La précédente production de Pelléas et Mélisande présentée par la Bayerische Staatsoper remonte à l’Opernfestspiele 2015 sous le mandat de Nikolaus Bachler. Elle a également été proposée dans le cadre très approprié du Prinzregententheater, qui est après tout une sorte de recréation miniature du Festspielhaus de Bayreuth où Gérard Mortier a peut-être rêvé à un moment donné de mettre en scène le drame lyrique de Debussy ; et qui possède aussi, dans le petit jardin auquel on accède par l'arrière gauche du bâtiment, une belle fontaine où l'eau jaillit de la bouche de ce qui pourrait être deux têtes de sangliers (Bayreuth encore), une fontaine qui pourrait bien être une version munichoise de la fontaine des aveugles.

Ce Pelléas de 2015 n'a pourtant pas été couronné de succès ; malgré la direction toujours raffinée, volatile et sensible de l'extraordinaire Constantinos Carydis, une distribution guère plus qu'accomplie dans l'ensemble ne parvint pas à donner vie à une production, signée Christiane Pohle marquée d'une méthodique distanciation émotionnelle, qui transpirait pourtant moins la désolation que l'ennui pur et simple, et dont la principale vertu semble avoir été de susciter un rejet à peu près unanime, au point de n'avoir jamais été reprise. Les archives du Blog du Wanderer nous permettent de constater que le Wanderer, toujours judicieux, avait choisi de concentrer son attention à l'époque sur le Pelléas présenté à Lyon par Kazushi Ono et Christophe Honoré, et la production de Florence signée Daniele Gatti et Daniele Abbado. Pour le public et les critiques venus sur la Prinzregentenplatz, le vide créé par Frau Pohle a rappelé la production de Richard Jones au Nationaltheater (2004), et peut-être plus encore celle de Jean-Pierre Ponnelle au Prinzregententheater (1971), dont on peut trouver des images passionnantes sur internet.

Pelléas n'est donc pas une œuvre régulière dans la programmation munichoise, ni plus généralement dans les théâtres d'Europe centrale. Hormis la reprise par Claudio Abbado à Vienne (1988) de la géniale production d'Antoine Vitez créée précédemment pour la Scala (1986) ; hormis la production de Ruth Berghaus pour la Staatsoper de Berlin (1991) et celle de Robert Wilson pour le Festival de Salzbourg (1997), c'est en vain que la mémoire s'efforcera de sauver les productions présentées au cours des dernières décennies qui ont véritablement marqué de façon durable et significative l'histoire de la réception de l'œuvre. Celles de Guth pour Francfort (2012), de Tcherniakov pour Zurich (2016) et de Warlikowski pour la Ruhrtriennale (2017), n'ont pas bénéficié, au-delà de leurs centres de création, de la diffusion que leur énorme force esthétique et dramatique aurait méritée. C'est dire que la décision de Serge Dorny de présenter à nouveau cette œuvre, et ce dans des conditions en principe proches de l'idéal, était non seulement pleinement justifiée sur le plan artistique car peu d'orchestres de fosse peuvent être considérés comme aussi qualifiés que le Bayerisches Staatsorchester pour recréer, tant par la richesse et la transparence de leur sonorité que par la souplesse de leur style, une telle musique, mais suscitait également le plus grand intérêt intrinsèque.

Et contrairement à sa collègue Christiane Pohle en 2015, la metteuse en scène néerlandaise Jetske Mijnssen, régulièrement présente ces dernières années dans les programmes de divers théâtres européens, responsable l'an prochain du premier Parsifal à Glyndebourne, et faisant ses débuts pour l'occasion à la Bayerische Staatsoper, n'a récolté que des applaudissements de la part du public lors de cette première.
La production

Mijnssen décide, en quelque sorte, de raconter l'histoire de Pelléas d'un point de vue opposé à celui de Debussy et Maeterlinck. Le compositeur et le librettiste enveloppent en effet l'histoire des protagonistes dans un univers légendaire si évocateur, riche et épais qu'il est part de l'essence même perçue de ces êtres, sublimant ainsi tout le contexte d’une intrigue qui pourrait, au fond, sembler prosaïque et banale, ou du moins répétitive et quotidienne, une histoire d'adultère dans le contexte d'un noyau familial fermé, une histoire dans laquelle la femme préfère les hommes jeunes comme elle, aux plus mûrs, mais dont la distance s'affirme en raison du monde magique, stylisé et lointain dans lequel elle se déroule ; Mijnssen préfère nous montrer précisément cette histoire, telle qu'elle aurait pu se dérouler, sous nos yeux, dans les salons parisiens fréquentés par le compositeur et le librettiste.
Ainsi, la forêt d'ouverture dans laquelle Golaud s'est égaré et retrouve une Mélisande inconsolable, est une fête où se déroule un bal élégant et mondain, situation dans laquelle nous nous rendons immédiatement compte que nos protagonistes ne sont pas à leur place : Golaud, qui pourrait être un Alfredo Germont ou un Eugène Onéguine qui, des décennies après les épisodes respectifs avec Violetta et Lenski, est encore perdu dans la jungle urbaine et repousse avec peu de mondanité les avances d'un des préposés au bal. Comme deux esprits qui se comprennent sans avoir besoin de verbaliser beaucoup d'explications, Mélisande et lui se lient immédiatement, presque instinctivement, l'un à l'autre, unis par le lien de leur isolement réciproque.

C'est pourquoi le château d'Allemonde est une riche demeure bourgeoise dont on ne voit ou n'entrevoit que l'ameublement, une demeure que Minjssen traite comme un monde clos jusqu'à l'étouffement, dans lequel les scènes les plus intimes se déroulent à la vue de tous, au su et au vu de tous, comme dans ces maisons où personne ne dit rien mais où tout le monde sait tout. C'est pourquoi le duo entre Golaud et Mélisande, au cours duquel il découvre qu'elle a perdu son anneau, se déroule autour de la table familiale, tous les membres de la famille mangeant leur soupe, écoutant ce que Golaud dit d'eux et réagissant en conséquence ; c'est pourquoi le voyage ultérieur de Mélisande et Pelléas à la grotte, à la recherche de l'anneau perdu, est un voyage à travers les merveilles cachées du dessous de la grande table de la salle à manger ;

c'est pourquoi la scène de la tour qui suit, dans laquelle Pelléas embrasse érotiquement les cheveux de Mélisande, se déroule (pas vraiment subtilement) dans la chambre à coucher de cette dernière et de son mari Golaud, le couple étant absorbé dans ses jeux tandis que le mari se tourne et se retourne dans son lit, jusqu'à ce qu'il se réveille enfin pour réprimander les amants (pas si) puérils ; c'est pourquoi, lorsque Golaud emmène son frère Pelléas découvrir l'atmosphère suffocante des profondeurs du château, il le conduit au pied même du lit où gît le père mourant, image déjà visible dans la deuxième scène du premier acte ; c'est pourquoi, enfin, tous les membres de la famille seront également présents dans la séquence du duo final entre les amants et le fratricide rituel, y assistant comme des témoins muets qui sanctionnent peut-être le châtiment comme une réponse proportionnée et conforme, voire nécessaire, à la violation des normes internes du groupe.
L'évanescence de l'histoire présentée par Debussy et Maeterlinck veut ainsi être remplacée par une manière très directe, presque journalistique, tout à fait dans le goût de notre présent, qui veut tout voir en détail, raconter les événements, démystifier l'histoire et réduire ainsi à l'os, ou si l'on veut à sa structure essentielle, une histoire qui pourrait appartenir à la chronique des faits divers.
C'est finalement dans le cadre de ce zèle journalistique que l'on peut comprendre qu'après qu'Amnon-Pelléas ait été apparemment tué par Absalon-Golaud à la fin de l'acte IV, Pelléas lui-même apparaisse à l'acte V dans la chambre où gît Mélisande, portant la pauvre petite dans ses bras, comme une suggestion éloquente que son véritable père c’est lui et non son mari.

Mais Mijnssen ajoute paradoxalement à ce traitement démystificateur ou naturaliste une dimension d'abstraction, de distance ou de surréalisme onirique, qui confère au récit une dose bienvenue d'ambiguïté. Ou, si l'on veut, de réalisme magique, avec toutes les distances qui peuvent apparemment séparer la circonspecte Geneviève et la matriarcale Ursula de Macondo (dans Cent ans de solitude, de Gabriel Garcia Márquez). Contrairement à Katie Mitchell dans sa mise en scène d'Aix-en-Provence, Mijnssen ne suit pas la voie de l'hyperréalisme, elle ne cherche pas à reproduire fidèlement les pièces qu'habitent ses personnages, ni à nous faire voir qu'une piscine est une piscine et qu'une table est une table. Au Prinzregententheater, le fond de scène reste (jusqu'au dernier acte) rigoureusement noir, générant ainsi un espace qui n'est autre que celui de l'esprit, des souvenirs et des rêves ; celui des possibilités infinies d'une histoire qui, en réalité, pourrait se dérouler à tout moment et en tout lieu, dans le Paris de Maeterlinck et Debussy, dans l'Allemonde du livret, dans le château du magicien Klingsor, ou dans les foyers que les spectateurs eux-mêmes traverseront lorsqu'ils rentreront dans leurs maisons, temporaires ou permanentes, à la fin de la représentation. Dans le paradis ou l'enfer de la mémoire qui, selon Jean-Paul, est le seul dont on ne peut être expulsé.
La présence figurative ou physique de l'eau, discrète mais visible, s'inscrit dans cette dimension : avant le lever du rideau, avec une tempête qui pourrait être celle des esprits eux-mêmes, des émotions qui pour être contenues n'en sont pas moins réelles ; puis, dans les scènes successives, comme l'un des éléments qui agit de manière décisive et récurrente dans le déroulement de l'intrigue, puisque c'est dans l'eau que Mélisande jette l'anneau de Golaud, non par erreur mais par volonté joyeuse, et c'est dans l'eau qu'il mettra (apparemment) fin à la vie du frère.

C'est dans cette tonalité onirique, ou du moins dans un territoire à mi-chemin entre le réel et le rêvé, que se déroule la scène (l'affrontement) entre Yniold et Golaud à la fin du troisième acte, où l'on assiste à l'effondrement rapide d'une inutile partie d'échecs, de l'évocation de l'arc et des flèches, bref de toute la panoplie de la pièce, bref, de toute la panoplie des jeux qui marquent un état d'innocence impossible à retrouver pour Cain-Golaud, dont l'esprit est irrémédiablement occupé, dans la trajectoire d'un cercle infernal, par les jeux d'adultes réels ou imaginaires auxquels sa femme pourrait, sans lui, être en train de jouer. C'est la personnalité même de Golaud, sa stabilité, qui s'effondre alors sans remède, comme si nous nous trouvions précisément, pour reprendre la terminologie vocale, dans la zone de passage entre la maussaderie suspecte de la première partie du drame et la violence incontrôlée de la seconde ; culminant dans l'image tendue, puissante, caravagesque du père et du fils en clair-obscur, Yniold soulevé sur la chaise et sur la table, tenue par l'aveugle Golaud, tous deux dirigent leurs regards aussi avides qu'inutiles (image de la triste impuissance humaine dont Arkel parlera plus tard dans sa phrase mémorable, Si j'étais Dieu, j'aurais pitié du cœur des hommes) vers le projecteur, peut-être divin, parce que paradoxalement il nous empêche de voir ; l'un des moments les plus concis et les plus réussis de la mise en scène, l'un de ceux qui restent le plus durablement dans la mémoire du spectateur.
Et c'est aussi dans cette tonalité onirique que Minjssen résout avec succès le difficile cinquième acte. Contrairement aux actes précédents, le fond de la scène est délimité par un mur, sur lequel sont projetés les mots, tirés du discours final d'Arkel, C'était un pauvre petit être mystérieux comme tout le monde. Et l'eau, jusqu'alors confinée dans un conduit civilisé à travers le proscenium, contenue comme les émotions qui doivent respecter les formes de la civilisation, a maintenant envahi tout le sol où les personnages marchent de façon précaire. D'où la sensation d'une action figée ou suspendue, d'événements qui se situent peut-être dans un passé imaginaire, ou qui se déroulent peut-être au-delà de toute notion commune de temps et d'espace, de manière cyclique, comme si le couloir par lequel Arkel conduit la petite-fille-nouveau-née menait à la salle de bal du premier acte, où l'histoire doit recommencer. Une notion, très debussyste et en même temps très proche de celle qui caractérise le troisième acte de Parsifal, de temps après temps et d'action après action, s'impose. Nous avons vu, au premier plan, presque grossis au microscope, les événements les plus intimes de la vie de personnages qui restent pourtant aussi énigmatiques, aussi inaccessibles et finalement aussi libres qu'au début de la soirée, et dans un certain sens, que le spectateur lui-même l'est pour lui-même.
La direction musicale
La direction musicale de cette nouvelle production avait été confiée à l'origine à Mirga Gražinytė-Tyla, mais l'emploi du temps chargé de cette cheffe d'orchestre, qui créera dans quelques semaines une nouvelle production de L'Idiot de Weinberg à Salzbourg, a peut-être conduit à l'annonce, il y a quelques mois, de son remplacement par le Finlandais Hannu Lintu, qui, comme les autres responsables artistiques du projet, a été manifestement bien accueilli par le public en ce jour de première. Nous ne pouvons pas savoir quelle aurait été la performance de Gražinytė-Tyla, mais nous savons que sa présence n'a pas manqué ; parce que Lintu, en toute modestie, sans prétendre signer le Pelléas du siècle ni même s'élever aux sommets de raffinement de son prédécesseur Carydis, fait un travail très sérieux, utilisant à bon escient les qualités des extraordinaires musiciens mis à sa disposition, Il sait dialoguer avec les approches et les suggestions de la mise en scène, et rester attentif aux événements qui se déroulent sur scène, malgré, s'il faut le dire, un certain excès dans le dosage de la dynamique des instruments, surtout dans la première partie de l'exécution. Lintu, qui se produisait pour la première fois à la Bayerische Staatsoper, s'en tient à proposer un Pelléas dans la tradition du Kapellmeister : peu imaginatif et peu enclin à prendre des risques, mais méticuleux dans la restitution du contenu très riche de la partition, varié et clair dans l'exposition des timbres instrumentaux, engagé dans la restitution d'une palette sonore d'une sensualité parfois enivrante, et soutenu par une pulsation dramatique alerte, sans céder au péché tentant de l'autosatisfaction, avec un succès général dans la restitution du contenu théâtral et musical de chaque scène ; jusqu'à atteindre un dernier acte extatique, presque parsifalien, dans lequel il parvient à recréer cette difficile sensation de temps suspendu, d'irréversibilité et en même temps d'ambiguïté, de tragédie et en même temps de transfiguration. Il serait injuste et vain de comparer cette interprétation avec les grands du passé lointain ou récent, mais il faut reconnaître qu'il s'agit au moins d'une interprétation très cohérente, qui permet d'apprécier pleinement la partition et qui offre aux solistes un cadre propice à l'épanouissement de leurs talents.
Les voix
Dans une interview, l'intendant Serge Dorny avoue que le projet Pelléas est né du désir exprimé par Christian Gerhaher d'interpréter le rôle de Golaud. Et de ce point de vue, l'entreprise ne peut qu'être considérée comme un franc succès. Gerhaher, dont la voix a acquis ces dernières années des contours plus dramatiques, devient ainsi, comme Stéphane Degout et Simon Keenlyside avant lui, l'un des barytons à être passé du plus jeune au plus mûr des deux frères. Golaud est certainement le véritable protagoniste secret d'un opéra qui n'en a pas, de la même manière qu'Amneris est le protagoniste d'Aïda ou que Marguerite est le protagoniste de Faust : Golaud est le personnage qui est le plus intimement affecté par les événements qui se déroulent tout au long de l'opéra, celui qui est transformé de la manière la plus décisive et celui dont le compositeur explore l'intériorité de la manière la plus incisive. Golaud, dans le portrait qu'en fait Gerhaher, est ce que l'on pourrait appeler en termes familiers un individu inadapté, défini par une solitude structurelle, en ce sens qu'il lui est impossible d'établir une communication fructueuse avec les autres autour de lui, et donc de résoudre le conflit entre ses propres désirs et aspirations, et ce que les autres attendent de lui. Cette friction conduira, au fur et à mesure que l'action progresse et que les événements se tendent, à des accès de colère, d'abord verbale puis physique, qui sont la manifestation de son impuissance, de son incapacité à trouver sa place. Golaud, qui veut se voir comme le juste Absalom (qui, selon le deuxième livre de Samuel, tua son frère Amnon après qu'il eut déshonoré la vierge Tamar), est en réalité un aveugle affectif, un aveugle condamné à tourner autour de sa source ; et plus encore que Mélisande ou le passif, labile et quelque peu banal Pelléas (ce ne sono tanti per il mondo, de ce genre de héros, fugaces comme le printemps), il pourrait prononcer les mots je ne suis pas heureux ici, ou plus précisément, disons avec Rimbaud, je ne suis pas venu ici pour être heureux. Gerhaher, qui a fameusement construit sa carrière en donnant un rôle central au Lied, et qui cite Schumann comme son compositeur préféré, apporte à son Golaud quelque chose de la bipolarité, de l'instabilité et de la turbulence des Eusebius et Florestan schumanniens, quelque chose de leur introversion et aussi de leur potentiel explosif : ce ne sont pas, le silence tonitruant des anciens de la famille le dénonce avec la plus grande clarté, les premiers accès de colère du compliqué Golaud, que l'on voit se produire autour du potager familial lorsqu'il apprend que Mélisande a perdu sa bague. Et ce personnage à la limite de la schizophrénie, cette insécurité pathologique et cette fragilité du jaloux qui doit tuer simplement parce que c'est l'usage, la voix de Gerhaher et surtout son énorme intelligence de chanteur et d'artiste le mettent en valeur par une maîtrise consommée de toute la gamme dynamique, sans jamais diminuer la clarté diaphane de l'articulation du texte, dosant avec la virtuosité d'un miniaturiste la couleur de l'instrument à chaque mot, presque à chaque syllabe, de telle sorte que les états d'âme du personnage sont mis en lumière avec une expressivité, une communicabilité et une complexité rarement expérimentées. Dans la voix de Gerhaher, Golaud n'est pas un psychopathe violent, il n'est pas un être humain détruit, il n'est pas un fils, un mari et un frère aussi généreux et exemplaire qu'incompris, il n'est pas une épave émotionnelle : Il est tout cela et en même temps une énigme, parce qu'il est un archétype comme Caïn et Absalom, et parce que la même violence souterraine qui le domine contient la certitude de la réitération du cycle de l'attraction et de la mort, qui définit sa solitude comme celle du cyclope qui scrute impuissant les amours d'Acis et de Galatée, ou comme celle d'un Sisyphe aveuglé perdu dans le château d'Allemonde.

Autour de Gerhaher, le reste de la distribution est à la hauteur de l'extraordinaire prestation qui s'est imposée (à juste titre) comme une évidence pour cette production.
Avant tout, Sabine Devieilhe est une nouvelle référence parmi les interprètes du rôle insaisissable de Mélisande, qui, dans un passé récent, a été marqué, peut-être avant tous ses collègues, par Patricia Petibon, au Teatro Olimpico de Vicenza en octobre dernier. La Mélisande de Devieilhe est un personnage plus humain, plus jeune et plus fragile que la création à la limite de la névrose de Petibon ; un personnage plus direct, moins aliéné et plus affirmé, avec des besoins émotionnels évidents et la capacité de les exprimer, un personnage qui, dans d'autres circonstances et dans une autre vie, aurait pu être heureux aux côtés d'un Pelléas. La voix a une force de séduction irrésistible, pure et lumineuse dans l'aigu, bien nuancée sans exagération dans le médium et le grave, et l'interprète, qui a aussi travaillé chaque recoin de son texte, sait rendre l'innocence, la sensualité et l'ambiguïté d'un personnage qui, comme il se doit, finit par être aussi simple qu'inaccessible.
La prestation du ténor Ben Bliss n'est peut-être pas à la hauteur de l'excellence de ses collègues. Si le contraste entre la luminosité de son timbre mozartien et la noirceur de celui de Golaud est réussi et sert de premier élément de définition des différences entre les deux personnages, et si l'on ne peut reprocher à l'interprète sa performance d'acteur, rendant bien le caractère sensuel, faible, presque enfantin d'un personnage qui semble condamné à être une page blanche, soumise au vent changeant des impulsions qu'il reçoit des autres, alors, néanmoins, l'instrument souffre d'un manque de qualité : il y a dans son émission un certain manque de relief et de variété, qui le rend plus vulnérable que ses collègues à être submergé par le flux des instruments, et, du point de vue de l'auditeur, nuit à la facilité de compréhension du texte.
La basse Franz-Josef Selig offre une fois de plus un portrait vraiment monumental d'Arkel. La noblesse du timbre, l'ampleur du souffle, la clarté de l'articulation, la variété des accents, font de cet Arkel un proche parent du roi Marke dont Selig est lui-même un interprète accompli, comme si nous avions affaire à un roi Marke vieillissant condamné à voir se répéter les mêmes erreurs, les mêmes tragédies, le même cycle que la pauvre petite devra revivre et qu'Arkel, même en sachant ce qui va se passer, est incapable d'arrêter.
Sophie Koch apporte au bref rôle de Geneviève sa grande classe, sachant utiliser la perte de velours que le temps inflige à son instrument pour rendre compte de la décadence d'un personnage dont on devine qu'il a parcouru une partie du même chemin sacrificiel que la jeune Mélisande, la pauvre petite et tous les agneaux qu'Yniold voit passer sans encore les comprendre, un personnage qui à un moment donné a su sortir de ce troupeau ; et qui se définit donc surtout par ses silences, avec une forte présence sur scène, avec la dose de froideur et de distance, presque de cruauté, que la voix de Koch sait lui donner.

Enfin, Felix Hofbauer, soliste de l'excellent Tölzer Knabenchor, incarne un Yniold au timbre cristallin, et déjà doté d'une personnalité importante qui lui permet de donner la réplique adéquate à ses collègues de la distribution. En particulier dans la scène finale décisive du troisième acte, il sait représenter l'antithèse de l'âme torturée de Golaud, impulsif, authentique, pas (encore) accablé par l'amour défendu et la pierre plus lourde que tout.
Quant aux rôles de complément, Martin Snell, l'un des habitués des distributions du Bayerische Staatsoper (on l'a vu cette année dans Die Passagierin, dans Nos ou plus récemment en Sagrestano plus qu'expressif dans Tosca), résout l'intervention quasi oraculaire du Docteur au dernier acte avec assurance, autorité et netteté. Paweł Horodyski complète, dans le rôle succinct du berger, une distribution de la plus haute qualité.
Comme nous l'avons déjà écrit, à l'issue de la représentation, le succès du public est grand et incontestable, peut-être même plus grand que celui que la production a recueilli auprès d'une critique à moitié séduite à ce que nous avons pu voir. Même s'il est presque impossible de se risquer à un pronostic, dans nos habitudes de consommation avidement romanesques et éphémères, sur la durée de cette production, on peut au moins dire qu'elle aura rempli son office de château d'Allemonde habité par un Golaud qui passe dans le territoire du mythe.