La charge émotionnelle de ce Rosenkavalier viennois est très forte, pour toutes les soirées auxquelles on a assisté (entre autres Kleiber et Petrenko), mais aussi pour celles qu’on ne connaît que par la légende. `
La production a été créée en 1968, avec Leonard Bernstein en fosse et Christa Ludwig en Maréchale , rêvons un peu : en ce 13 avril 1968 chantaient Christa Ludwig, Gwyneth Jones, Reri Grist, Walter Berry et Erich Kunz. 53 ans et 387 représentations après, la production qui a été rafraîchie par Schenk lui même sous Dominique Meyer résiste toujours, c’est l’exemple parfait de ce répertoire sans âge, qui a vu traverser les plus belles distributions, et qui reste encore une des productions phares du monde de l’opéra. Celle de Munich, du même Otto Schenk, remontait à 1971 et a été remisée après 50 ans de bons et loyaux services. Elle pouvait encore durer quelques années.
C’est « Le Chevalier à la Rose » tel qu’on le rêve quand on est jeune et qu’on n’a pas encore vu de productions, de beaux costumes, un XVIIIe de carte postale, des décors énormes pour une œuvre qui n’est qu’artifice et exercice de style lyrique. Barrie Kosky qui a assuré la nouvelle mise en scène munichoise qu’on a vue en vidéo et qu’on verra « en vrai » la saison prochaine (Variant Delta permettant) dit de l’œuvre qu’elle est toute « entre guillemets », tant elle n’est que références entrelacées., musicales, Mozart et Cherubino, Verdi et Falstaff, Wagner et Meistersinger. Et pourtant, on se laisse entraîner dans cette Vienne du XVIIIe rêvée par le XIXe et le début du XXe, par la valse, par le sourire, par le clinquant, et c’est toujours le même enchantement.
Si certains chefs ont fortement marqué l’histoire des représentations de Rosenkavalier, Karajan, Kleiber père et fils au premier chef, et aujourd’hui Kirill Petrenko, en consultant les archives de l’opéra de Vienne, on voit pour cette production défiler un certain nombre de chefs dits de répertoire, mais aussi après Bernstein, Josef Krips, et déjà dès 1974 Carlos Kleiber qui reviendra vingt ans après en 1994.
Et puis il y le défilé des Maréchales qui marquèrent cette production, Christa Ludwig bien sûr, mais aussi Gwyneth Jones, Sena Jurinac, Gundula Janowitz, Helga Dernesch, Lucia Popp, Renée Fleming, Felicity Lott, Kiri Te Kanawa, Anna Tomowa Sintow, Leonie Rysanek, Nina Stemme, Anja Harteros et toutes les autres…
Il y a de quoi être ému, évidemment, à l’énoncé de tous ces noms (et j’épargne les Octavian ou les Sophie, entre autres parce que Sophie un jour, et Maréchale un autre jour, comme Lucia Popp, ou Octavian un jour comme Gwyneth Jones, et Maréchale un peu plus tard.). Rappelons enfin que Natalie Dessay, qui fut peu de temps en troupe à Vienne, chanta Sophie en 1994, pour deux représentations, mais sans Kleiber.
Nous voici donc devant un trio (presque) tout neuf et surtout devant une Maréchale nouvelle, Marlis Petersen, qui a fait ses débuts sans public à Munich et qui fait ses débuts en public dans cette mythique production viennoise. À ses côtés, l’Octavian de Daniela Sindram, bien connu depuis le début des années 2000, et une de ces voix nouvelles, émergentes comme on dit, dont nous avons parlé dans notre site (voir l'article ci-dessous), Louise Alder.
On pourra relire notre compte rendu de la mise en scène dans notre article du Blog du Wanderer : Der Rosenkavalier-Vienne-Petrenko. `
On retrouve dans cette mise en scène ce qui peuple notre imaginaire du Chevalier à la Rose, la splendeur du décor de Rudolf Heinrich, les costumes chamarrés, l’humour discret, et le petit page Mohammed n’est pas blackfacé dans cette reprise.
Ce qu’on est venu entendre, ce sont ces voix nouvelles dans les rôles qui forment un trio exceptionnel, mais comme souvent dans les grandes représentations, tous les rôles sont impeccablement tenus – il faut dire que c’est une production obligée de l’institution viennoise- . on saluera donc tous les "petits" rôles, excellents, comme Polizeikommissar de Wolgang Bankl, pilier de la troupe, le Valzacchi de Thomas Ebenstein, et Monika Bohinec (la Marthe du Faust castorfien) en Annina et la Leitmezterin de Regine Hängler, solidement installés dans leurs rôles.
Tout aussi installé le Faninal d’Adrian Eröd, autre pilier du Wiener Staatsoper, qui a aussi chanté le rôle à Salzbourg, toujours un phrasé impeccable, une manière de dire et de distiller le texte sans failles, même si la voix n’a pas toujours la projection voulue, cela reste un chanteur exemplaire.
Très notable l’intervention du Chanteur italien de Freddie De Tommaso, le jeune chanteur anglo-italien en troupe à Vienne que vont s’arracher tous les théâtres, son intervention est à la fois un petit miracle de discrétion, d’élégance et de justesse, avec une voix d’une très grande homogénéité, qui rend cette intervention. Le chanteur italien, même donné à des ténors importants (je me souviens de Marcelo Alvarez, totalement hors de propos, n’est jamais facile : il faut convaincre en trois minutes, et encore sans aller jusqu’au bout. Ici c’est une toute petite flaque « d’éternité ».
Le Ochs de Albert Pesendorfer est plutôt une excellente surprise. Nous sommes passés de l’époque des Ochs falstaffiens à celle de Ochs moins caricaturaux ou plus « éduqués » sinon plus élégants (voir Groissböck ou plus récemment Fischesser), il est plutôt un Ochs retenu, très solide vocalement, qui remporte un succès très mérité, parce qu’il est très présent sans en faire des tonnes. Il est invité à peu près partout en Europe et a été plusieurs années dans la troupe de la Staatsoper de Berlin. Sans aucun doute il est un Ochs d’aujourd’hui, même dans cette mise en scène d’hier, et même sans toujours avoir les graves pleins de certains de ses collègues d’antan.
Le trio des dames est particulièrement relevé. L’Octavian de Daniela Sindram est vif, incisif aussi, la voix qu’on connaît bien est forte, la technique sans taches, très homogène, et le texte, très clairement prononcé, est défendu avec clarté, avec les couleurs voulues. c’est un Octavian de classe.
Belle surprise avec la Sophie de Louise Alder : la voix est très claire, le phrasé impeccable, je jeu frais. Le volume est marqué, avec des passages à l’aigu très réussis et un contrôle de la voix sur toute la tessiture, si important notamment dans le deuxième acte et notamment lors du duo. On pourrait même dire qu’il n’était pas si utile de pousser à ce point le volume à l’aigu, presque trop marqué, mais c’est une vétille : l’impression générale est vraiment que nous tenons là une Sophie de classe, avec une prestation dominée de bout en bout, et à la clef un gros succès de la part du public qui découvrait cette voix toute nouvelle et qui prend désormais aussi toute sa place.
Et puis il y a Marlis Petersen : on s’en doutait après l’avoir vue en vidéo à Munich, elle surgit comme la Maréchale qui va compter. Une fois encore on va entendre les « spécialistes » nous dire qu’elle n’a pas la voix, mais il faudra nous dire laquelle, vu le choix qu’on peut avoir dans les typologies des maréchales depuis la création de l’œuvre.
Quand Marlis Petersen se met à chanter un rôle, c’est qu’elle a la voix pour. C’était le cas pour sa Salomé, où elle a montré de quoi elle était capable, et c’est ici le cas où elle chante un Rosenkavalier traditionnel, avec l’orchestre traditionnel qui a accompagné les plus grands enregistrements, Kleiber (Erich), Böhm, Bernstein, Solti qui est ce soir en formation somptueuse avec ses solistes les plus fameux dont Rainer Honeck et Daniel Ottensamer.
La qualité suprême de Marlis Petersen, c’est un travail sur le texte pratiquement unique, qui lui permet de moduler la couleur de chaque mot : c’est ici essentiel dans un opéra qui est « Komödie für Musik » et qui exige donc de donner un poids tout particulier aux mots. C’est toute sa force, car tout ce qu’elle chante et tout ce qu’elle dit est perceptible et fait sens, avec une simplicité, une liberté, une personnalité et un naturel qui en font une vraie Maréchale de notre temps. Son monologue final du premier acte est une rare poésie, ses inflexions ailleurs (« Ja ja ») sont calculées pour faire éprouver et sentir à la fois la vitalité extraordinaire du personnage, mais en même temps la nostalgie, qu’on sent passagère, mais réelle. Elle sait faire ressentir l’intelligence, l’humanité, la sympathie, mais aussi le nuage passager de la mélancolie. Il y a dans cette voix quelque chose de suspendu, qui est poésie pure, et qui n’est pas sans rappeler (« ja ja » !), Schwarzkopf. Du même coup, elle irradie quand elle est en scène, et son entrée finale est éblouissante, tout comme sa sortie d’une rare élégance. Elle a travaillé le rôle, elle en a travaillé chaque inflexion et elle donne à cette maréchale une grandeur et une humanité qui la place dans les très grandes, immédiatement, à la fois sensible, mais suffisamment distanciée dans une mise en scène traditionnelle qu’elle sait habiter et qu’elle sait donc renouveler et moderniser. Simplement fabuleuse.
C’est surtout par la manière dont Philippe Jordan l’accompagne et sait faire plier l’orchestre aux mots qu’elle prononce et aux situations qu’on lit la réussite de la direction musicale. Certes, dans ce répertoire à Vienne, le chef allume l’orchestre, qui continue souvent en pilotage automatique tant il connaît cette musique par cœur, encore plus en ce mois de juin où l’on joue en public depuis peu et où ce sont des retrouvailles avec un répertoire aimé dans lequel on excelle. Alors, on est complètement pris par les préludes, et notamment au troisième acte, sorte d’exposition de tous les possibles de cet orchestre de légende qui installe l’auditeur sur un nuage.
Évidemment, cela s’entend dès les premières mesures, l’orchestre s’en donne à cœur joie, quitte à couvrir quelquefois les voix et faire pencher la balance du mauvais côté, mais en réalité, Philippe Jordan veille au grain, lui qui a lancé la machine et qui lui aussi semble heureux de se retrouver au pupitre pour l’un de ses compositeurs de prédilection.
Et dès que c’est nécessaire, c’est à dire dès que le discours doit être accompagné, par exemple dans les interventions de la Maréchale du premier acte, l’orchestre se fait à la fois présent et éthéré, allégé et poétique, en une sorte d’osmose avec la voix qui est si caractéristique de certains moments straussiens, et qui ici soutient particulièrement le plateau et notamment cette maréchale exceptionnelle : il y a entre orchestre et voix comme une respiration commune faite de délicatesse, de méditation, de silence aussi qui fait chavirer l’auditeur et rend cette représentation de répertoire un des joyaux de la saison.