C’est la deuxième saison que l’opéra en version concertante est programmé non pas à l’Opéra mais à l’auditorium, dont la capacité permet une seule soirée et non deux comme c‘était le cas à l’Opéra (même si l'an dernier il y eut quand même deux soirées à l'auditorium..mais c'était Nabucco): l’auditorium Maurice Ravel a 2100 places, et l’opéra 1100.
Ce n’est sûrement pas une question d’acoustique, celle de l’auditorium Ravel, malgré les interventions successives, reste assez médiocre. Si c’est pour les solistes à peu près acceptable, pour le chœur en revanche c’est délétère, on entend une bouillie sonore alors que le chœur de l’Opéra a en général une impeccable diction et la réverbération reste excessive.
Pour cet Ernani, l’Opéra de Lyon a mis les petits plats dans les grands, en appelant pour le rôle-titre son titulaire actuel le plus prestigieux, Francesco Meli, et pour Carlo l’un des jeunes barytons le plus en vue actuellement, Amartuvshin Enkhbat qui avait triomphé l’an dernier dans Nabucco, en remplaçant Leo Nucci qui était prévu initialement.
Ernani, créé en 1844 à la Fenice de Venise, constitue dans la production de Verdi de ces années-là une œuvre qui marque sa singularité. Le sujet pris à Victor Hugo s’affirme comme résolument romantique, Hernani (1830) étant la pièce qui marqua le début du romantisme au théâtre. Même si Hugo interdit toute référence à sa pièce lors des premières parisiennes, Piave a respecté la trame, en la resserrant un peu, (l’opéra est en 4 actes et la pièce en 5 actes) mais en gardant par exemple un titre par acte, Il bandito (le bandit), l’ospite (l’hôte), la clemenza (la clémence), la maschera (le masque). La présence du chœur est moins affirmée que dans d’autres œuvres de la même période, comme Nabucco (1842) ou I Lombardi alla prima crociata (1843), même si l’opéra contient à l’acte III l’un des chœurs les plus fameux du répertoire Si ridesti il Leon di Castiglia.
Commandée par La Fenice de Venise, une salle plus petite que la Scala, l’œuvre est plus ramassée autour des personnages, dont l’épaisseur psychologique apparaît plus fouillée, sans doute à cause de l’original de Hugo. Quatre personnages principaux, trois hommes et une femme, les trois hommes, Ernani le bandit, Carlo le roi, et Silva le tuteur sont amoureux de la même femme, Elvira, qui , quant à elle, aime Ernani, la bandit, en réalité un Grand d’Espagne, Don Juan d’Aragon, passé dans la clandestinité dont le père a été tué par le roi, père de Carlo.
La pièce se déroule sur fond de revendications identitaires de la noblesse espagnole contre un roi considéré comme léger et amoureux de son plaisir, (il est archiduc d’Autriche et roi d’Espagne), mais son élection à l’Empire, comme lointain successeur de Charlemagne, transforme ce roi léger en Charles Quint, le grand empereur qui va déterminer l’avenir de l’Europe du XVIe siècle. Ce basculement fait que le roi Carlo qui veut se venger (notamment d’Ernani) devient l’Empereur qui pardonne : la clémence étant la première qualité d’un grand souverain (voir Cinna de Corneille).
Les voix sont distribuées de manière logique dans ce type d’opéra : le héros éponyme est ténor, l’héroïne soprano, Carlo le Roi baryton, et Silva le vieillard une basse. Et ce soir, ce qui n'est pas si fréquent, le chef et trois des protagonistes sur quatre sont italiens, le quatrième (Enkhbat) menant bonne partie de sa carrière en Italie, ce qui nous garantit au moins une homogénéité idiomatique.
Comme souvent pour les opéras de la période, le style est encore tributaire du bel canto romantique, c’est clair pour la voix du héros, un ténor très lyrique à qui il est demandé beaucoup de souplesse vocale, un style impeccable et contrôlé, comme pour les voix de ténor de Bellini ou Donizetti. Elvira est un soprano plus lyrique que ses consœurs des opéras verdiens de même période : Elvira n’est ni une Abigaille, ni une Odabella, la voix est plus proche d’héroïnes belcantistes, plus lyrique des années précédentes, demandant une belle assise, des agilités assez redoutables (notamment pour l’air d’entrée fameux, Ernani Ernani involami) et des aigus puissants, mais sans trop solliciter tout le spectre (comme pour les rôles cités plus haut). Il reste que c’est un rôle où l’on peut facilement se casser les dents. Même une Mirella Freni, qui le chanta à la Scala en 1982 (il en reste un disque dirigé par Muti) fut critiquée. Parmi les titulaires du rôle, je continue malgré tout, sans doute parce que je fus spectateur amoureux en 1982 à la Scala à voir en Freni une Elvira de classe, même avec quelques difficultés, mais au disque, il est clair que Leontyne Price reste une référence, tant pour les agilités que par la puissance et par le velouté vocal. Entre Leontyne Price et Verdi, c’est une longue histoire d’amour.
Aujourd’hui, on serait en peine de trouver une Elvira définitive, mais il y en a au moins deux qui actuellement sont sans rivales, c’est Sondra Radvanovsky, qui est sans doute la plus grande verdienne du jour, et Angela Meade, un temps affichée pour cet Ernani, (qui a préféré chanter Ermione au San Carlo de Naples, autre défi). Pour l’avoir entendue au MET en 2015 dans le rôle (aux côtés de Meli, Domingo, Belosselsky et sous la direction inspirée du grand verdien qu’est James Levine)(voir le compte rendu dans le Blog du Wanderer) on peut affirmer qu’elle est l’autre grande voix verdienne du moment. E
Ce n’est pas le cas, au moins ce soir de Carmen Giannattasio. Le soprano italien, spécialiste de rôles belcantistes, n’est pas dans sa forme optimale. La voix est couverte par l’orchestre, les aigus restent courts, le texte est mal maîtrisé et la diction peu claire. Le timbre est sombre, les graves maîtrisés et plutôt somptueux, mais les aigus souvent criés, un peu métalliques. Les agilités du premier air (très difficile il est vrai) Ernani Ernani Involami sont loin d’être convaincantes et d’avoir la fluidité voulue ; cela ira mieux par la suite (elle est moins exposée et chante surtout dans les ensembles), mais les aigus très exigeants du rôle restent courts. Au total, la prestation n’est pas à son sommet. Dommage
Francesco Meli est le grand titulaire du rôle aujourd’hui, la voix est idéalement placée, le timbre solaire, la couleur typiquement italienne. Meli est un grand styliste, au contrôle vocal de tous les instants. Il eut longtemps un problème à l’aigu qui se resserrait systématiquement (ce fut le cas au MET en 2015), mais la voix a évolué et s'est alourdie, car il aborde aussi des rôles qui demandent des aigus larges et une autre technique, comme les rôles pucciniens (il chante Cavaradossi et le chantera à nouveau aux côtés de Netrebko à la Scala en décembre). Alors, la voix s’est élargie, et l’aigu est plus facile, au détriment de l’homogénéité et du raffinement. Les parties piano sont toujours très maîtrisées, parce que ce chanteur a une vraie technique, mais le timbre perd de sa fascination dans les parties piano, et il est plus à l’aise dans les parties plus ouvertes, avec pour résultat une perte dans les variations de couleur, un chant plus monocorde et un peu plus raide que par le passé : le ténor belcantiste s’éloigne de ce style, les rôles abordés ces derniers temps ont changé la nature de la voix qui, malgré un style maîtrisé, n’a plus la finesse d’antan. Elle a changé de nature, même avec un timbre toujours aussi solaire, et se trouve dans cet Ernani – encore séduisant, soyons honnête- sur le fil du rasoir. Meli pourra-il continuer encore longtemps à chanter ce type de rôle dans lequel il était unique il y a quelques années encore ?
Face à lui, le Silva de Roberto Tagliavini. Voilà une basse au style très contrôlé, au phrasé impeccable, à la belle expressivité. Peut-être le timbre est-il un tantinet trop clair pour le rôle, qui anticipe largement Philippe II de Don Carlos ou Fiesco de Simon Boccanegra. Il est vrai que le vieux spectateur que je suis a toujours dans le fond de la mémoire un Ghiaurov irremplacé aujourd’hui. Tagliavini a pour lui une belle technique, un beau contrôle vocal (Che mai vegg'io ? Vraiment maîtrisé) et une vraie présence. Il semblait pourtant à Lyon un peu en retrait, comme agacé de ne pas pouvoir tout donner (fatigue passagère ?). Il a quand même remporté un succès mérité.
C’est Amartuvshin Enkhbat qui a ce soir emporté lla mise. Le baryton mongol, qui sort de triomphes répétés dans Nabucco (dont à Parme il y a quelques semaines) a actuellement le vent en poupe. Il fut d’ailleurs un notable Nabucco l’an dernier à Lyon. Il montre d’abord, comme beaucoup de chanteurs asiatiques, un soin jaloux de la diction : chaque mot est sculpté, prononcé, particulièrement clair, ensuite, un excellent phrasé italien. Enfin une puissance vocale notable, du grave à l’aigu (les notes aiguës sont tenues, sans faillir, sans problèmes de justesse). C’est un chanteur exceptionnel. Son Vieni meco, sol di rose, et bien sûr Oh, de' verd'anni miei (avec un aigu final peut-être inutile) sont de grands moments.
Il lui manque peut-être une personnalité interprétative plus affirmée, le visage n’est pas toujours expressif, mais c’est dans l’ensemble une performance aujourd’hui exceptionnelle. Ils ne sont pas nombreux, les barytons qui allient qualités de puissance et de style à ce point de maîtrise. Au jeu des comparaisons, on pourrait dire que le timbre un peu mat rappelle Bruson – qu’il rejoint dans la maîtrise du style. Grand moment d’opéra.
Ces voix pour la plupart somptueuses sont magnifiques dans les ensembles, nombreux dans l’opéra, à commencer par le trio tu se’ Ernani (Carlo, Elvira, Ernani), l’un des plus beaux de l’opéra…
Les personnages plus secondaires sont bien tenus par des chanteurs du studio comme Kaëlig Boché (Don Riccardo sonore) Matthew Buswell (Jago de bonne facture) ou Margot Genet au joli timbre en Giovanna. Il est indispensable qu’une distribution de qualité puisse inclure des rôles secondaires de bon niveau et c’est le cas.
Le chœur, dirigé par Johannes Knecht, est comme toujours au rendez-vous de la puissance et de l’engagement, avec le problème acoustique signalé plus haut, dont il n’est pas responsable. Il est au rendez-vous en tous cas d’un beau Si ridesti il Leon di Castiglia.
L’orchestre aux mains de Daniele Rustioni montre avoir atteint une très grande qualité de souplesse, de réactivité et de rythme dans ce répertoire auquel Rustioni donne tant de relief et de vivacité. Rustioni a une énergie et une intelligence de la partition rares, donnant à l’orchestre un rendu limpide et mettant en valeur la qualité des pupitres, notamment les bois (clarinette, hautbois) et les cuivres (les cors!). Comme souvent dans ce répertoire, on favorise l’énergie et les contrastes, et reconnaissons que Rustioni veille à éviter les traditionnels oumpapa, mais sans doute ira-t-il encore vers une plus grande exaltation des parties lyriques et des raffinements verdiens. Mais déjà quelle flamboyance, quelle pulsion et quelle respiration. Il rend justice à une œuvre injustement laissée de côté en France et rarement jouée (même en Italie), qui est à mon avis l’un des chefs d’œuvres de la production verdienne et qu’il serait bon de présenter à la scène (avis à Paris, qui n’est pas un modèle en la matière). Ce fut une belle soirée verdienne qui montre que l’on peut aujourd’hui défendre ce répertoire dans sa variété avec des artistes de grand niveau.