plus convaincants : nul ne niera qu’il y ait une parenté entre Zurbarán et Ribot, mais le Zurbarán prêté par Besançon n’est pas le plus inspirant qui soit. Pour Ribera, c’est une évidence, mais celle-ci n’en deviendra vraiment une qu’à Marseille et Caen, qui bénéficieront du prêt d’un Martyre de saint Barthélémy appartenant au Palais Pitti de Florence. Certains critiques du XIXe siècle décrivaient les œuvres de Ribot comme « des esquisses de Chardin salies par Goya », mais il faudrait pour s’en rendre compte un Chardin plus profond que celui du Musée d’Amiens. Avec les contemporains, c’est une autre affaire, et les toiles de messieurs Bonvin, Vollon et Bail contribuent principalement à faire ressortir l’originalité – le génie ? – de Ribot de manière plus éclatante encore.
Après un autoportrait, l’exposition s’ouvre sur une série de natures mortes, genre que Ribot sut incontestablement marquer de sa griffe. Tel bidon de terre cuite, « personnage » récurrent d’une toile à l’autre, acquiert une présence dramatique assez surnaturelle, tout comme les gigots d’agneau dont l’expressivité – ne ris pas, lecteur – annonce presque les corps mutilés de Bacon. On partage entièrement l’idée d’ « âpre théâtralité » suggérée par les cartels.

Viennent ensuite quelques portraits : regards effrontés, modernité des expressions (la Tête de femme de Lyon, judicieusement choisie pour l’affiche et la couverture du catalogue), tout est là pour distinguer Ribot de ses contemporains. Le portrait conservé à Reims transfigure en Rembrandt sa fille Louise qui devient belle comme La Fiancée juive, alors que son nez au bout rond n’est pas des plus séduisants sur d’autres effigies. La Charbonnière de Besançon doit peut-être son nom à ce noir qui domine la palette du peintre, jusque dans les carnations, mais les vêtements y sont peints avec une liberté stupéfiante, digne du Rouault des avocats et des prostituées, un demi-siècle plus tard.
Dans les scènes de genre, on s’étonne aussi de l’indifférence à l’anecdote avec laquelle Ribot réunit ses figures, parques ou jeunes filles, bajoues et lorgnons, nez crochus et trognes ingrates, traits déformés par la vieillesse ou bouffis par l’alcool. Les chairs s’empâtent, se décomposent. Difficile de voir en lui un « peintre de la vie moderne », dans ces groupes de musiciens qui semblent surtout renvoyer à un modèle caravagesque, sans lien véritable avec son siècle, où les châles de paysanne, les bures de moine et les tuniques brunâtres sont avant tout des accessoires permettant aux visages blafards d’émerger comme des ectoplasmes.
De même, les sujets religieux sont avant tout des prétextes. Le Saint Sébastien d’Orsay est un corps sans beauté, par idéalisé pour deux sous : pieds d’une saleté digne du Caravage, narines vues en contre-plongée, bouche grande ouverte, chair de lapin écorché, où l’on voit tous les coups de pinceau, tandis que sainte Irène n’a, elle non plus, rien d’une héroïne.

Si les silhouettes étranges des protagonistes de L’Huître et les plaideurs peuvent évoquer le tout jeune Rouault des scènes bibliques peintes sous l’influence de Gustave Moreau, Les Philosophes du musée de Saint-Omer défie la reproduction photographique par sa maîtrise du noir profond (seule la mémoire du visiteur pourra en conserver une image fidèle, car il ne faut pas compter sur le catalogue pour ça), et l’Héraclite d’Amiens, où la palette s’inverse comme pour un dessin (toile blanche, contours tracés en noir) donne furieusement envie de connaître les autres grisailles de la même série.
Homme discret, Théodule Ribot dut attendre sa trente-huitième année pour que ses toiles soient enfin reçues au Salon. Qui sait de combien d’œuvres la postérité fut privée par le pillage de l’atelier de Ribot en 1871 ? Qui sait jusqu’où le mènera la réhabilitation désormais en cours ?
Catalogue publié par Lienart. Textes d’Emmanuel Delapierre, Luc Georget, Axel Hémery, Dominique Lobstein, Louise Sangla et Gabriel P. Weisberg. 256 pages, 30 euros, ISBN 978–2‑35906–353‑0.