Giuseppe Verdi (1813–1901)
Le Trouvère (1857)

Opera en quatre actes sur un livret de Salvadore Cammarano
Traduction française d'Émilien Pacini

Création mondiale de l'édition critique de David Lawton
The University of Chicago Press, Chicago et Casa Ricordi, Milano

Personnages Interprètes
Manrique, le Trouvère GIUSEPPE GIPALI
Le Comte de Luna FRANCO VASSALLO
Fernand MARCO SPOTTI
Ruiz LUCA CASALIN
Léonore ROBERTA MANTEGNA
Azucena, la Bohémienne NINO SURGULADZE
Inès TONIA LANGELLA
Un Bohémien NICOLÒ DONINI
Un messager LUCA CASALIN

Direction musicale
ROBERTO ABBADO
Conception, mise en scène, décors et costumes
ROBERT WILSON
Metteur en scène associé
NICOLA PANZER
Collaborateur aux décors
STEPHANIE ENGELN
Collaborateur aux lumières
SOLOMON WEISBARD
Costumes
JULIA VON LELIWA
Maquillage
MANU HALLIGAN
Assistant à la mise en scène
GIOVANNI FIRPO
Video design
TOMEK JEZIORSKI
Dramaturgie
JOSÉ ENRIQUE MACIÁN
Chef des chœurs
ANDREA FAIDUTTI

ORCHESTRA E CORO DEL TEATRO COMUNALE DI BOLOGNA

Nouvelle production du Teatro Regio di Parma

En coproduction avec Fondazione Teatro Comunale di Bologna, Change Performing Arts

 

Teatro Farnese, Palazzo della Pilotta, Parma, 7 octobre 2018

C’est en Italie qu’on peut écouter Le Trouvère de Verdi dans sa version française de 1857, signée Emilien Pacini pour l’Opéra de Paris. Quelques modifications (la fin notamment) quelques cadences différentes, un ballet et voilà le dramma in quattro parti devenu un Grand Opera en quatre actes. Déjà la toute première édition du Festival Verdi de Parme, à la fin des années 1980 affichait Le Trouvère (direction Vjekoslav Šutej) au Teatro Regio. Le titre est de nouveau affiché, mais dans le somptueux écrin du Teatro Farnese du Palazzo della Pilotta, prêté pour la troisième et dernière année au Festival. Salle pleine et succès au rendez-vous de la production de Robert Wilson et de la direction de Roberto Abbado, nouveau directeur musical.

 

Ballet du troisième acte

On se demande bien pourquoi l’Opéra de Paris, pour qui Verdi a repris sa partition, n’affiche pas ce Trouvère, alors qu’il y a aujourd’hui les chanteurs français pour l’interpréter. Cela fait partie des interrogations posées par une programmation qui s’essaie depuis bien peu de temps à reporter quelques pièces du répertoire historique de cette maison sur la scène avec d’inexplicables oublis…
L’équipe du Festival Verdi a prévu cette production pour le somptueux Teatro Farnese, construit en 1618 par l’architecte Aleotti, mais inauguré en 1628, et restauré suite aux bombardements de la seconde guerre mondiale. Aujourd’hui pièce maîtresse du musée des Galeries Nationales de Parme, le théâtre n’est pas équipé des dispositifs techniques habituels, et il est impossible d’y monter un décor imposant et d’y opérer des changements importants d’une scène à l’autre. Aussi le recours à Robert Wilson pour la mise en scène se justifie-t-il dans la mesure où l’opéra s’y déroule dans un décor fixe (une boite grise) et que les ambiances varient seulement par les éclairages.

Une mise en scène très plastique, au style peut-être inadapté

Acte I : Marco Spotti (Fernand)

Mais cela ne signifie pas que le style hiératique que Robert Wilson promène sur toutes les scènes depuis ses premiers succès (Einstein on the beach, 1976), convienne à un opéra aussi échevelé et mouvementé que Le Trouvère. Nous avons donc droit aux figures imposées du wilsonisme, gestes lents, profils et ombres, maquillages blafards, vaguement inspirés du Nô japonais (costumes de Julia von Leliwa et maquillages de Manu Halligan), et à des images qui, reconnaissons-le, ne manquent ni d’élégance, ni de beauté, mais mettent à distance une œuvre qui normalement ne souffre pas la distance. Sans doute une supposée componction de la version française s’impose au lieu de la vibration italienne.
Ainsi donc les mouvements sont-ils minimaux, les gestes d’une lenteur calculée, les regards le plus souvent fixes et face au public, et le décor varie par des taches de couleur rouge, blanche, or, dans un univers tout bleu, comme il se doit.
Quelques éléments viennent émailler ce cadre il faut bien le dire trop habituel : un vieillard, sorte de clochard de conte de fée, et une grand-mère, comme un couple sorti de Grimm, une gouvernante trainant un bébé ou des enfants qui jouent, des images idéales qui tranchent avec l’horreur du récit, fait de mères sacrifiées, de grand-mères spoliées, de bébés envoyés au feu.
Seul moment mouvementé (y compris dans la salle) le long ballet, qui devient un combat de boxeurs aux gants rouges, d’abord isolés, puis en groupe, des hommes, des femmes, des enfants : on sent la métaphore de l’histoire qui nous est racontée comme un long combat multiple, mais la longueur répétitive et une musique qui n’est pas toujours passionnante finissent par lasser le public qui s’agite.
Le caractère global de ce travail, impeccable techniquement, d’une incontestable plasticité, est d’être attendu et jamais surprenant : Bob Wilson tel qu’en lui-même enfin l’éternité le change.

Une distribution peu idiomatique, mais homogène et de qualité

Le Trouvère  en langue française aurait peut-être demandé quelques chanteurs francophones natifs au style peut-être plus idiomatique, d’autant, nous l’avons écrit, qu’il y a aujourd’hui (ce ne fut pas toujours vrai) une distribution française possible pour un Trouvère. La distribution réunie est presque exclusivement italienne et il faut reconnaître les efforts pour phraser en français et proposer une diction assez claire, notamment pour Gipali (Manrique) et Vassallo (Luna), Nino Surguladze en revanche (qui a la voix pour Azucena) ne réussit pas à rendre audible son français.
Il doit être difficile pour des italiens ou des chanteurs habitués à la version italienne d’acquérir les réflexes de la version française, car Le Trouvère ne demande pas toujours le même style ni les mêmes cadences qu’en italien. Le premier exemple évident se situe dans la cabalette qui suit le premier air de Léonore « l’amour ardent, l’amour sublime et tendre » (« Di tale amor che dirsi mal può dalla parola » dans la version italienne). Le modèle de ce type d’air remonte aux origines du Grand Opéra, et demande un grand contrôle sur la voix et des passages à l’aigu et au suraigu sûrs ; deux ans après, Gounod dans son Faust s’en souviendra pour sa  Marguerite.
C’est ici d’autant plus difficile que l’acoustique de la salle est impossible, une vraie chambre d’écho de cathédrale, avec une résonance excessive, très gênante pour les parties chorales plutôt confuses, qui semblent souvent en décalage avec l’orchestre – pur effet acoustique, et pour la voix des chanteurs qui se perd. Le bois fait caisse de résonance démultipliée, parce que la salle n’a de plafond que le toit du bâtiment : d’où une perte de son et de netteté, le tout se diluant dans un espace bien plus vaste que la salle elle-même.

Franco Vassallo (Luna)

C’est Franco Vassallo qui m’est apparu le plus à l’aise, le plus en phase avec ce style, dans un français compréhensible et avec un certain raffinement. Il réussit à incarner un Luna de belle facture, son « Son regard, son doux sourire, tout ajoute à mon délire » (« Il balen del suo sorriso » dans la version italienne) est parfaitement maîtrisé et d’une grande élégance non dépourvue d’émotion, d’où le triomphe obtenu. Mais il a aussi le rythme et l’énergie voulus à d’autres moments plus héroïques. Une belle prestation.
Giuseppe Gipali, au français bien clair lui aussi, a un chant appliqué et juste, lyrique certes, avec un joli timbre, mais manquant peut-être de l’héroïsme juvénile qu’exige le personnage. Aussi bien l’incarnation scénique reste pâle et c’est un Manrique un peu mûr qui est proposé par Wilson : il est vrai que l’exigence de hiératisme et de fixité n’arrange pas les choses. Le chant reste peu habité et c’est dommage parce que techniquement tout (à un suraigu près) y est.

Giuseppe Gipali (Manrique) et Roberta Mantegna (Léonore)

Roberta Mantegna est arrivée très récemment sur les scènes italiennes, le timbre n’est pas d’une séduction exceptionnelle, mais la musicalité, le style, la technique en font une remarquable Léonore, à la présence vocale notable : certes le français n’est pas toujours compréhensible dans cet espace, mais les variations exigées, les cadences sont parfaitement au point, et aussi bien « brise d’amour fidèle » (« d’amor sull’ali rosee » dans la version italienne) que le « miserere » sont les très beaux moments attendus. Un nom à retenir qu’on va voir désormais sur bien des scènes…

Nino Surguladze (Azucena)

Nino Surguladze a incontestablement la couleur et les aigus, mais pas (trop) le registre central et la voix accuse une légère hétérogénéité de ligne, il reste que, dans un français certes très difficile à comprendre, les morceaux de bravoure sont de beaux moments : ainsi évidemment de « c’est là qu’ils l’ont traînée en larmes, enchainée » (« Stride la vampa ») ou « Je vivais pauvre et sans peine » dans l’acte III (« giorni poveri vivea ») chantés avec intensité et engagement.
Ainsi donc le quatuor célèbre du Trouvère (ceux dont Caruso ((ou Toscanini ? Il y a différentes versions)) disait qu’il suffisait d’avoir le meilleur baryton, le meilleur ténor, le meilleur mezzo et le meilleur soprano pour que ça fonctionne) fonctionne-t-il au total correctement et de manière homogène. Aux quatre protagonistes ajoutons le Fernand de Marco Spotti dont l’air d’ouverture (« De mon maître le père avait deux fils… », soit « Di due figli vivea padre beato » et « Paraît à ses regards une sorcière… » soit « Abbietta zingara, fosca vegliarda ! » ) est exécuté non sans noblesse avec une voix qui porte et très homogène, mais la surprise initiale de l’acoustique difficile oblige l’auditeur à s’habituer et peut-être cet air d’entrée en pâtit-il. Tous les autres rôles plus réduits sont assez bien tenus.

Une direction musicale raffinée, à la recherche d'une couleur française

La question de Trovatore comme du Trouvère est bien connue : dès l’air de Fernand, plus aucune note n’est à enlever, c’est sans doute l’œuvre de Verdi sous ce rapport la plus intense, la plus équilibrée et la plus parfaite qui soit : le spectateur est happé dans un tunnel haletant fait d’airs et d’ensembles qui s’enchaînent sans aucune faute de rythme, sans aucune baisse de tension, sans laisser le temps s’arrêter : un chemin qui va crescendo jusqu’à la fin. La version italienne est ainsi une sorte de modèle que Verdi lui-même ne reproduira peut-être plus (il essaiera avec La Forza del Destino sans y réussir).
La version française, dans la très juste traduction d’Émilien Pacini avec sa moindre fluidité, sa diction un peu plus appliquée, ses quelques ruptures de rythme, son ballet de 25 minutes qui ralentit l’action (début de l’acte III), n’a pas toujours ce côté haletant qui plaît tant dans la version italienne, mais elle une autre couleur et d’autres qualités de lyrisme et de pur style, même si les modifications (la fin exceptée, vraiment remaniée) restent mineures : la question de la langue et de son adaptation à la musique se pose, d’une manière très différente que dans un Don Carlos dont la musique est écrite pour la langue française. C’est pourquoi on peut souhaiter ardemment un Trouvère français totalement idiomatique, pour juger de sa couleur et de sa réelle variation par rapport à l’original italien.
Le chœur et l’orchestre du Comunale de Bologne, invités par le Festival pour les spectacles fuori sede, hors du Teatro Regio de Parme, c’est à dire le Farnese et Busseto, sont évidemment rompus à ce répertoire, comme tous les orchestres de cette terre émilienne dédiée à Verdi. Le chœur est très bien préparé par Andrea Faidutti, il a la respiration, le rythme, la puissance, dans un contexte acoustique qui ne lui est absolument pas favorable, et l’orchestre est parfaitement en place, malgré les mêmes problèmes.
Roberto Abbado, nouveau directeur musical du Festival, essaie par son approche plutôt délicate et raffinée, de montrer la différence de traitement du Trouvère par rapport au Trovatore. Il y privilégie une certaine douceur, une délicatesse qu’on n’a pas l’habitude d’entendre dans cette œuvre. L’acoustique ne favorise pas toujours la limpidité du rendu et la clarté des niveaux de lectures de chaque pupitre en particulier, mais l’approche très raffinée et volontairement plus sensible au rendu du style qu’à ce halètement si typique de la version italienne montre le souci de rendre la différence qui s’impose dans une version dont on entend pour la première fois l’édition critique. Roberto Abbado, qui est un très bon musicien, a ce souci de la couleur. S’il s’agissait seulement d’un copier/coller entre la version italienne et la version française, l’opération ne se justifierait pas. C’est vraiment l’autre couleur d’une œuvre rebattue et donc une vision nouvelle qui nous est ici proposée ; en ce sens l’entreprise suscite non seulement un incontestable intérêt, mais montre une fois de plus à l’instar de Wagner, mais aussi à l’instar du souci très marqué de Verdi sur l’adéquation texte-musique, que la langue détermine toujours une écoute nouvelle et un regard nouveau sur les œuvres.  Si Verdi a écrit quelques éléments musicaux différents dans son Trouvère, c’est qu’il estimait qu’à la langue française devait correspondre un style un peu modifié, qui jetât sur l’ensemble un nouvel éclairage. C’est pourquoi cette présentation et la direction de Roberto Abbado sont si intéressantes.
Je reprends donc mon antienne : à quand un Trouvère chez lui, à Paris ?

Images wilsoniennes…
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Guy Cherqui
Agrégé de Lettres, inspecteur pédagogique régional honoraire, Guy Cherqui « Le Wanderer » se promène depuis une cinquantaine d’années dans les théâtres et les festivals européens, Bayreuth depuis 1977, Salzbourg depuis 1979. Bouleversé par la production du Ring de Chéreau et Boulez à Bayreuth, vue sept fois, il défend depuis avec ardeur les mises en scènes dramaturgiques qui donnent au spectacle lyrique une plus-value. Fondateur avec David Verdier, Romain Jordan et Ronald Asmar du site Wanderersite.com, Il travaille aussi pour les revues Platea Magazine à Madrid, Opernwelt à Berlin. Il est l’auteur avec David Verdier de l’ouvrage Castorf-Ring-Bayreuth 2013–2017 paru aux éditions La Pommerie qui est la seule analyse parue à ce jour de cette production.

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