Avec cette production de Werther venue tout droit de Zürich, Tatjana Gürbaca fait ses premiers pas en France sur la scène de l'Opéra national du Rhin. Ce spectacle est une parfaite réussite, notamment par le fait qu'il refuse le recours facile à des images d'Epinal – artefacts à l'origine du succès populaire et d'une mode suicidaire qui mettait déjà en fureur Goethe lui-même. Point ici de redingote bleue et gilet jaune, point aussi de tartines, pistolet ou tilleuls… mornes accessoires d'un lyrisme romantique rance et décati.
Cette lecture doit beaucoup à l'astucieux décor de Klaus Grünberg, véritable petit bijou aux contours étrangement découpés, dessinant une singulière symétrie reliée à un point de fuite central. Les panneaux de bois clair sont percés de grands coffres et d'étagères, avec une ouverture au fond et une porte latérale. La frontière entre rêve et réalité est rendue fragile par l'utilisation de chausse-trappes coulissantes qui font apparaître et disparaître des tableaux vivants, aussi inquiétants que fascinants. Cet espace de projection mentale a une double fonction, à la fois narrative et psychologique. Le décor concentre l'intrigue dans un lieu extrêmement confiné qui limite les scènes de groupes et offre au regard des personnages prisonniers d'un destin oppressant. La proximité souligne l'intimité des scènes entre Charlotte et Werther – intimité rompue par l'irruption indiscrète de personnages ou de figurants. Cette fonction rappelle irrésistiblement le concept de "Merzbau" de Kurt Schwitters, architectures angoissantes que l'artiste allemand avait intitulées à l'origine "Cathédrales de la misère érotique"…
Le centre absent vers lequel les lignes convergent, est occupé par une penderie puis, au moment du bal, par un organiste montré de dos – installé au centre du dispositif comme le Créateur au sein du monde. Alors même que Werther cherchait sous les lattes, un lieu propice pour y creuser son tombeau, dans les dernières scènes, les panneaux s'ouvrent sur l'univers tout entier, laissant admirer le ballet des étoiles. Le survol de la Terre est la vision poétique d'un suicide qui se lit comme un rêve qui commence.
L'horloge qui s'affole, c'est le temps qui passe inexorablement, éloignant Werther et Charlotte de la possibilité de s'unir ; c'est également la projection de corps qui vieillissent et deviennent progressivement des caricatures. Les rondes joyeuses des enfants cèdent la place à des vieillards grabataires. La célébration des noces d'or montre avec une bonne dose d'humour noir ce naufrage des corps et des âmes. Tatjana Gürbaca dégage très subtilement cet arrière-plan, utilisant deux accessoires de déguisement (la princesse et le chef indien) pour montrer ce qu'il y a d'enfantin et de fragile dans l'amour de Charlotte et Werther. On joue ici à s'aimer, comme on "fait le mort" avec un suicide à la fois onirique et tragique, tandis que chacun tire et enchevêtre (littéralement) les fils de sa destinée… Vu comme un conte de Noël qui s'adresse à des enfants qui refusent de grandir, ce Werther montre également à travers le personnage de Sophie, le dépit amoureux et la haine de l'enfance. La petite sœur écrase sous son talon des boules de Noël, dont la joliesse jure avec le désespoir violent qu'elle éprouve. Albert est cet autre personnage laissé sur la touche – ici dépeint avec la colère rentrée d'un Golaud, impuissant à briser l'amour du couple Werther-Charlotte.
La distribution fait la part belle à des voix fraîches et juvéniles, qui participent au succès de cette production. On placera très haut l'interprétation d’Anaïk Morel, Charlotte à la fois ardente et pudique dans l'expression amoureuse. La belle projection de "Va, laisse couler mes larmes" n'a pas besoin d'un vibrato excessif pour émouvoir. Face à elle, le Werther de Massimo Giordano doit surmonter une ligne à la souplesse relative dans tout le premier acte. La couleur refait progressivement surface pour un "Pourquoi me réveiller" solaire et soyeux. Parmi les seconds rôles, la Sophie de Jennifer Courcier mérite toutes les attentions. La fluidité de l'émission et la tendresse des accents impriment au personnage des nuances rares et délicates. Elle partage les lauriers avec Régis Mengus, Albert sombre et blessé. Kristian Paul est un Bailli débonnaire et bien projeté, tandis que Schmidt et Johann trouvent en Loïc Félix et Jean-Gabriel Saint-Martin deux interprètes brillants et virtuoses. Bien préparés par Luciano Bibiloni, les petits chanteurs de Strasbourg et la Maîtrise de l’Opéra National de Strasbourg forment un chœur à la fois pimpant et scéniquement parfait.
Ariane Matiakh tient la bride haute à un Orchestre symphonique de Mulhouse souvent à fleur de notes quand il s'agit de déployer de grands espaces lyriques, mais précis et très engagé dans les interventions solistes et la cohésion de l'ensemble.