https://www.youtube.com/watch?v=vRWOLZtb1ME&feature=youtu.be
Depuis avril 2019, une captation de La Juive de Fromental Halévy est accessible sur Internet, fruit de la coproduction entre l’Opera Ballet Vlaanderen et l’Opéra du Rhin, qui marqua en 2017 l’une des rares occasions, sinon la première, de voir en France un spectacle signé Peter Konwitschny, l’un des grands noms de la mise en scène lyrique du XXe siècle.
Né en 1945, fils du chef Franz Konwitschny (1901–1962) qui dirigea quelques-uns des orchestres les plus prestigieux d’Allemagne (Gewandhaus de Leipzig, Staatskapelle de Dresde), Peter Konwitschny fut l’assistant de Ruth Berghaus au Berliner Ensemble, et fit d’abord carrière en RDA, puis dans le monde germanique, avant d’élargir ses horizons dans les années 2000. Ses productions n’en restent pas moins avant tout visibles dans les grands théâtres allemands. Seule une poignée de DVD (déjà anciens) permet de connaître son travail : citons notamment le dernier volet de la Tétralogie montée à Stuttgart par quatre équipes artistiques différentes, un Tristan assez iconoclaste avec Waltraud Meier, à Munich, et un Don Carlos à l’opéra de Vienne, une des rares captations de la version originale en français.
Ce qui frappe en général dans les spectacles de Peter Konwitschny, c’est le traitement plutôt sarcastique qui est réservé aux protagonistes d’opéra : un excellent exemple est sa production de Lohengrin transposée dans une salle de classe, avec culottes courtes pour les messieurs, couettes ou nattes pour les dames. On pourrait voir dans cette ironie une façon de régler ses comptes avec le passé de son pays, de déboulonner les sacro-saints héros wagnériens, à cent lieues du culte qui leur fut longtemps voué à Bayreuth. Mais cette approche, on la retrouve aussi avec le répertoire italien ou, en l’occurrence, français : le but est alors de révéler l’humanité ordinaire de personnages descendus de leur piédestal.
Après avoir été l’un des titres les plus populaires du répertoire (on en donna les deux premiers actes au cours de la soirée d’inauguration de l’Opéra Garnier en 1875), La Juive a connu un long purgatoire. Créé en 1835 par les chanteurs les plus célèbres de leur temps, c’est l’un des principaux représentants du « Grand Opéra à la française », qui correspond aux attentes du genre : un sujet historique et souvent religieux, de grandes scènes de foule propices au faste des décors et des costumes.
Le retour en grâce de cette œuvre, à partir de la fin des années 1980, a notamment été marqué par la production de Günter Kramer à l’Opéra de Vienne en 1999. Très souvent, les metteurs en scène ont opté pour une transposition vers le milieu du XXe siècle (le livret de Scribe place l’intrigue durant le concile de Constance, en 1414, qui mit fin au grand schisme d’Orient et déboucha sur la condamnation des Hussites comme hérétiques), la persécution des Juifs devenant alors le fait de milices en uniforme rappelant le nazisme : on pense par exemple aux productions récentes signées Calixto Bieito à Munich ou Olivier Py à Lyon.
Peter Konwitschny n’a pas recours à cette solution et préfère se dispenser de tout signe d’appartenance par trop explicite ou par trop ancré dans l’histoire. Située de nos jours, l’opposition entre juifs et chrétiens ne se manifeste ici ni dans le décor (une grande rosace de cathédrale à l’arrière-plan, certes, mais pas plus de menorah que d’étoile de David), ni dans les vêtements (ni kippa, ni phylactères, et le seul à porter des bottes montantes noires est Léopold, alors même qu’il se fait passer pour juif). S’il existe ici deux camps nettement distincts, c’est à travers les pigments que les uns et les autres arborent sur leurs mains : jaune pour les Juifs (seule concession à un symbolisme traditionnel des couleurs), bleu pour les chrétiens. Ce choix inspire certains jeux de scène, comme à l’acte III quand Eudoxie dit « Approche et prends ma main » à Rachel qui, jusque-là, gardait les siennes enfoncées dans les poches de son imper ; à l’acte suivant, les deux femmes laveront leurs mains ensemble pour matérialiser leur éphémère union.
Le décor est un plateau nu sur lequel une dizaine de tours métalliques parcourues de néons permettent de délimiter un espace plus ou moins vaste. Selon une de ses habitudes, Peter Konwitschny fait très souvent descendre les chanteurs dans la salle, quitte à déranger le public du premier rang, et peut-être à compromettre l’équilibre entre voix et orchestre. Le procédé acquiert rapidement quelque chose d’un peu systématique, même s’il s’agit manifestement d’impliquer davantage le public dans l’action, en le rendant tantôt complice des agissements du chœur hostile aux protagonistes, tantôt témoins privilégiés du drame personnel des héros.
Mais là n’est pas le plus dérangeant. Ce qui étonne le spectateur, c’est la façon dont Konwitschny semble à plusieurs reprises rire ouvertement des personnages, les rendre ridicules comme à plaisir. Cependant, on se rend compte que ces moments de moquerie coïncident avec les passages de la partition où, de manière presque incongrue par rapport au sérieux de la situation, la musique se fait soudain sautillante, guillerette, prisonnière de formules datées. Dans ces instants où Halévy tombe dans certaines facilités auxquelles presque tous les compositeurs de son siècle ont succombé, le metteur en scène choisit de coller non plus au texte mais à la musique : quand Rachel et Eudoxie se mettent à frapper des mains comme des petites filles à la fin du duo de la prison, il faut bien reconnaître que la mélodie a un petit air de comptine naïve.
D’autres interventions impressionnent de manière moins surprenante pour quiconque fréquente les théâtres d’opéra, comme la transformation de Rachel en kamikaze lorsqu’elle dévoile la ceinture d’explosifs qu’elle cachait jusque-là sous son imperméable, image qui permet de dépasser l’opposition Juifs/chrétiens pour inclure d’autres formes de fanatisme religieux et politique, ou la scène finale de ce même acte, où le côté extrêmement rythmé de la musique inspire à Peter Konwitschny un tableau particulièrement glaçant : le chœur et les solistes improvisent une chaîne de montage pour fabriquer en série ces mêmes ceintures de bâtons de dynamite…
Le metteur en scène est sans doute en partie responsable des coupes opérées dans la partition pour ramener à deux heures trois quarts un opéra d’une durée plus proche de quatre heures trente. Ces omissions concernent évidemment les passages « décoratifs », les ballets étant toujours les premiers à passer à la trappe (la valse du 1er acte, la pantomime du 3e). Le boléro d’Eudoxie manque ici, mais il n’est pas si souvent chanté ; la suppression de l’ouverture est en revanche plus étonnante, et surtout la disparition de la sérénade de Léopold et de son premier duo avec Rachel. Plus loin, on craint d’abord que la cavatine d’Eléazar « Dieu, que ma voix tremblante » n’ait elle aussi été retirée, mais on comprend bientôt qu’elle a simplement été déplacée du début vers la fin du deuxième acte, où elle acquiert un sens différent puisqu’elle devient une réaction du personnage à la découverte que sa fille est éprise d’un chrétien. Enfin, contrairement à une très mauvaise habitude récente, « Dieu m’éclaire », la deuxième partie du fameux « Rachel, quand du Seigneur », est bel et bien maintenu, ce qui restitue sa place essentielle au père de l’héroïne.
Malheureusement, le personnage d’Eléazar ne trouve pas en Roy Cornelius Smith un titulaire des plus séduisants. Certes, le rôle est lourd, mais le ténor américain manque de noblesse dans l’émission, alors que le grand opéra à la française est l’héritier de la tragédie lyrique. Le style est vériste, avec des sanglots dans la voix, et les voyelles sont la plupart du temps trop ouvertes, trop nasales. Heureusement, Rachel est incarnée avec bien plus de dignité par sa compatriote Corinne Winters, dont les couleurs sombres coïncident idéalement avec la personnalité de l’héroïne, tantôt fragile dans ses moments de doute (« Il va venir »), tantôt animée d’une résolution inébranlable dans son refus du compromis. Egalement américaine, comme son nom ne l’indique pas, Nicole Chevalier propose une Eudoxie assez surprenante lors de sa première apparition, une bouteille de vin et un revolver à la main ; pour elle aussi, le français est de très bonne qualité. Formé au belcanto rossinien, Enea Scala est un Léopold ardent et convaincant ; Riccardo Zanellato manque un peu d’autorité en cardinal Brogni et a tendance à grommeler plutôt qu’à phraser.
Le chœur de l’Opera Ballet Vlaanderen a d’autant plus l’occasion de donner de la voix que la production le rend visible même aux moments où il est censé chanter en coulisses (de nos jours, on a plutôt l’occasion de se plaindre du phénomène inverse, quand certains metteurs en scène cachent ces chanteurs dont ils ne savent pas forcément que faire) ; il descend lui aussi dans la salle et se mêle au public à la fin du premier acte. Dans la fosse, Antonino Fogliani veille à soutenir l’intérêt de bout en bout, et dirige avec l’efficacité qu’appelle ce genre d’œuvre, attentif à ménager les contrastes nécessaires entre les moments de paroxysme et les scènes plus intimes ; l’opéra français n’occupe qu’une place extrêmement réduite sur son agenda, accaparé par le répertoire italien de Rossini à Puccini, mais ce relatif manque de familiarité avec un certain style est moins problématique pour l’orchestre que pour les chanteurs.
https://www.youtube.com/watch?v=vRWOLZtb1ME&feature=youtu.be