
Proposée à Anvers en 2012, la production du Duc d’Albe, était alors la création mondiale de la version française originale (l’ouvrage est une commande de l’opéra de Paris, abandonnée pour des raisons non encore élucidées), puisque la création de la version italienne remonte à 1882. C’est donc à Gand la reprise de cette même production avec une équipe complètement renouvelée. Grand Opéra à la française, le Duc d’Albe demande de la mise en scène, des images fortes, des interventions importantes du chœur et des voix particulièrement aguerries pour ce type de vocalité. L’histoire est un peu ce que Le Don Carlos de Verdi évoque, ces Flandres étouffées par la botte espagnole, celle du Duc D’Albe qui au contact d’un de ses ennemis qu’il reconnaît pour son fils, finit par s’humaniser, victime à son tour (son fils est tué) de la violence qu’il a déchaînée en Flandres.
La mise en scène du vénézuélien Carlos Wagner table plus sur les effets visuels que sur un travail très attentif au niveau des personnages, plutôt archétypaux : son Duc d’Albe, tout de blanc vêtu en première partie, de noir en seconde partie et couvert de tatouages et de piercing, semble être un skinhead de luxe, avec la réputation politique sulfureuse qui s’ensuit. Il est entouré de soldats en treillis, perchés sur des passerelles, dominant le peuple qu’ils oppressent avec de gigantesques silhouettes de soldats casqués qui écrasent la scène. Le décor de Alfons Flores (qui travaille si souvent avec la Fura dels Baus) utilise aussi la vidéo, comme cette vierge colorée qui explose dès le début, – la question de la Flandre est aussi religieuse- ou les défilés d’avion qui vont bombarder le pays. Tout cela est assez bien fait, dans une couleur sombre, et des éclairages crus, qui communiquent une idée de violence et d’oppression. Au-delà, pas de grandes idées.
C’est paradoxal, mais la mise en scène prend corps dans les parties non donizettiennes, c’est dans les parties réécrites par Battistelli, le finale et l’air du duc d’Albe que le travail de Carlos Wagner est le plus convaincant, sans doute le monologue du duc, qui bascule dans la souffrance, convient parfaitement à une orchestration plus grèle, moins symphonique, suivie par un duo Henri/Duc d’Albe bien réglé et particulièrement émouvant ainsi que la belle image finale de ce chœur aux têtes coupées, conçue par Battistelli comme une sorte de pièce de Requiem, elle aussi a peu de Donizetti, mais cadre bien avec la vision sombre de l’ambiance de l’opéra.

Musicalement, la direction du jeune ukrainien Andriy Yurkevych, très lyrique, jamais excessive, plutôt souple, permet aux chanteurs de ne jamais être couverts. Attentif aux voix et travaillant à l’homogénéisation de l’ensemble (Battistelli ressemble un peu à du Britten), et il veille à ne pas faire ressortir un côté « Grand Opéra » trop envahissant, pour s’attacher aux parties plus lyriques et intérieures. Et c’est plutôt réussi : il est aidé par un orchestre particulièrement impliqué, sans scories qui confirme la qualité d’une phalange très sollicitée dans des répertoires très différents.
Le chœur de l’Opéra des Flandres, particulièrement important (comme toujours dans le Grand Opéra) sous la direction de Jan Schweiger, montre lui aussi de belles qualités sonores, mais aussi de diction.
La distribution est dans l’ensemble de qualité, comme souvent à l’Opéra des Flandres : Kartal Karagedik est un Duc d’Albe presque trop élégant, avec un joli timbre et des moyens conséquents. Son chant ne réussit pas toujours à rendre la brutalité du personnage et il est bien plus à son aise dans la deuxième partie, quand derrière la brute se dessine le père, puis l’homme. Très respectable cependant.
J’ai été moins convaincu par Ania Jeruc vrai soprano lirico spinto, au timbre un peu métallique. La voix est grande, mais les aigus un peu criés et surtout il manque cette souplesse et cette rondeur inhérente au bel canto et au Grand Opéra de la période. Ainsi se pose moins la question de la présence vocale que celle d’une interprétation un peu en deçà de ce qui doit être demandé. Elle chante ce rôle comme une Abigaille ou une Odabella, là où il faudrait plus de lyrisme quelquefois.
Enea Scala est Henri, on reste stupéfait par sa diction et sa prononciation du français : c’est le seul qui soit parfaitement compréhensible, tout en ayant à la fois l’héroïsme nécessaire et le lyrisme voulu. Son air de l’acte IV « Sans être vu j’ai pénétré dans ce pieux réduit, asile solitaire » est vraiment réussi et émouvant. Il y a là du style, de l’élégance qui manque à sa collègue et qui se sent dans les duos. Certes, les suraigus exigés par le rôle comme souvent chez les ténors de Grand Opéra, sont redoutables, mais il s’en sort sans gros dommages. Enea Scala est un ténor qui là où il chante, obtient des triomphes (et c’est encore le cas ici). Il serait temps que les très grandes salles y pensent.

Le reste de la distribution n’appelle pas de reproche, en particulier le Daniel du finnois Markus Suihkonen, une basse très digne d’intérêt et les autres petits rôles confiés aux artistes en résidence (Denzil Delaere par exemple).
Une semaine dédiée à Donizetti qui a bien commencé, avec un spectacle de belle tenue qui a permis de découvrir une œuvre qui est loin d’être méprisable.