Il y a décidément dans Thaïs un parfum suranné, qui d’abord respire l’orientalisme du XIXe, on plonge dans Gustave Moreau, dans Flaubert, dans les parfums capiteux, déjà le nom, Thaïs respire un exotisme sulfureux.
Surannée aussi cette histoire de prostituée qui devient sainte, élue et élevée par la grâce divine, tandis que celui qui la conduit à Dieu perd sa foi pour épouser celle de l’amour charnel à son contact. Ce sont des débats qu’on pourrait dire d’un autre âge, néanmoins inscrits dans l’époque de la création.
La thématique de Thaïs traverse en effet d’autre débats, plus politiques sur la question religieuse qui déboucheront sur la séparation de l’église et de l’État. Anatole France, auteur du roman éponyme (1890) a été l’ami de Zola et de Jaurès, clairement du côté de la République qui s’installe. Il faut toujours rappeler que de 1870 au début du XXe siècle, la république est encore contestée, les milieux royalistes et catholiques puissants. Ainsi Thaïs est-elle une œuvre d’une délicieuse ambiguïté.
Le cénobite Athanaël rentre bouleversé d’Alexandrie perdue dans les plaisirs où la courtisane Thaïs prône le culte de Vénus, c’est à dire le paganisme. Fortement frappé (et plus…) par cette femme, il décide de retourner à Alexandrie pour la convaincre de se convertir. Il va voir son ami le philosophe Nicias, qui est l’amant de Thais et l’un des rois des nuits alexandrines. Athanaêl voit Thaïs, réussit à convaincre la jeune femme, déjà lasse de sa vie dissolue et de ses mensonges. Elle suit Athanaël qui l’emmène au couvent de son amie Albine, pour qu’elle puisse vivre le reste de ses jours en paix. Épuisée par ses mois de pénitence, elle se meurt. Athanaël de son côté à l’inverse saisi d’un amour très charnel pour la jeune femme, retourne au couvent pour la voir mourir prise d’une extase divine, tandis qu’il git, quant à lui, ayant par son amour renié la foi qui l’avait fait vivre jusque-là.
Une histoire sulpicienne dirait-on, dont le style plaît à Massenet. Exactement dix ans auparavant, il avait créé à l’Opéra-Comique Manon, d’après l’Abbé Prévost, où la jeune fille fait tourner la tête d’un jeune homme promis à la carrière ecclésiastique, Des Grieux, et dont l’une des scènes les plus fortes se situe justement à Saint-Sulpice où, prédicateur apprécié, il se retrouve face à Manon qu'il avait quittée et y succombe une seconde fois. Massenet aime souligner les fragilités humaines, et notamment celles des prêtres…
Mais Manon n’est pas Thaïs et n’accède pas à la sainteté, et Des Grieux n’a jamais été trop convaincu des grandeurs de la foi. Nous assistons en revanche dans Thaïs à un parcours croisé entre une courtisane repentie accédant à la sainteté et un moine saisi par la chair qu’il maudissait.
Dramaturgiquement, les choses sont assez simples parce que très manichéennes : d’une part la vie dissolue d’Alexandrie, d’autre part, la paix céleste anticipée par la vie cénobitique ou monastique, et l’opéra présente les deux versants qui ne supportent pas de juste milieu. D’ailleurs, en quittant les vanités du monde, Thaïs brûle sa maison, ses richesses, et tout ce qu’elle a adoré.
La mise en scène d’Olivier Py suit de manière discrètement ironique la couleur manichéenne de l’œuvre, d’un côté, des murs gris qui incitent à la vie intérieure et la repentance, de l’autre, un lupanar brillant de tous ses feux, sorte de caverne à luxure, où l’on saute sur tout ce qui bouge (au diable les genres) illuminé par force néons, costumé (bien peu) par forces plumes et paillettes, avec – oui quelques nus masculins (la Scala nous avait avertis au cas où des spectateurs peu au fait des réalités du monde auraient été saisis d’effroi). Olivier Py, avec son complice habituel Pierre-André Weitz qui lui a construit un décor monumental à étages, nous offre une vision de la luxure assez conforme à son imaginaire scénique (avec de beaux éclairages de Bertrand Killy) et relativement sage : on se souvient de son Tannhäuser genevois avec sa bacchanale authentiquement phallique qui avait défrayé la chronique lyrique européenne et enrichi les vendeurs de jumelles. Qu’on se rassure n’y a pas là de quoi défrayer la chronique, juste de quoi nous rappeler certaines de ses évocations débridées.
Au néon quand même l’avertissement dantesque du début de l’Enfer en lettres énormes
Nel mezzo del cammin di nostra vita
mi ritrovai per una selva oscura,
ché la diritta via era smarrita.
Au milieu du chemin de notre vie
je me retrouvai dans une forêt obscure,
car la voie droite était perdue.
Avec ces lettres de néon rouge, qui nous rappelle indirectement que Thais, bien que Sainte avait été mise par Dante en Enfer, mais il est vrai qu’elle est Sainte dans le ménologe grec (la liste des saints à fêter) mais pas dans le martyrologe romain. Tout italien connaît d'ailleurs ces vers et bien d’autres de la Divina Commedia, l’œuvre la plus puissante sans doute de la littérature européenne.
Nicias est représenté comme une sorte de fêtard intergenres (un Philosophe ?) qui ressemble à certaines « manifestations » d’un Olivier Py plus jeune (nostalgie?) sur les scènes (costume, paillettes, poitrail offert, pantalon et chaussures à talons).
De l’autre côté, du côté des moines et cénobites, du côté des religieuses d’Albine, il n’y rien des murs gris, on l’a dit et pour la mort de Thaïs un pauvre lit où la sainte vit son extase. Et là les références viennent : à l’Opéra, c’est la Bohème et la mort de Mimi, et
dans la sculpture, c’est la bienheureuse Ludovica Albertoni (du Bernin – à Rome, Église de San Francesco a Ripa dans le Trastevere). plus agitée peut-être que notre Thaïs.
Py connait ses classiques.
Il connaît ses classiques, il sait « faire », il sait rendre lisible la trame, pour cette première mise en scène d’opéra en Italie, et il sait rendre acceptable son spectacle, qui n’est justement que spectacle, et reste plaisamment sans doute un peu superficiel. Il reprend l’ironie du roman d’Anatole France, qui s’est passionné pour ces moments de fragilité et de passages d’une religion à l’autre, pour les fragilités de la foi et aussi ses hypocrisies. Du coup même les parties « cénobitiques » ne sont pas empreintes de l’austérité voulue ou du moins teintées d’une souriante ironie : les cénobites sont vus comme des membres de l’armée du salut, et même une jeune femme déshabillée mais brandissant une croix cherche à séduire un Athanaël apparemment impénétrable à la chair (ou déjà pris ailleurs…). Py, dont la palette scénique va du catholicisme à la luxure est ici chez lui.
L’œuvre est plus intéressante par ce qu’elle dit entre les lignes que par la caricature qu’on peut en faire. Nicias est un personnage à la fois fêtard et amoureux, qui n’empêche pas le départ de Thaïs et d’Athanaël et donc plutôt positif sous des dehors échevelés. Thaïs est une courtisane en représentation, une cousine de Traviata, consciente de la vacuité de sa vie, ce qui justifie sa rapide conversion : elle est mûre pour le grand saut. Athanaël en revanche habille son amour pour Thaïs (réel dès le début de l’œuvre) en sollicitude pour son salut et n’arrive plus à assumer sa contradiction une fois qu’il est arrivé à ses fins, il n’y pas de transfiguration de son amour très terrestre en amour céleste. La chair, quand elle vous tient… N'oublions pas que les méandres de l'inconscient seront bientôt l'objet des attentions de Freud. Certes on peut faire de lui une autre lecture, il serait celui qui se sacrifie et sacrifie une foi vacillante pour sauver son aimée et lui assurer la paix éternelle, et donc une sorte de martyr de la cause, mais son comportement peut être tout aussi bien l’aveuglement de l’amour et le maquillage par le discours religieux, moins reluisant : le discours de Palémon, le vieux cénobite, est sans illusion à cet égard. Et cela, Olivier Py ne s’y intéresse pas trop, il ne fouille pas vraiment les personnages et préfère les tableaux vivants et les démonstrations à grands traits. Ainsi on lit peu en Athanaël le personnage dévoré de l’intérieur, sauf à la fin quand c’est évident, mais tout au long de l’œuvre, c’est un filon qui aurait pu être développé. Parce que parallèlement, Thaïs dans l’opéra fait assez vite et clairement le parcours inverse, bien visible. Un peu plus d’épaisseur dans le traitement des personnages eût peut-être donné un poids plus grand à la trame et à l’œuvre. N’oublions pas que nous sommes – parlons de femmes sulfureuses – à l’époque où Oscar Wilde écrit Salomé (1891), que Flaubert a profondément marqué la culture avec Salammbô en 1862, qui a laissé des traces dans la littérature, la peinture et la musique, et que son Hérodias (1877) dans les Trois Contes raconte déjà l’histoire de Salomé, tandis que Massenet a repris l’histoire dans Hérodiade (1881), bref, c’est un filon qu’un compositeur à succès comme Massenet a saisi évidemment (et plusieurs fois) au vol.
Une concession au genre : nous sommes à l’opéra de Paris en 1894, en un siècle et à une époque où l’opéra est encore grand divertissement, avec son ballet obligé, d’où les chorégraphies ici un peu lourdingues de Ivo Bauchiero, à l’exception du pas de deux assez réussi (pendant la Méditation) de Beatrice Carbone et Gioacchino Starace (qu’on avait déjà vu à Pesaro dans le ballet de Moïse et Aaron).
Musicalement , on sait que Debussy ne le portait pas trop dans son cœur, vu ce qu’il en écrit dans Monsieur Croche « Il apparaît tout de suite que la musique ne fut jamais pour M. Massenet « la voix universelle » qu’entendirent Bach et Beethoven : il en fit plutôt une charmante spécialité. »
De Thaïs, il reste surtout la fameuse Méditation, le moment où Thaïs bascule, cette pièce orchestrale des bis de tournées des orchestres qui vous reste obstinément en tête pendant des heures quand on l’a entendue sous toutes ses formes pendant la soirée, comme c’est le cas ici, merveilleusement interprétée par le premier violon de l’orchestre et reprise plusieurs fois ensuite. C’est sans discussion une musique brillante, très bien orchestrée, pleine de couleurs, avec quelques moments intéressants, ce n’est pas ma musique de chevet.
Mais il faut reconnaître que Lorenzo Viotti la dirige avec ce qu’il faut de précision, de sens du détail et de la couleur et montre tous les artifices mis en œuvre pour séduire, et emporter les cœurs : « D’autre part, on sait combien cette musique est secouée de frissons, d’élans, d’étreintes qui voudraient s’éterniser. Les harmonies y ressemblent à des bras, les mélodies à des nuques ; on s’y penche sur le front des femmes pour savoir à tout prix ce qui se passe derrière… » continue l’impitoyable Debussy. C’est un peu ça en effet, une musique faite pour plaire et caresser, moins pour penser et bouleverser.
À ce jeu, Lorenzo Viotti sait éminemment séduire et caresser, et emporte l’adhésion d’une salle délicieusement titillée par les petits plaisirs charnels entrevus, loin des grands principes et des grands sentiments, et plus proches d’une légèreté froufroutante. Plus sérieusement, Viotti sait convaincre, il sait emporter la salle de la Scala, comme il l’avait su pour le Roméo et Juliette de Gounod. Il reste à l’entendre avec cet orchestre qu’il sait si bien mener dans un répertoire peut-être moins superficiel, plus profond, plus ressenti pour vérifier si l’habileté réelle à faire ressentir le velours et les moirures de la musique de Massenet se transformera en véritable poids des notes.
Le chœur préparé par Alberto Malazzi est à la hauteur de sa réputation, et particulièrement clair dans son expression.
Du point de vue de la distribution, comme souvent à la Scala, tous les rôles de complément sont parfaitement tenus, à commencer par Crobyle (Caterina Sala qui nous avait tant plu dans L’Elisir d’amore à Bergamo) et Myrtale (Anna Doris Capitelli) ((Détail amusant, un crobyle, c’est une sorte de chignon, presque un Man Bun Samouraï et une myrtale, c’est une plante, jusqu’où les librettistes vont-ils chercher leurs noms propres…)), sans oublier la charmeuse de Federica Gulda, voies rondes, séduisantes, bien projetées, la belle voix profonde au timbre charnu de Valentina Pluzhnikova en Albine, dont on remarque immédiatement le relief (elle fait partie de l’Accademia du Teatro alla Scala , tout comme le jeune Jorge Martinez qui chante un serviteur) et la voix de basse marquée de In Sung Sim en impassible Palémon représentant l’austérité cénobitique.
Très intéressant par la palette vocale et l’engagement scénique Giovanni Sala en Nicias, l’une des révélations de la soirée, la voix de ténor assez aiguë et l’allure se prêtent bien à ce rôle ambigu et débridé, et il se sort scéniquement avec brio du personnage.
C’était, comme à Monte Carlo, Ludovic Tézier qui était prévu en Athanaël, mais la fatale pandémie a frappé ici comme ailleurs, et c’est Lucas Meachem qui a chanté le cénobite amoureux.
En parfait représentant de l’école américaine, il est doué d’une diction impeccable, d’une émission claire, d’un phrasé modèle, d’une belle homogénéité vocale jusqu’à un aigu toujours bien tenu. Il mérite le triomphe obtenu. Il lui manque peut-être en engagement plus charnel, une vibration interne qui ferait ressentir le drame vécu et la contradiction. Au-delà du chant très maîtrisé, du jeu de grande qualité, il manque peut-être ce presque rien qui emporterait et créerait l’émotion.
Marina Rebeka est Thaïs, avec une palette vocale large, des aigus maîtrisés, une belle science des notes filées, une chaleur interprétative notable et une présence vraiment forte. Elle est à l’aise dans son rôle de reine de la nuit alexandrine (plus que prostituée d’ailleurs, ou alors toutes les reines des nuits chaudes en sont) tout comme dans celui de la repentie et de la sainte (ou en voie de l’être). Seul petit bémol, une diction française qui laisse un peu à désirer, mais ce n’est pas (trop) pécher, Seigneur.
Au total une de ces soirées bien faites, bien calibrées, une soirée d’opéra à qui l’on ne demandait pas trop et qui au total a donné plus qu’attendu. Que demander de mieux ? retournons à Debussy cette fois-ci plus tendre :
« Massenet fut le plus réellement aimé des musiciens contemporains. C’est d’ailleurs bien cet amour que l’on a eu pour Massenet qui lui créa du même coup la situation particulière qu’il n’a cessé d’occuper dans le monde musical.
Ses confrères lui pardonnèrent mal ce pouvoir de plaire qui est proprement un don. »