La Vie parisienne est doublement d'actualité pour le public bordelais, à commencer pour des raisons pratiques par l'ouverture de la nouvelle ligne TGV qui relie les deux villes en un temps record et nous transporte à grande vitesse dans le chef d'œuvre de Jacques Offenbach. Le spectacle de Vincent Huguet (qui signait à Bordeaux les Voyages de Don Quichotte) joue explicitement sur un ensemble de références modernes ou modernisées qui invitent à visiter le faubourg Saint Germain depuis les quais de la gare jusqu'aux toits en zinc. L'opéra-bouffe est passé à la moulinette de gags assez lourds comme le "balai de l'opéra de Paris", le souper livré par un coursier ou les banderoles improbables qui annoncent qu'on "ne naît pas marquise, on le devient".
Que viennent faire dans cette galère ce couple d'aristocrates suédois dont on imagine l'incongruité et l'exotisme qu'ils pouvaient représenter dans le Paris du Second empire. Avides de s'encanailler dans un demi-monde qu'ils découvrent à l'aide d'un faux guide et vrai amoureux, le Baron et la Baronne de Gondremarck feront les frais de cette thérapie de moeurs plutôt mouvementée. On regrette ici la légèreté et l'élégance de la production lyonnaise de Luc Pelly en 2007, un des rares metteurs en scène (sans doute avec Barrie Kosky dans un style et des moyens différents) qui sache conjuguer l'opéra-bouffe sans mordre dans les marges de la vulgarité et de la facilité.
Passe encore pour des dialogues décapants et décapés à la mode syntaxique urbaine 2017, c'est surtout la question du rythme et du réglage qui pose d'évidents problèmes et ralentissent certains enchaînements. On sauve évidemment les clins d'œil aux spécificités bordelaises, entre les grands châteaux qui servent de sponsors au défilé des égéries parisiennes (Sonia Rykiel, Karl Lagerfeld et Geneviève de Fontenay), et d'autres menus détails comme l'inénarrable chocolatine, réservée aux connaisseurs.
Le légendaire Jean-Paul Fouchécourt puise dans une gestuelle comique efficace pour dessiner le personnage du bottier. La performance est d'autant plus remarquable qu'il réussit à faire oublier des moyens réduits à des ébauches de phrases et un abattage sans cesse truqué. Face à lui, Anne-Catherine Gillet (Gabrielle) brûle les planches avec un brio et un phrasé enthousiaste, hérité de sa fréquentation d'un répertoire français plus serioso. Même constat pour les deux autres héroïnes, à commencer par l'incontournable Aude Extrémo, sous-employée dans un rôle de Baronne de Gondremarck dont elle ne fait qu'une bouchée avec sa voix ample et voluptueuse ("Je reviens charmée… enivrée…"). L'autre femme fatale est la Metella de Marie-Adeline Henry, voix rebelle et percutante mais dont le caractère théâtral invariablement revêche peine à convaincre tandis que ses deux compères Raoul de Gardefeu (bien pâle Philippe Talbot) et le gigotant Bobinet d'Enguerrand de Hys, servent un humour aux saveurs de champagne éventé (on fermera les yeux sur l'hommage rendu à la chute de reins de Mireille Darc). Le phrasé embarrassé de Marc Barrard (Baron de Gondremarck) peine à convaincre qu'il veut "s'en fourrer jusque-là" tandis que Mathias Vidal confond la pétulance du Brésilien avec une mauvaise rengaine de boulevard.
L'Opéra de Bordeaux met les petits plats dans les grands en invitant chœur et ballet à se joindre à la fête et offrir en guise d'entracte une étonnante performance hors les murs, réglée par Kader Attou sur une musique enregistrée signée Régis Baillet. Préférant à l'exacte mise en place l'énergie volubile et communicative, la battue de Marc Minkowski fournit à cette belle équipe un carburant guilleret et irrésistible.