Elle est étrange, cette bicyclette qui accompagne le parcours de Renata, l’héroïne de L’Ange de Feu de Prokofiev vu par Calixto Bieito. Sa lumière tremblotante ouvre la représentation dans le silence d'une salle totalement plongée dans l'obscurité , et puis on voit Renata s’efforcer en tournant les pédales d’en vivifier l’éclat. Elle fermera aussi la représentation, s’enflammant à la place de Renata condamnée au bûcher, comme si elle était Renata, comme si elle était non l’instrument, mais le parcours même de la jeune femme.
Cette bicyclette renvoie aussi au monde de l’enfance, celle de la petite fille que Renata se souvient avoir été, peut-être déjà un petit chaperon rouge en proie aux papas-loups et propose une vision naïve d’une Renata innocente – au sens littéral : qui-ne-sait-pas – et victime.
Cette bicyclette est enfin affreusement banale, comme cette jeune femme qui traverse la scène avec, et qui pourtant va vivre dans la brûlure du fantasme et de la violence pendant deux heures devant nous. L’irruption de cette vision très ordinaire d’une jeune cycliste, quand l’œuvre fait vivre une aventure rare et exceptionnelle sur une scène d’opéra, celle d’un voyage intérieur et ravageur. Ce voyage va entraîner dans son tourbillon Ruprecht, un être solitaire qui n’en demandait pas tant, un autre vagabond, une sorte de Wanderer entraîné dans les ravages de la psychè.
Situer l’œuvre au Moyen âge ( le roman de Valéri Brioussov est un roman historique qui se passe aux temps de Luther) évidemment distancie l’histoire et la situe dans un monde où rationnel et irrationnel se côtoient et s’interpénètrent, la situer aujourd’hui au contraire efface l'irrationnel et la rend urgente, corrosive, destructrice
La bicyclette de Bieito renvoie à notre quotidien , comme s’il nous disait que Renata est un emblème de chaque femme, objet du regard obsessionnel et violemment sexuel des hommes. Il continue en quelque sorte le parcours initié sur cette scène en 2013 dans Die Soldaten .
Femme objet sous le regard des hommes, une autre vision terrible nous l’offre dans ce travail d’une rigueur implacable, celle de la scène de la taverne, devenue un salon où tous les hommes qui oppressent Renata sont réunis, gardés par de deux immenses chiens noirs (des Braques de Weimar ?) fascinants, tels des sphinx ouvrant sur un temple, le saint des saints du malsain.
Le regard passe de la bicyclette qui ne quitte jamais le proscenium ou qu’on aperçoit laissée le long du côté jardin, à cet édifice impressionnant installé sur une tournette (une référence freudienne, explique Bieito), comme un immeuble de containers qui tourne sans cesse, où chaque niche, chaque cube contient un moment des rêves, des fantasmes ou du passé de Renata, de la chambre d’enfants au cabinet du gynécologue-obstétricien, des cubes de bois nus au plafond très bas où l’on rampe, aux chambres sans fenêtres ni issues avec des escaliers et des corridors métalliques, traversés par des ombres. C'est un un monde silencieux et grouillant, un monde en mouvement, compact, réuni par la psychè de Renata, aux multiples déchirures et souffrances. Le fait que plusieurs rôles soient tenus par le même chanteur implique la présence de figures plus que de personnages, des figures de la terrible banalité de la vie de Renata, frustrés, pervers, dominateurs, pères ou pères de substitution s’incarnent dans les différents personnages de l’œuvre, d’Agrippa von Nettesheim à Méphisto, du médecin à Jakob Glock, de Heinrich au père, rôles muets tenus par l’acteur Ernst Alisch : tout prend place dans une construction mentale dont le décor est métaphore, un décor qui se délite et se divise en modules divers à la fin, qui s’ouvre et se défait, à mesure que renata sombre, magnifiquement conçu par Rebecca Ringst qui d’ailleurs curieusement avait conçu aussi le dispositif de Barrie Kosky à Munich, au contraire unique (une chambre d’hôtel un peu folle), tourné vers l’intérieur et à transformations.
Certes, c’est toujours un univers mental qu’on nous montre : un univers mental où prend place aussi un voyageur (presque) sans bagage, Ruprecht, lui aussi issu de la banalité du quotidien, qui est entraîné malgré lui dans ce tourbillon, mu par le désir – comme tous les autres- puis mu par l’amour, qui en perd toute identité, tout statut et qui devient presque objet, magistralement incarné par Leigh Melrose.
Cet anonymat des personnages, dont sortent un peu Heinrich ou l’inquisiteur, notamment à la fin, est ce qui caractérise l’entreprise, qui trouve tout son sens dans la scène du salon dont il était question plus haut, où Renata se retrouve face à tous ses harceleurs, debout sur une table comme l’objet d’une leçon d’anatomie, puis où apparaît Ruprecht, lui, le protecteur, l’amoureux, l’empêcheur de tourner en rond, le criminel aussi, presque un double masculin de Renata, comme si l’œuvre plongeait son regard acéré sur la misère des deux sexes.
La représentation est continue, deux heures sans entracte, et la tension monte rapidement à cause de l’exigence urgente de Renata, phénoménale – unique ?- Ausrine Stundyte qui fait de ce rôle une sorte d’emblème, tant elle s’y incarne totalement, mais aussi à cause de certaines scènes qui font hurler les spectateurs (du dimanche après-midi il est vrai, toujours plus sensibles) comme la scène où une femme installée sur la table d’obstétrique se fait déflorer au gant par un Agrippa von Nettesheim-Méphistophélès en médecin quelque peu diabolique (excellent Dmitry Golovnin), qui anticipe en version clinique la scène d’exorcisme dans le couvent, d’une violence elle aussi inouïe avec un Pavel Daniluk remarquable.
Les scènes finales, finalement peut-être les plus historiées (exorcisme, couvent dont la communauté est en transe, puis condamnation de Renata) sont traitées avec une particulière violence (scène de l’exorcisme) mais aussi distance : seule Renata est concernée parce que toute sa construction se déglingue, sa personnalité explose, la folie envahit tout l’espace : le chœur approche du fond de scène pour l’entourer et les transes bachiques des nonnes (qui font tant penser à l’affaire des Diables de Loudun((1632–1634)) et au film de Ken Russell ((1971)) ) disparaissent au profit d’une vision où Renata est seule : elle passe en condamnée devant le groupe qui l’agresse avec son vélo qui finit par s’enflammer, comme si s’enflammait et s’effaçait une femme-pharmakos/ φαρμακός ((φαρμακός : celui qu’on immole en expiation des fautes d’autrui)), c’est à dire celle qui accumule les miasmes de la cité. La femme éternellement coupable qui n’en réchappe jamais (Ruprecht observe tout perché dans une tour métallique, paralysé) mais qui serait son propre pharmakos dans une sorte de suicide. C’est l’objet qui s’enflamme, comme si s’opérait un transfert, la bicyclette banale brûle inutilement, objet expiatoire et inoffensif.
A ce travail scénique précis et rigoureux, d’un effet certain sur le public qui en sort éprouvé, correspond une élaboration musicale d’exception, qui multiplie l’effet de la mise en scène, en pleine cohérence et avec un rythme et une respiration qui forment un ensemble indissociable.
Le travail musical de Gianandrea Noseda accompagne la scène avec un relief tout particulier et une tension inouïe, grâce à un orchestre au son clair, limpide, permettant une transparence rare de la partition et préférant la profondeur et l’analyse aux effets sonores spectaculaires et superficiels. Gianandrea Noseda a longtemps été en poste au Marinskij de Saint Petersbourg, auprès de Valery Gergiev, il est familier du répertoire (et de la langue) russe dont il a dirigé déjà de nombreux titres emblématiques : on connaît son Prince Igor magnifique proposé au MET en 2014 (voir Blog Wanderer ) et d’autres au Marinskij. C’est pourtant la première fois qu’il aborde L’Ange de Feu. En chef d’opéra, il soigne les équilibres, dans une salle où l’acoustique exalte la proximité de l’orchestre ‑le Philharmonia Zürich, excellent- et ne couvre jamais les voix, et il les accompagne au contraire avec grand soin, sans jamais être démonstratif ni explosif, comme la partition pourrait le laisser penser, mais toujours particulièrement contrôlé et précis, ce qui au final accentue la tension musicale.
Il est, il est vrai, servi par une distribution tout à fait exceptionnelle, sans particulières vedettes, même si Ausrine Stundyte commence à se spécialiser sur les scènes dans ces rôles paroxystiques que sont Katerina de Lady Macbeth de Mzensk ou Renata de L’Ange de Feu ou dans des mises en scènes qui exigent un engagement sans failles : c’est le cas de sa Venus du Tannhäuser de Calixto Bieito. La chanteuse lithuanienne originaire de Vilnius a ce sens inné de la scène et cette incroyable capacité à répondre aux exigences des rôles avec un engagement très rare, d’autant qu’il est accompagné par des qualités vocales évidentes : des aigus triomphants, une résistance physique inouïe, et surtout un jeu extrême qui n’affecte jamais la cohérence vocale ni la ligne de chant, et qui fait toute la différence. Ausrine Stundyte est tout simplement fabuleuse, actuellement unique dans ce type de rôle.
Tout aussi étonnant le Ruprecht de Leigh Melrose. Voilà un chanteur encore mal connu, mais qui stupéfie par sa présence et son engagement à chaque apparition (déjà en 2015 dans Alberich à la Ruhrtriennale) ((Blog Wanderer 2015 : Il faut saluer l’extraordinaire performance de Leigh Melrose en Alberich, un Alberich jeune, vigoureux, violent, puissant, étourdissant qui remplit la scène et la salle par une voix claire, magnifiquement projetée et un texte dit avec une conviction rare)). Non seulement Leigh Melrose est un chanteur, à l’instar d’Ausrine Stundyte, complètement engagé, qui compose un personnage à la fois perdu, éperdu et particulièrement émouvant et sensible, mais c'est aussi un baryton à la voix claire, au timbre velouté, chaleureux, à la diction parfaite et à la présence exceptionnelle, qui chante avec une incroyable variété de couleurs et de nuances : nous sommes devant un artiste exceptionnel .
Les autres personnages sont plus épisodiques dans une intrigue où les deux rôles principaux sont constamment en scène. Mais se détachent l’Agrippa von Nettesheim (qui est aussi Mephistophélès) de Dmitry Golovnin à la diction claire et aux couleurs vocales nuancées et riches, ainsi que le très bon inquisiteur de Pavel Daniluk. Tous les autres, dont Liliana Nikiteanu en aubergiste ou la voyante aux graves marqués d’Agniezska Rehlis, sont appréciables et montrent un art consommé de composer des distribution de la part de la direction artistique.
En somme, un très grand moment d’opéra, sur un des meilleurs opéras d’Europe, où plateau, fosse et mise en scène sont en osmose ; les productions de L’Ange de Feu se suivent, chacune notable, chacune exceptionnelle, chacune contribuant à la redécouverte d’une œuvre qui a eu du mal à naître (la première a eu lieu en 1954, après la mort de Prokofiev et 25 ans après sa composition) et à être diffusée dans les théâtres du monde, et qui commence enfin s’installer.