Alexander von Zemlinsky (1871–1942)
Der Traumgörge (1904–1906/1980)
(Görge le rêveur)
Opéra en deux actes avec épilogue
Livret Leo Feld d'après le conte Vom unsichtbaren Königreich  (des royaumes invisibles) de Richard von Volkmann-Leander et du poème Der arme Peter (le pauvre Pierre) de Heinrich Heine
Créé au Staatstheater Nürnberg, le 11 octobre 1980
Création en France
Adaptation pour orchestre de chambre d'après l'édition critique d'Antony Beaumont :  Jan-Benjamin Homolka

Mise en scène : Laurent Delvert
Décors : Philippine Ordinaire
Costumes : Petra Reinhardt
Lumières : Nathalie Perrier
Chorégraphie : 
Sandrine Chapuis

Görge : Daniel Brenna
Gertraud / la Princesse : Helena Juntunen
Grete : Susanna Hurrell
Le Meunier : Andrew Greenan
Le Pasteur / Matthes : Igor Gnidii
Hans : Allen Boxer
Züngl : Alexandre Sprague
Kaspar : Wieland Satter
Marei : Aurélie Jarjaye
L’Aubergiste : Kaëlig Boché
La femme de l’Aubergiste : Amandine Ammirati

Chœurs de l’Opéra national de Lorraine et de l’Opéra de Dijon.
Orchestre de l’Opéra national de Lorraine.
Direction musicale : Marta Gardolińska

 

Nancy, Opéra National de Lorraine, mercredi 30 septembre 2020

Avec Der Traumgörge à Nancy, la redécouverte des opéras de Zemlinsky se poursuit dans une salle où ce compositeur est à l’honneur depuis une quinzaine d’années. Vraie rareté que ce titre, jamais monté du vivant du compositeur mais heureusement ressuscité en 1980, et pour lequel l’Opéra de Lorraine a réussi à réunir une fort belle distribution, dont la tâche est un peu facilitée par la présence en fosse d’une formation de chambre – Covid oblige – en lieu et place de l’opulent orchestre prévu par Zemlinsky.

Si l’on peut affirmer qu’Alexander von Zemlinsky n’eut guère de chance durant sa vie ici-bas, il est permis de penser en revanche que la postérité est en train de réparer peu à peu les coups qu’un sort injuste porta au compositeur viennois. Ces compensations arrivent hélas à titre très posthume, mais à tout prendre, cela vaut mieux que l’oubli total dans lequel bien d’autres créateurs restent enfouis.

Malchanceux, Zemlinsky le fut incontestablement. On sait qu’il fut longtemps un amoureux transi auprès de son élève Alma Schindler qui comprit très vite qu’elle n’avait que faire de ce petit homme si laid. Dans les années 1930, il dut fuir le nazisme et se réfugia aux Etats-Unis, mais resta bloqué à New York, loin de son beau-frère Schönberg qui, lui, avait gagné la Californie. Et le pauvre Zemlinsky, qui ne parlait pas un mot d’anglais, mourut d’une pneumonie en 1942.

La Princesse (Helena Juntunen), Görge (Daniel Brenna)

Un de ses premiers malheurs concerne son troisième opéra, Der Traumgörge, que Mahler voulait présenter à l’Opéra de Vienne au cours de la saison 1906–1907. Hélas, Mahler démissionna de son poste, et son successeur, Felix Weingartner, ne voulut plus entendre parler d’une œuvre programmée avant lui. Zemlinsky alla frapper à la porte d’autres théâtres, et il avait bon espoir de le voir monté à Prague quand la Première Guerre mondiale en décida autrement.

Si bien que la partition de ce Traumgörge dormit dans les bibliothèques jusqu’en 1980, date à laquelle le Staatstheater de Nuremberg en donna la création mondiale. Alors que l’Allemagne redécouvrait ses compositeurs « dégénérés » un demi-siècle après leur mise au ban par le Troisième Reich, le chef américain James Conlon se prit de passion pour Zemlinsky et réussit à convaincre EMI de lui commander toute une série d’enregistrements de studio. Voilà comment s’explique le paradoxe qui nous vaut deux versions discographiques de Der Traumgörge, l’écho d’un concert donné à Francfort en 1987, et une intégrale de studio sortie en 2003.

En France, l’Opéra de Paris n’a guère osé que Der Zwerg (Le Nain) en 1998 (James Conlon était alors directeur musical, tout s’explique), et c’est « en région » que Zemlinsky a bien davantage été honoré. L’Opéra de Lyon a présenté Eine florentinische Tragödie (Une tragédie florentine) en 2007 et 2012 et Der Kreidekreis (Le Cercle de craie) en 2018, mais c’est l’Opéra National de Lorraine qui est véritablement le champion de Zemlinsky en France. Sous le mandat de Laurent Spielmann, on a pu voir à Nancy Der König Kandaules (Le Roi Candaule) et Une tragédie florentine en 2006, puis Der Zwerg en 2013 ; le nouveau directeur, Mathieu Dussouillez, persiste dans cette veine en proposant cette rentrée le rarissime Traumgörge, coproduit avec Dijon où on le verra courant octobre.

Gertraud (Helena Juntunen), Görge (Daniel Brenna)

Evidemment, en cette rentrée difficile, on comprend bien qu’il faut accepter quelques compromis, le principal étant la version de chambre de la partition, qui permet d’espacer suffisamment les instrumentistes dans la fosse. Cela dit, durant la saison 2017–2018, une production de Der Zwerg avait été donnée à Lille et à Rennes dans une version pour orchestre réduit, et ce bien avant la pandémie… L’essentiel est de donner à entendre cette musique, même adaptée, et l’expérience prouve qu’elle ne perd rien de sa force ni de sa séduction, même confiée à une formation bien moins nombreuse que prévu. Avec des tempos modérés qui lui permettent de se situer exactement entre les deux versions discographiques quant à la durée totale de l’œuvre, la chef Marta Gardolińska sait restituer les différents visages de la partition, son climat de poésie comme ses paroxysmes. Le deuxième acte fait ainsi se succéder une truculente scène de foule, un très long duo d’amour où les deux protagonistes confrontent leurs difficultés existentielles avant de reconnaître ce qui les rapproche, et une confrontation où les paysans tentent de brûler « la sorcière » défendue par Görge. Si Zemlinsky parlait de Märchenoperà propos de Der Traumgörge, il faut préciser que c’est un opéra où il est question de contes de fées plutôt que d’un « opéra-conte de fées ». Le personnage principal est un rêveur, qui aimerait vivre dans l’univers des contes, mais qui est rattrapé par une réalité bien moins idyllique, puisque l’action se situe pendant les guerres napoléoniennes. Et au dernier acte, Görge comprend que la princesse de ses rêves, il l’a trouvée en la personne de Gertraud la marginale rejetée par la société, avec qui il goûte désormais aisance financière et bonheur parfait, très loin de son idéalisme initial.

Pour sa mise en scène, Laurent Delvert a judicieusement éliminé tout ce qui relevait de l’accessoire encombrant. Les costumes renvoient à quelque village autrichien du début du XXe siècle, avant que le dernier acte nous propulse de nos jours. Le décor (de hilippine Ordinaire) se limite à un plateau en pente, orné d’un champ de blés au premier acte, encore plus dépouillé au second, l’évocation de l’auberge se bornant à une pompe à bière, à une table où l’on cuisine à l’arrière-plan, et à une tonnelle de roses réduite à sa plus simple expression. Au deuxième acte surtout, les lumières réglées par Nathalie Perrier y créent une ambiance nocturne avec de fort beaux effets de clair-obscur. Une erreur, cependant : pourquoi avoir fait traverser la scène en diagonale par un ruisseau excessivement sonore ? Quand le rideau se lève (et que l’eau se met à couler dans la rigole), l’oreille perçoit un bruit désagréable, un grésillement qui durera pendant tout le premier et tout le troisième acte. On espère vivement que cette eau trop vive, très peu utilisée par la mise en scène, aura disparu lors des représentations dijonnaises.

Quant à la distribution vocale, Nancy a réussi à trouver des interprètes tout à fait idoines et convaincants. On connaissait déjà Helena Juntunen pour ses prestations à l’Opéra de Lorraine dans Die tote Stadt (La Ville morte) de Korngold et en Infante dans Der Zwerg : les exigences du rôle de Gertraud se situent un cran au-dessus et ne sont pas loin de celles de Salomé, qu’elle a chantée récemment à Strasbourg. Surtout lorsqu’on adjoint au personnage de la sorcière l’intervention de la princesse entendue en rêve par Görge au premier acte. La soprano finlandaise maîtrise une large palette expressive et assume les éclats exigés sans que jamais sa voix ne s’alourdisse ou ne s’épaississe, ce qui lui préserve une fraîcheur de couleurs fort bienvenue. Découverte en revanche, en ce qui concerne Daniel Brenna, Görge aux allures de Pierre Bezoukhov de Guerre et paix, grand garçon à lunettes, un peu lourdaud, mais dont la voix se déploie avec une franchise et une aisance des plus réjouissantes. Dijon et Caen l’ont déjà entendu en Laca dans Jenufa, il aurait dû être le Tambour-major de Wozzeck à Aix cet été, et l’on espère qu’il pourra être Parsifal à Genève comme prévu au printemps prochain. Bien que son rôle soit beaucoup moins développé, il faut saluer, à un même niveau d’excellence, l’admirable prestation de Wieland Satter, baryton-basse à la diction mordante, au timbre riche et à l’autorité confondante. Avec de tels atouts dans son jeu, cet artiste devrait rapidement trouver des engagements au-delà du Pfalztheater de Kaiserslauten où il a ses habitudes ; ses interventions pleines de véhémence restent parmi les grands moments du spectacle.

Hans (Allen Boxer), Grete (Susanna Hurrell)

Les deux principaux rôles féminins à part Gertraud sont assez brefs : Susanna Hurrell est une charmante Grete, et l’on remarque les imprécations de la servante d’auberge, auxquelles Aurélie Jarjaye confère une belle vigueur. On retient aussi la délicatesse du ténor Alexandre Sprague et la prestance du baryton Allen Boxer. Même en effectifs réduits, les Chœurs de l’Opéra de Lorraine et de l’Opéra de Dijon sont eux aussi à la hauteur de cette création française, pour laquelle on regrette que les spectateurs nancéens ne se soient pas déplacés plus nombreux. La musique de Zemlinsky est si belle qu’il serait dommage de manquer cette occasion de l’entendre.

La Princesse (Helena Juntunen), Görge (Daniel Brenna)
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Laurent Bury
Ancien élève de l’ENS de la rue d’Ulm, auteur d’une thèse consacrée au romancier britannique Anthony Trollope (1815–1882), Laurent Bury est Professeur de langue et littérature anglaise à l’université Lumière – Lyon 2. Depuis un quart de siècle, il a traduit de nombreux ouvrages de l’anglais vers le français (Alice au pays des merveilles de Lewis Carroll, Orgueil et préjugés de Jane Austen, Voyage avec un âne dans les Cévennes de Stevenson, etc.) ; dans le domaine musical, on lui doit la version française du livre de Wayne Koestenbaum, The Queen’s Throat, publié en 2019 par les éditions de la Philharmonie de Paris sous le titre Anatomie de la folle lyrique. De 2011 à 2019, il fut rédacteur en chef adjoint du site forumopera.com, puis rédacteur en chef de novembre 2019 à avril 2020. Il écrit désormais des comptes rendus pour plusieurs sites spécialisés, dont Première Loge.

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